Gwenaël Tison,
Paris Sorbonne Nouvelle
Résumé
En l’espace de vingt ans, la présence de l’informatique s’est imposée dans les arts visuels et les médias au point de littéralement bouleverser le paradigme de l’image et le rapport que celle-ci entretenait jusqu’alors avec l’individu. Si nous prenons comme objet d’étude l’image cinématographique, technique et technologie œuvrent dorénavant de concert allant jusqu’à enrichir la grammaire cinématographique de nouvelles formes filmiques encore inédites. On pense tout particulièrement au morphing qui devient l’incarnation même de l’évolution figurative et de la continuité. Outre son action spécifique sur l’image, il s’attaque directement à l’intégrité des corps et décors qui y sont représentés. Cette nouvelle forme transitionnelle remet en perspective les stabilités jusqu’alors inébranlables de la représentation, ouvrant l’image à l’horizon de la simulation. Il nous semble essentiel de comprendre l’utilisation du morphing et ses incidences sur le spectateur. Nous allons dégager deux principaux emplois, lorsque le morphing est visible et invisible. Dans le premier cas, il serait important de comprendre comment en opérant une transformation à vue, il réactualise le mythe de la métamorphose et questionne la finitude humaine. Dans le second cas, nous proposerons quelques pistes de réflexion sur la manière dont il se fond dans l’épaisseur de l’image pour mettre à jour ses conséquences sur l’altérité et les stabilités de l’image. Enfin, nous nous interrogerons sur l’hybridation généralisée de l’image et son impact sur le statut du signe.
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Le morphage, plus communément appelé morphing, propose un nouveau contrat dans le paradigme de l’image qui compose le cinéma, offrant ainsi des alternatives jusqu’alors inédites. Gommant les distinctions entre le réel et l’artificiel, le morphing engage à repenser l’expression même du changement figuratif. Plus qu’un simple outil de transition, il poursuit l’économie du raccord « invisible ». En s’imposant comme une nouvelle figure de style, il réduit les frontières entre des éléments figuratifs distincts issus de deux prises de vue pour les relier dans la durée. Les formes jadis séparées peuvent maintenant se fondre les unes dans les autres grâce au morphing pour ainsi composer des formes intermédiaires. Avec cette nouvelle forme transitionnelle, c’est l’utilisation de l’informatique qui bouleverse le monde des images. Les limites physiques de l’imagerie cinématographique se trouvent prolongées grâce à l’automatisation des processus d’analyse et de synthèse d’image. Toutefois, cette manipulation souveraine ne contribue-t-elle pas à une chute symbolique de toute forme d’identité et d’altérité ?
Le morphing comme reflet de l’évolution
figurative dans le cinéma postmoderne
Cette nouvelle technique, qui voit le jour au cinéma pour la première fois dans le film Willow de Ron Howard (1988), joue sur une fausse continuité figurative. Elle prend appui sur un phénomène croissant au cinéma durant les dernières décennies : l’étiolement de la part de hors-champ et de suggestion au profit d’une exacerbation du tout voir. Cela traduit une faille symbolique de plus en plus grande entre visible et invisible, entre champ et hors-champ. L’imaginaire du spectateur est bien moins sollicité qu’auparavant, le régime imageant privilégie un visible exacerbé qui s’épanouit pleinement dans le cinéma de genre. Celui-ci convoque des séquences bien plus spectaculaires en comparaison des techniques d’effets spéciaux traditionnelles. Tel un présage funeste, certains critiques et théoriciens comme Charles Tesson annonçaient avant l’heure ce qui allait advenir du cinéma postmoderne aux prises avec les nouvelles technologies : « De la femme léopard, rien ne vous sera épargné. Plus question de perdre le fil, la peau, le pelage. On troque l’ellipse, le fondu enchaîné, le fondu au noir pour la durée, le ruban continu. (…) Quelle fiction pour le nouveau cinéma fantastique via les apports technologiques ? » (janvier 1982, 22). Dès 1982, Charles Tesson avait bien cerné l’obsolescence de l’utilisation des transitions dites classiques comme l’ellipse ou le fondu enchaîné, au profit d’une logique figurative qui prône la liaison dans la durée et le tout visible. Devenant de plus en plus aboutis dans le domaine de l’illusion figurative, les effets spéciaux gagnent ainsi en crédibilité et en puissance picturale jusqu’à l’intégration des images de synthèse au cinéma afin d’incarner un personnage à part entière, à l’instar de l’emblématique Terminator 2 (1991). Il ne faut pas non plus tomber dans les appréhensions qui conduisent à une réduction du septième art à sa pure technicité. Au contraire, le perfectionnement technologique est avant tout au service du créateur qui l’utilise comme un moyen d’expression supplémentaire. Cela permet d’illustrer avec plus de justesse ses intentions et contribue ainsi à enrichir la grammaire cinématographique. Il s’agit d’une évolution naturelle pour cette industrie culturelle où la technologie numérique prend peu à peu la place de la technique analogique, se généralisant à l’ensemble des médias.
