Tensions, prétentions et galvaudage; gains et écueils du roman graphique comme stratégie du cheval de Troie en Amérique du Nord

Gabriel Gaudette,PDF
Université du Québec À Montréal

Résumé (1)

Cet article porte sur l’introduction du terme « roman graphique » (graphic novel) dans le monde de la bande dessinée et de son emploi comme véhicule de légitimation de cette pratique artistique dans le contexte nord-américain. Apparu au tournant des années 1980 grâce à Will Eisner, il s’est propagé dans le vocabulaire des éditeurs, des universitaires et des critiques afin de désigner, de manière fallacieuse, une certaine pratique aux mérites artistiques supérieurs. Après avoir effectué un survol historique mettant en lumière les causes et conséquences de la « mauvaise presse » accolée au 9e art avant l’arrivée du roman graphique, l’auteur affirme que ce terme, malgré son emploi polémique parce que galvaudé, a une fonction terminologique fort commode quand il désigne un format de publication, mais qu’il devient périlleux lorsqu’utilisé comme une stratégie de cheval de Troie, ce qui a comme effet néfaste de le transformer en égide. La volonté de légitimation de la bande dessinée qui est à l’origine de l’apparition du terme « roman graphique » est une noble cause, mais qui risque de mettre à mal son ambition si elle en vient à créer un élitisme chez un lectorat récemment acquis et conquis par le roman graphique.

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Lorsque j’étais étudiant au baccalauréat en études littéraires, il y a quelques années, j’ai demandé à un chargé de cours s’il voulait bien accepter que j’analyse une bande dessinée pour mon travail de fin de session. Sa réponse, sardonique et livrée d’un ton dubitatif, fut la suivante : « Oui, si tu y tiens vraiment, mais dis-moi, tu comptes travailler sur Tintin ou Batman ? » À l’opposé, quand, quelques années plus tard, je disais aux membres de mon entourage et à mes collègues que mon mémoire de maîtrise porterait sur un roman graphique, les réponses, dans la grande majorité des cas, s’apparentaient à ceci : « C’est très intéressant! J’en ai lu quelques-uns. Alors, tu comptes travailler sur Maus, Persepolis, Ghost World, Fun Home, etc? »

Cette anecdote illustre les réactions aux antipodes que suscitent régulièrement les mentions de bande dessinée et de roman graphique, plus particulièrement en Amérique du Nord (2). Alors que le terme bande dessinée est parfois, encore et erronément associé à une production puérile ou encore à un genre bien précis mettant en vedette des personnages costumés et unidimensionnels, le terme roman graphique suscite la curiosité, l’intérêt et un certain respect. Certaines œuvres emblématiques, données à titre d’exemple dans le paragraphe précédent, contribuent à entretenir cette distinction non fondée. Car, en vérité, la bande dessinée est une forme artistique et le roman graphique n’est qu’un format de publication de celle-ci. En guise de comparaison, le cinéma est un art et un médium, et le long-métrage est un format cinématographique précisant la durée d’un film, non sa valeur intrinsèque. Or, comme nous le verrons, c’est bien justement parce que l’histoire de la bande dessinée est autrement moins glorieuse que celle du cinéma, bien que les deux formes d’art soient apparues en Amérique plus largement au début du XXe siècle (3), que le terme de roman graphique a été « inventé » et repris par plusieurs acteurs de l’institution culturelle de la bande dessinée afin de légitimer et de valoriser une pratique artistique dont la réputation avait été sévèrement ébranlée au préalable.