Ce bouleversement est idéalement symbolisé par le morphing. Ce dernier s’inscrit dans le prolongement des formes filmiques préexistantes (fondus enchaînés, cut, etc.) en tant que figure de la continuité, tout en modifiant profondément le rapport à l’image que tout spectateur entretient avec elle. Indissociable de la métamorphose, le morphing déploie une puissance symbolique et picturale inédite dans la sphère des images, bouleversant son pouvoir d’identification.
Métamorphose et morphing :
Réactualisation d’un mythe archétypal
Toute métamorphose cinématographique était, avant l’intervention de l’informatique, représentée de manière discontinue. Elle consistait en un montage rapide et ordonné de fondus enchaînés sur des plans dévoilant les principales évolutions. Il était impossible de visualiser les modifications corporelles dans leurs continuités.
Les métamorphoses sont le propre de toute vie sur terre : tout être vivant subit au cours de sa vie une évolution morphologique. La présence de celle-ci n’est donc pas quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’art. En littérature, elle acquière ses lettres de noblesse avec de célèbres plumes dont notamment Ovide, Apulée, Nerval ou encore Kafka. Avec pertinence, ils ont proposé une approche réflexive des mécanismes qui régissent la transformation des corps. D’une pure modification des apparences physiques et morphologiques (par un pouvoir divin ou non), ils ont mis en exergue les bouleversements plus profonds et symboliques des comportements humains.
Parmi les films des premiers temps de l’histoire cinématographique, un grand nombre furent consacrés à l’observation des métamorphoses présentes à l’état naturel. Ainsi, les célèbres films scientifiques appartenant aux fonds du Musée Départemental d’Albert Kahn sont consacrés aux végétaux où l’on observe par exemple la transformation des bourgeons en fleurs. Ils proposent une vision proprement fantastique et merveilleuse qui est pourtant bien réelle, le seul « truquage » étant d’avoir utilisé un défilement de pellicule très lent lors de la prise de vue, permettant de filmer de manière condensée dans le temps la métamorphose une fois le film projeté à la vitesse normale.
Dans les films d’exploitation, le fondu enchaîné fut l’une des premières astuces visuelles pour matérialiser la métamorphose fictive d’un acteur, aidé en cela par l’application de maquillage entre les différentes prises. Ce procédé, dont Méliès est le précurseur, fut tellement efficace qu’il servît de référence et sera réemployé à de multiples reprises comme dans L’oiseau noir de Tod Browning (1926), La ruée ver l’or de Charlie Chaplin (1925) ou encore La belle et la Bête de Jean Cocteau (1945).
La métamorphose est obtenue généralement en effectuant un ou plusieurs fondus enchaînés. Les acteurs ou les objets qui se transforment à l’écran doivent rester immobiles d’un plan à un autre pour que le trucage fonctionne. Cette relative lourdeur figurative entraîne une évolution de la métamorphose discontinue et parcellaire qui doit se réaliser dans un temps très bref afin que le subterfuge soit le plus discret possible. Cependant, on se heurte rapidement à la limite d’un tel procédé, dont la technique reste assez rudimentaire, obligeant une grande fixité du plan.
Certains réalisateurs, comme John Landis, ont cherché à détourner les procédés habituels en utilisant des trucages plus complexes. La transformation spectaculaire dans Le Loup-garou de Londres (1981), reste dans les annales comme l’une des plus réussies. En jouant habilement d’un découpage minutieux, le réalisateur alterne des prises de vue sur l’acteur recouvert de maquillages et de prothèses avec de très gros plans sur différentes parties d’un animatronique (automate mécanique articulé). Il peut réaliser des transformations locales comme la pousse factice des ongles, des poils, et même modifier la morphologie d’une partie du corps supposé de l’acteur. À l’aide du montage, ces multiples plans permettent de construire et de donner du rythme à la mutation. Cependant, toutes ces astuces ne peuvent empêcher une métamorphose discontinue et morcelée. La coupe, le changement de plan, le plan de diversion, affaiblissent tous considérablement la dimension spectaculaire de la transformation.
Grâce à l’intervention du morphing, la métamorphose revêt une nouvelle dimension picturale. Au lieu de découper la transformation en plusieurs plans distincts ou de faire des ellipses entre chaque changement morphologique significatif, le morphing s’impose comme une figure transitionnelle idéale de la continuité. Elle permet de faire le lien entre deux formes différentes issues de deux plans distincts. Ainsi, elle contribue à renforcer l’illusion de la métamorphose qui se déroule à l’écran. En créant les images intermédiaires, le morphing comble les trous figuratifs, les images manquantes qui sont piégées dans le changement de plan et la parcellarisation de la métamorphose. Cette transition d’un nouveau genre déploie toute sa puissance figurative en cherchant à conquérir la continuité introduite entre deux formes. Le degré de réalisme est tel que le spectateur ne distingue plus l’artifice de la réalité.
Régénération du mythe de la métamorphose
et figure absolue de la continuité
Dévoilant ses intimes modifications grâce au morphing, la métamorphose perd assurément en valeur symbolique, car elle ne fait pas spécifiquement appel à l’imaginaire du spectateur. Néanmoins, elle gagne en crédibilité, en réalisme et en puissance picturale, le morphing arrivant à cristalliser à l’écran cette part d’imaginaire spectatoriel qui opérait le raccord entre les différents plans. En repoussant les limites de la représentation humaine, il les interroge. Le morphing offre aux métamorphoses classiques une représentation possible de ce que la traditionnelle ellipse et le changement de plan dissimulaient. Cette nouvelle forme transitionnelle contribue à régénérer le mythe de la métamorphose en décuplant sans commune mesure les possibilités imageantes des évolutions formelles dans la durée. Le morphing s’impose comme le prisme figuratif qui permet de cristalliser à l’écran toutes les métamorphoses dont la seule limite est l’imaginaire des réalisateurs. De plus, il participe pleinement à la grammaire visuelle du langage cinématographique. Il peut symboliser une action spécifique comme le vieillissement d’un personnage ou la transformation d’un individu en un autre. Comme Charles Tesson le rappelle si justement dans son article intitulé « La transformation à vue », tout réside dans « l’intérêt et l’enjeu de tels effets spéciaux à reculer les limites de la figuration de l’humain en lui gardant sa consistance de la réalité, tout en ancrant la sensation produite par la figuration dans la sphère du vécu qui rend ce qui est figuré comme possible et non comme déconnecté de l’expérience humaine » (1982, 347). Le morphing répond à la simulation possible d’une certaine part de la réalité qui a beau être totalement surréaliste et artificielle, elle doit pourtant se réaliser de la manière la plus crédible et réaliste possible. Dans ce dessein, cette nouvelle figure transitionnelle doit avoir parfaitement assimilé les lois physiques et chimiques des êtres et objets qu’elle métamorphose.
Figuration de l’écoulement du temps
Dans le domaine de la métamorphose, l’un des emplois les plus emblématiques du morphing reste la condensation spatiotemporelle. On peut observer avec effarement le vieillissement ou le rajeunissement d’un personnage en quelques secondes, comme ce fut le cas avec Titanic de James Cameron (1998). Dans ce film, la technique du morphing est utilisée à deux reprises comme élément de ponctuation extradiégétique. L’effet sert à faire la transition entre le récit qui se situe en 1912 et celui qui se déroule en 1998. Dans un même mouvement d’appareil et sans la moindre coupe apparente, les traits juvéniles du personnage de Rose (Kate Winslet), à bord du Titanic, se transforment et deviennent ceux de la même femme, 60 ans plus tard (Gloria Stuart). Le morphing crée une continuité figurative là où il n’y en a pas et permet d’incorporer deux espaces-temps qui restaient distincts. En somme, deux « formes » éloignées dans le temps peuvent se rencontrer et fusionner en évoluant de l’une vers l’autre et inversement. Le morphing permet de visualiser la métamorphose d’un corps qui vieillit ou qui rajeunit. L’ordinateur simule les étapes intermédiaires entre les deux visages créant une évolution figurative totalement fictive, car il transforme le visage de Kate Winslet en celui de Gloria Stuart. Pourtant, cette métamorphose est perçue de manière hyper-réaliste.