Cet article sera divisé en trois temps. Dans une première partie, je ferai un bref historique de la bande dessinée aux États-Unis afin de démontrer comment, depuis les comic strips dans les grands quotidiens américains jusqu’aux comic books et à la vague du comix underground des années 1960-1970, cette forme d’art a cultivé une mauvaise réputation ayant mené jusqu’à la nécessité de s’inventer une nouvelle appellation. Ce survol historique permettra de mesurer la nécessité et les impacts subséquents de l’introduction du terme roman graphique sur sa réception critique, académique et publique. Puis, je comparerai différentes définitions de ce terme, formulées par plusieurs spécialistes, afin de mettre en lumière les acceptions multiples, et contradictoires, par lesquelles on a cherché à se distancier d’une mauvaise réputation de la bande dessinée en brandissant le « roman graphique » comme une forme d’art mature et épurée de tous ses clichés. Finalement, je commenterai les gains et les écueils de cette volonté, d’abord de la part des artistes puis plus massivement de la part des éditeurs, d’éloigner la bande dessinée de son « passé honteux » par l’emploi d’un terme nouveau, consistant à employer le roman graphique comme cheval de Troie pour faire son entrée dans les librairies, les salles de classe et les concours littéraires, créant de la sorte une égide au sens fort, hors duquel il n’y a point de salut.

Les deux inventions de la bande dessinée

Il est pour le moins incongru que l’apparition du roman graphique dans la mentalité des bédéistes et des éditeurs américains se soit concrétisée plus d’un siècle après que le Genevois Rodolphe Töpffer ait « inventé » la bande dessinée avec ses productions littéraires originales, baptisées « romans en estampe » (Kunzle 2007, 5), combinant texte et image pour proposer un récit narratif. Le terme employé par Töpffer spécifiait à la fois la technique de production matérielle utilisée et l’appartenance à la littérature. Son travail fut apprécié de plusieurs, et suscite même la curiosité et l’admiration de nul autre que Goethe, qui en dira dans sa correspondance avec Johann Peter Eckermann : « C’est vraiment trop fou, tout pétille de talent et d’esprit! Si [Töpffer] choisit un jour un sujet moins frivole et s’il s’applique plus, ce qu’il fera dépassera toute idée » (cité dans Couperie 1989, 17). Il est pertinent de remarquer au passage que le compliment se double d’un reproche, puisque ce que Goethe insinue peut se comprendre ainsi : « ce que vous faites est extraordinaire, Monsieur Töppfer, mais tâchez d’être plus mature à l’avenir ». En somme, dès son invention, la bande dessinée est saluée, mais jugée peu sérieuse.

Un autre artiste à qui l’on a longtemps attribué l’invention de la bande dessinée est l’Américain Richard Fenton Outcault, dont les séries populaires Hogan’s Alley et Buster Brown figurèrent dans les grands quotidiens. Outcault s’est mérité ce rôle d’inventeur davantage en vertu de sa popularité que de sa préséance chronologique : plusieurs autres artistes, aujourd’hui méconnus, pratiquaient également l’art de conter une brève histoire par le biais de textes et d’images contenus en trois ou quatre cases successives. C’est d’ailleurs la forme même de cette technique (une bande de cases dessinées) et la prédominance de l’humour dans les premiers temps de cette pratique qui a forgé le terme comic strip, traduit en français par l’appellation plus neutre de bande dessinée. Toutefois, il est important de souligner que, selon Roger Sabin, l’inclusion de comic strips dans les pages d’un quotidien servait surtout à attirer un lectorat semi-lettré et analphabète : « The main commercial reason for introducing [comics] into papers was to reach the immigrant populations in the big cities » (Sabin 1996, 22). Celui-ci, composé d’immigrants de première ou de deuxième génération et d’enfants, s’adonne avec facilité à la lecture de récits en images, préférant surtout les éditions dominicales avec leurs couleurs chatoyantes et leurs demi-pages plus ambitieuses. La vulgarité et l’humour vaudevillesque qui animent ces personnages seront longtemps associés, dans l’esprit populaire, à des groupes de presse qui pratiquent sans vergogne un journalisme spectaculaire, multipliant les nouvelles sanglantes – une approche éditoriale qui porte le nom de Yellow Journalism, terme accablant qui tire son adjectif chromatique de la présence dans ses pages du Yellow Kid, personnage principal de Hogan’s Alley de Outcault (Wolk 2007, 35). De plus, Outcault préfigure la pratique du placement de produit et de la commandite, en prêtant son personnage de Buster Brown à des publicités pour divers produits. La BD américaine, née dans ce contexte, a récolté rapidement la désapprobation de l’élite intellectuelle du pays (4). Une déclaration de la poétesse Dorothy Parker démontre éloquemment comment, à cette époque, afficher publiquement son intérêt pour la bande dessinée était peu avisé : « For a bulky segment of a century, I have been an avid follower of comic strips ­—all comic strips; this is a statement made with approximately the same amount of pride with which one would say, ‘I’ve been shooting cocaine into my arm for the past twenty-five years’ » (cité dans Heer et Worcester 2004, 35).