Professeur et critique, Réjane Hamus-Vallée nourrit de précieuses réflexions sur cette transition figurative unique en son genre. Elle décrit parfaitement le phénomène du vieillissement accéléré, utilisé comme ponctuation dans le récit de Titanic : « Les rides s’emparent du visage, le regard s’alourdit. Ce n’est plus une image qui se transforme, mais le corps, en sa chair même » (« Les effets spéciaux », 2004, 86-87). Le pouvoir du numérique exerce une emprise telle qu’il intègre parfaitement les processus biologiques du corps des protagonistes. Grâce à la puissance de l’informatique, le morphing pénètre littéralement l’image pour transformer son contenu en déformant non pas la surface de l’image, mais la peau du visage de l’individu. En somme, il ne s’attaque pas à l’image de Rose, mais à sa représentation. Il la décompose pour mieux la recomposer et arrive ainsi, à la vieillir ou la rajeunir de manière réaliste. En reculant les limites de la figuration, le morphing ne s’affranchit pas de la réalité. Au contraire, il réintroduit au cœur même de l’image les fondamentaux qui constituent la représentation au cinéma articulant espace, temps et mouvement. Avec le morphing, une opération symbolique inédite se réalise : la densité de l’espace est rendue signifiante grâce à l’évolution morphologique condensée dans le temps.
Le Morphing – révélateur du devenir
En figurant le temps et son emprise sur l’homme, le morphing met de l’avant une notion inhérente à l’individu et à sa condition humaine : sa finitude. Il met en lumière, grâce à l’image cinématographique, l’emprise du temps sur l’existence de l’homme et donc de son devenir. En matérialisant, en une poignée de secondes à l’écran, l’évolution que peut subir un corps sur des dizaines d’années, le morphing permet de briser la mobilité apparente de l’image et des êtres qu’elle représente. Rejane Hamus-Vallé écrit dans un article intitulé « Cinéma et dernières technologies » : « avant toute chose, l’image de synthèse intègre des caractères humains, en les interrogeant, en les exacerbant et le premier de tous, c’est le devenir permanent de l’homme » (2008, 219). C’est véritablement le dévoilement de la finitude humaine qui est mise en jeu, le morphing matérialisant à l’écran l’écoulement du temps et son emprise sur le corps humain. Il touche au caractère périssable de tout être vivant. Il agit comme un révélateur mortifère qui se traduit par le vieillissement accéléré des chairs et des corps des individus à l’écran, anéantissant la permanence de son image. La métamorphose témoigne donc de ce devenir comme seule manifestation visible.
En simulant le devenir, le morphing n’est pas à interpréter comme une troisième forme homogène qui s’intercalerait entre deux formes de natures différentes, mais, comme une forme intermédiaire, dont la nature n’est jamais stable ni figée. Imperceptible par l’homme et par l’objectif de la caméra, le travail du temps agit sur les chairs, jour après jour. Celles-ci subissent des infimes variations qui sont identifiables uniquement entre deux instants éloignés dans le temps.
Le devenir représente le lieu du passage qui est omniprésent sans que sa manifestation soit perceptible. Le morphing exhume cet espace transitionnel latent en réussissant à simuler l’évolution du devenir d’un corps à l’écran. On ne peut s’empêcher d’évoquer les propos échangés entre Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari lors de leur célèbre entrevue : « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. C’est une fausse alternative de dire : ou bien l’on imite, ou bien l’on est. Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même, le bloc de devenir, et non pas des termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient » (1972, 291). Dans le domaine de la fiction cinématographique, ce principe du bloc de devenir est idéalement illustré avec le morphing qui sert de transition plastique entre deux états d’être. Sa présence n’est perceptible qu’à travers l’évolution des formes qu’il simule, comme dans l’exemple de Titanic, le personnage de Rose passe du stade de la jeune femme à celui de dame âgée. En devenant visuellement identifiable, le morphing manifeste sa présence et met à jour le changement perpétuel qui sous-tend à l’existence de tout être vivant.
Le propre du vivant est intimement lié à une évolution morphologique qui se réalise de manière imperceptible chaque jour. Comme le rappelle Henri Bergson dans son ouvrage L’évolution créatrice : « La vérité est que l’on change sans cesse, et que l’état lui-même est déjà changement (…). Mais, il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu et de ne le remarquer que lorsqu’il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l’attention, une direction. À ce moment précis, on trouve que l’on a changé d’état » (1963, 496). À la fois raccourci et condensation de l’espace et du temps, le morphing peut réussir justement à signifier visuellement cette évolution imperceptible à l’échelle humaine. Il permet de révéler en image l’emprise du temps sur les chairs et les corps.
En s’imposant comme expérience visuelle du devenir, il représente une alternative confirmée par la célèbre maxime de Nietzsche : « devenir ce que l’on est ». Car, le métamorphosé ne se transforme en nul autre qu’en lui-même, il entre en résonance avec ce qu’il devient. Une nouvelle puissance se dégage ainsi du potentiel des transformations possibles où toute image devient en puissance une matrice figurative que l’outil informatique peut mettre à jour. Le morphing fracture la permanence des éléments de l’image pour les ouvrir à la puissance du devenir. Il agit comme si nous nous trouvions moins en présence d’une transformation que d’une révélation. Cette nouvelle figure transitionnelle, et plus généralement le numérique, déplace donc le sempiternel questionnement entre visible et invisible, absence et présence, à celui, plus pertinent, d’être et d’apparaître.
Le morphing défie les lois naturelles pour mieux les transfigurer en les interrogeant. Il met en scène cette action spécifique qu’est la mort en marche au cœur de toute représentation imageante. La question du corps est le véritable cœur du morphing et plus exactement de l’enveloppe charnelle de l’individu qui est à la fois unique et indivisible, mais qui évolue au cours de son existence en passant par différentes étapes. On retrouve une notion qui n’est pas nouvelle : l’image d’un corps qui est à la fois multiple et un. Le corps serait irréductible, une matrice unitaire, dont il n’y aurait que l’aspect qui changerait. Ces traces inscrites à même la chair sont les résultantes de l’interaction du corps avec le monde. Loin d’être superficielles, elles contribuent à la constitution du for intérieur de l’individu.
Le morphing révélateur du Moi-peau
Inévitablement, on se rapproche ainsi d’une notion du corps-enveloppe qui renvoie au concept du Moi-Peau formulé par Didier Anzieu. Le corps participe à l’élaboration sensitive et émotionnelle de l’individu en construisant son identité. C’est le Moi, la partie la plus consciente de la personnalité qui entre en contact avec la réalité extérieure par l’intermédiaire de la Peau. Cette dernière assure le rôle de médiatrice entre les instances conscientes et inconscientes, entre le monde extérieur et intérieur. Conséquemment, comme le souligne Didieu Anzieu :
Le Moi-peau apparaît tout d’abord comme un concept opératoire précisant l’étayage du Moi sur la peau et impliquant une homologie entre les fonctions du moi et celle de notre enveloppe corporelle (limiter, contenir, protéger). Considérer que le Moi, comme la peau, se structure en une interface permet ainsi d’enrichir les notions de « frontière », de « limite », de « contenant » (1985, 125).
Le Moi, originellement issu du Ça, est formé sur un principe d’identification et de gratification qui s’opère de manière successive. Dans le concept de Didieu Anzieu, la fonction de la peau entrerait en parfaite adéquation avec le Moi, s’inscrivant dans son prolongement. Le Moi-peau serait à comprendre comme une interface charnelle entre le monde extérieur et l’intériorité de l’être, son inconscient. Elle serait analogue à une zone protectrice des pulsions internes sur laquelle s’étayerait la conscience de l’individu pour devenir le Moi-pensant, tout en donnant des valeurs spatiales aux sensations. L’individu se sent « contenu » dans une enveloppe qui l’unifie, le limite et le définit. Comme le psychanalyste le souligne : « [L]e Moi-peau assure une fonction d’individuation du Soi, qui apporte à celui-ci le sentiment d’être un être unique » (1985, 126). En restant confiné dans les limites de son corps l’individu se différencie du monde et se construit en prenant conscience de son existence, celle du monde et d’autrui.
Considéré dans un registre réaliste, le morphing ne dissout jamais un corps avec son environnement proche ou lointain. Bien au contraire, il conserve la corporéité de l’individu, sa permanence picturale, tout en créant artificiellement l’évolution possible que son enveloppe charnelle peut subir au fil du temps. En somme, il rend signifiant le Moi-peau. Le morphing assurerait la manifestation visible du caractère fluctuant de la surface de la peau. On peut observer un très bel exemple avec l’installation Tu (1994) de Thierry Kuntzel réalisée pour une exposition destinée au musée départemental d’art contemporain de Rochechouart. Il utilise une série de neuf clichés d’un enfant aux différentes attitudes qu’il lie par morphing ; l’animation projetée en boucle dure une minute vingt-quatre secondes. Le film qui en résulte procure une impression bien étrange, car la technique utilisée crée un mouvement là où il n’y en a pas. Il invoque des formes intermédiaires purement virtuelles. En effet, la transformation d’une position du visage à l’autre s’effectue en identifiant des zones ou des points significatifs d’un premier visage, comme le contour des yeux, reliés à des points correspondants sur le visage suivant. Le morphing comble donc un « vide figuratif », en cherchant à inscrire à même la peau l’évolution de celle-ci, comme s’il cherchait à conquérir « l’inscription des traces sensorielles » (Anzieu 1985, 128) que remplit la fonction du Moi-peau. Celui-ci demeurait jusqu’alors figé dans les photogrammes argentiques existants en puissance de manière latente. Le morphing contribue à son actualisation. « Le Moi-peau est le parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste les brouillons raturés, grattés, surchargés, d’une écriture « originaire » préverbale faite de traces cutanées » (128).
Le Morphing invisible :
de la greffe identitaire à la chute de l’altérité
Répondant toujours à une logique de continuité figurative, l’autre principal emploi du morphing permet le prolongement de l’action d’un personnage ou d’un mouvement d’appareil en cherchant une fluidité sans interruption. Cela se traduit le plus souvent par le passage entre un plan rapproché et un plan général dans lequel le corps de l’acteur principal se voit subrepticement transformé par celui de sa doublure, le morphing introduisant une continuité là où il n’y en avait pas. À l’opposé de tout ce que l’on vient de voir précédemment, sa puissance transfigurative n’est plus fièrement affichée à l’écran. Au contraire, elle se veut la moins perceptible possible. La métamorphose a bien lieu, mais sans qu’elle soit reconnaissable, le morphing n’incarnant plus une action spécifique, il est pour ainsi dire dissous dans le tissu filmique.
Couramment, la mise en scène de séquences spectaculaires intègre un montage spécifique qui cherche à masquer le remplacement nécessaire de l’acteur principal par sa doublure lorsque l’action devient périlleuse. Pour que le changement puisse s’effectuer, et cela, sans que le spectateur s’en aperçoive, le montage alterne des gros plans du visage de l’acteur, avec des plans plus larges dans lesquels la doublure exécute la cascade. Au final, la magie du montage fait illusion. Cependant, ce principe trouve ses limites ne pouvant guère se renouveler. En effet, même le spectateur ordinaire est devenu aguerri à ce type de subterfuge, la technique finit par lasser, discréditant le pouvoir d’identification de l’image cinématographique et la dimension spectaculaire de l’action qui se déroule à l’écran.
L’utilisation du morphing va à nouveau servir de liaison figurative pouvant faire croire au spectateur que c’est l’acteur principal qui exécute une cascade périlleuse. Dans un même plan dont la coupe est invisible, le morphing est capable de transformer l’intégralité du corps de l’acteur principal ou simplement une partie comme son visage qui se voit « greffée » sur le corps de sa doublure. On se confronte alors à une artificialité accrue des images et des identités en présence à l’écran. On assiste à une véritable synthèse des morceaux de corps selon la méthode du docteur Frankenstein sans que l’artifice ne soit apparent. Nulles cicatrices ou de points de suture ! Comme le rappelle si justement Réjane Hamus-Vallée :
Le montage ne s’effectue plus entre les plans, mais entre les corps : un morphing habile collera la tête de l’acteur sur le corps du cascadeur, dans une opération chirurgicale indolore proche de celle qu’expérimentent les martiens de Mars Attacks ; ces plans se retrouvent dans la poursuite de Titanic, ou les mains de cuisinière experte soudées à Geena Davis dans Au revoir à jamais (1999, 28).
Un des exemples récents les plus emblématiques est lié au décès d’Oliver Reed pendant le tournage de Gladiator (2000). L’acteur fut victime d’un arrêt du cœur pendant une crise d’éthylisme à trois semaines de la fin du tournage. Sans l’existence du morphing, ce drame n’offrait que deux possibilités à la production du film : faire disparaître prématurément le personnage Antonius Proximo interprété par l’acteur, ou bien retourner l’ensemble des séquences dans lesquelles il était présent avec un autre acteur. Cependant, ce fut un tout autre choix : à l’instar de Brandon Lee dans The Crow de 1994, l’équipe du film a su utiliser à bon escient les avantages du morphing pour compléter les plans manquants, permettant virtuellement au défunt acteur de terminer le film. La puissance de la technologie numérique couplée à l’ingéniosité des infographistes a littéralement redonné vie à Oliver Reed, lui permettant de finir le tournage sans faire d’entorse au scénario initialement prévu.
Ainsi, les plans que l’acteur n’a pu tourner de son vivant ont été réalisés de manière posthume avec une doublure, sur laquelle les infographistes ont greffé le visage d’Oliver Reed. Dans ce dessein, ils ont utilisé des plans du vivant de l’acteur dont l’expression du visage et la parole pouvaient correspondre aux exigences des plans dans lesquels il devait jouer. Le morphing a permis de suturer la tête d’Oliver Reed au corps de la doublure sans que l’on remarque un instant le truquage. Pour peaufiner le rendu final, ils ont eu recourt à un réétalonnage et une modification de la balance colorimétrique. Ils ont été jusqu’à raser numériquement une légère barbe afin de ne pas faire de faux raccords dans la séquence.
Incarnation même de la puissance de l’imagerie numérique, le morphing touche à la fois à l’intégrité de l’image cinématographique et à celle des individus qu’elle représente. La sphère imageante est en pleine mutation, au point de voir vaciller son principal fondement : la représentation. L’essence même de l’image numérique est radicalement différente de sa consœur argentique. Le rapport au réel, à l’espace et au temps change. Elle n’est plus cette surface sensible à la lumière qu’il capture par processus physico-chimique. Les cristaux d’halogènes d’argents sont troqués au profit du chiffre. L’image rejoint l’univers du nombre et du programme. À la logique de la Représentation optique succède la logique de la Simulation numérique. Un nouveau système de figuration apparaît entraînant un bouleversement de la perception et de la conception des images. La sacro-sainte représentation vacille. Elle qui introduisait la notion d’« être là », elle qui rendait présent ce qui était absent, elle qui était de l’ordre de la récurrence plus que de la copie, la Représentation voit ses fondements bouleversés face au nouveau régime imageant que représente le numérique, ce qu’Edmond Couchot n’a eu de cesse de mettre en lumière tout au long de ses écrits théoriques. Les arts optiques ont toujours aligné sujet, objet et image selon un principe commun de morphogenèse par projection. Or, à partir du milieu des années 1970, avec l’avènement des technologies informatiques, la représentation semble atteindre ses limites, la simulation devenant à la fois son prolongement et son hors-champ. Elle abroge la manière de concevoir et de percevoir les images cinématographiques. L’aesthesis et l’episteme culturelles sont touchées de plein fouet, engendrant une certaine artificialité généralisée qui s’immisce insidieusement dans l’univers de l’imago. La simulation ne s’affranchit pas véritablement du réel, mais bouleverse plutôt le rapport entre l’image, le sujet et l’objet.
Si l’on se place au niveau de la réception de l’œuvre, la perception de ces nouvelles images reste toutefois inchangée. Même pour un œil expert, d’un point de vue sémiotique, il n’y a pas de différence entre ces deux types d’images lorsqu’elles sont au service de la fiction représentationnelle. C’est plutôt la place envahissante de l’image au quotidien dans le champ visuel de l’homme qui est poussée à son paroxysme : le monde n’est plus régi par l’écrit, mais par l’image. Cela entraîne irrémédiablement une médiation de la réalité hypertrophiée parasitée par une fictionnalité grandissante. Le paradigme de la représentation est exacerbé, ébranlant l’esprit critique de l’individu qui ne prend plus assez de recul pour remettre en question la véracité et l’authenticité des images qu’il perçoit.
Le morphing incarne la figure emblématique du passage de l’analogique au numérique, de la représentation à la simulation. Le corps et les décors présents à l’écran sont réduits en une pure image numérique. Ils sont manipulables à loisir, perdant toute substance, identité et corporéité. Leur inertie, leur lourdeur, leur physicalité s’en trouvent anéanties au profit d’une légèreté insufflée par la manipulation de l’outillage informatique. Le corps auquel le spectateur s’identifie, auquel son Moi s’identifie, n’est plus un corps réel, mais une simple image recomposée. La technologie informatique jette un doute encore plus grand sur ce qui paraît réel dans l’image. La simulation numérique tord la réalité au point de la recomposer de toutes pièces et d’en offrir une image hybride qui semble bien réelle en apparence, mais dont l’existence peut être totalement artificielle. La distinction entre l’artifice et le biologique n’est plus du tout évident dans l’œil du spectateur. Nous sommes devant une crise d’identification, qui joue sur les apparences, et dans laquelle l’identité de l’individu à l’écran est falsifiable à volonté. Or, sur le plan psychique, le spectateur continue à s’impliquer dans l’image, s’appuyant sur le régime de croyance lié à la lecture fictionnelle d’une œuvre perçue comme réelle. Le vacillement des frontières identitaires rejoint la conception psychanalytique du monde de la petite enfance où la distinction entre le corps du nourrisson et celui du monde environnant n’existe pas encore. On retrouve l’importance du « holding » (Winnicott, 1988, 109-125), à la différence que, de manière virtuelle, c’est du corps qu’un monde matriciel peut surgir et non pas l’inverse. Le paradigme des images appartient au corps dans ce cas précis sous forme d’une matrice dont l’identité peut fluctuer.
Vers une hybridation généralisée
de l’image à la destitution du signe
Théoricien et critique, Laurent Roth jette un regard sombre sur la technologie et plus généralement sur la science dans le domaine de l’art. Il souligne bien le problème du paradigme de l’image lié à la perte de l’identité et de l’altérité : « Le morphing est l’incarnation même du changement (…). L’image de synthèse est désormais au cinéma ce que Frankenstein peut être à l’homme : le fantasme légitime d’une crise identitaire, dont les prouesses techniques s’avèrent être le moteur et parfois la finalité » (1996, 26). Le morphing devient véritablement la métaphore de la conquête et de la maîtrise du corps par la technologie. Dès lors, le réalisateur peut s’enorgueillir de pouvoir maîtriser la totalité du contenu de l’image : corps et décors sont ainsi entremêlés, convertis en une matrice figurative dont il peut dorénavant manipuler à loisir. Le morphing, et plus généralement l’image numérique, entraînent à repenser l’unicité de l’individu dans la sphère des images, car celle-ci peut désormais revêtir n’importe quelle apparence sans que l’on s’en rende compte, comme si son identité et son altérité se dissolvaient à sa rencontre. Nous sommes en présence d’une véritable chute symbolique qui se traduit par une crise des stabilités du signe devenu falsifiable à volonté. Le caractère protéiforme et hybride des images actuelles engage à reconsidérer non pas leur statut dans le monde moderne, mais la manière dont l’homme les perçoit et les interprète.
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BIBLIOGRAPHIE
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Notice biographique
Gwenaël Tison est doctorant en études cinématographiques et audio-visuelles à la Sorbonne Nouvelle de Paris. Il s’intéresse aux figures de l’inapparent dans le cinéma post-moderne et plus particulièrement sur le bouleversement qui s’opère au cinéma aux prises avec la révolution numérique. Il est membre du CRIR (Centre de Recherche sur les Images et leurs Relations) ainsi que de l’ARCE (Atelier de Recherche sur le Cinéma Espagnol). Il a publié plusieurs articles dont notamment « L’espace imageant comme lieu de jalousement entre deuil et mélancolie » in Les Images en Affrontement (Ed. Champ Vallon, 2009), «Porosité du Conte entre merveilleux et fantastique dans Le Labyrynthe de Pan » in Le fantastique dans le cinéma espagnol contemporain (P.U.F. Paris, 2009), ou encore « Outer Space – l’image à fleur de peau » in Les Images Limites (Ed. Champ Vallon, 2008). Par ailleurs, il est journaliste et membre de la rédaction du quotidien professionnel en ligne Excessif et DVDrama pour lesquels il réalise des critiques de films, des tests de DVD, dossiers et interviews.
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Mots-clés
morphing, métamorphose, parcellarisation, illusion figurative, pictural, fonctionnalité, transitionnel.
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Abstract
During the last twenty years, the presence of computers has emerged in the visual arts and media to the point of literally overturn the paradigm of the image and the relation it previously maintained with the individual. If we take the cinematographic image as our object of study, techniques and technologies work now together up to enrich the cinematographic grammar of new filmic forms yet unprecedented. One thinks especially about morphing which becomes the epitome of the figurative evolution and of continuity. Besides its specific action on the image, it directly addresses the integrity of bodies and settings that are represented. This new transitional form reframes representation stabilities previously steadfast, opening the image on simulation. It seems essential to understand the use of morphing and its impact on the viewer. We will identify two main roles, when the morphing is visible and invisible. In the first case, it is important to understand how, in operating a visible transformation, it updates the myth of the metamorphosis and questions the human finitude. In the second case, we propose some thoughts on the way it melts in the thickness of the image to update its consequences on otherness and image stability. Finally, we will question the widespread hybridization of images and its impact on the sign status.