L’énorme popularité des comic strips paraissant dans les grands quotidiens amène des éditeurs à les rassembler et à les imprimer dans des fascicules de piètre qualité, ce qui marque l’apparition du comic book tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que c’est encore ici une décision essentiellement commerciale qui a mené à la création du comic book comme recueil de comic strips préexistants. Comme l’explique Robert C. Harvey :

In 1933, at the urging of its two salesmen, Harry Wildenburg and Max C. Gaines, the Eastern Color Printing Company in New York published a thirty-two-page magazine that reprinted Sunday funnies in color. Funnies on Parade was produced as a giveaway for Proctor and Gamble, and its success prompted repetition. Gaines produced two more collections of color Sunday comics for companies to distribute as premiums in connection with radio programs (1996, 17).

Cette décision n’est pas sans conséquence : en raison de sa grande popularité auprès des jeunes et de son faible coût, la perception de la bande dessinée se modifie en fonction de son public cible :

What happened as a result was that the sociology of comics reading was transformed. No longer were comics supposed to be for workers to read during breaks or on trains during half holidays. Now, they were being bought by kids with their own pocket money, without adult supervision, and were being read as part of children’s leisure time: theirs to swap, discard or keep as they wished. The sense of ownership, so empowering for a child, was total (…) Such was the cultural impact of this explosion that the definition of a comic, as given in the 1965 edition of the Oxford English Dictionnary, became ‘a publication for children designed to excite mirth’ (Sabin 1996, 27-28).

Il est important de souligner que comic book en tant que tel est une appellation inexacte : un fascicule, relié avec des agrafes, imprimé avec de l’encre de piètre qualité sur du papier médiocre, ressemble peu à un livre, dont la reliure solide, la couverture rigide et la mise en page soignée inspirent habituellement le respect, en dépit de son contenu effectif. Utilisé comme pis-aller afin de le distinguer du comic strip, le comic book aurait été mieux décrit par l’appellation comic magazine. Il n’en reste pas moins qu’en raison du choix de ce terme, l’idée de produire un livre en bande dessinée semblera dès lors farfelue pour des éditeurs littéraires qui refuseraient d’être associés à une pratique commerciale divertissant des hordes d’enfants.

Incrimination et procès d’intention : EC Comics au banc des accusés.

Au début des années 1950, Max Gaines, propriétaire de Educational Comics, un éditeur dont les comic books à portée pédagogique n’ont jamais réussi à atteindre un chiffre de vente respectable, passe le contrôle de sa compagnie à son fils. William Gaines prend alors la décision de développer un nouveau genre de comic book qui saura intéresser un lectorat adolescent. Gaines rebaptise sa compagnie Entertaining Comics et commence à publier des récits fantastiques, alliant l’horreur, la science-fiction et le roman noir. Avec des titres comme Tales From The Crypt, The Haunt of Fear et Crime SuspenStories, les récits de EC proposent des adaptations (qui frôlent souvent le plagiat) d’auteurs comme Edgar Allan Poe et H.P. Lovecraft. Outre l’exploitation des récits fantastiques, une des particularités de la compagnie est de représenter graphiquement des actes de violence avec beaucoup moins de retenue que les éditeurs concurrents. Dans les pages de EC, monstres, vampires et autres zombies font couler des torrents d’hémoglobine.

L’indignation populaire, déclenchée par la publication des récits sanglants de Entretaining Comics, a été amplifiée à la parution de Seduction of the Innocent, essai écrit par le psychiatre Frederic Wertham, dans lequel il dénonce l’influence néfaste des comic books sur les jeunes Américains. Wertham alléguait dans son essai que la violence dépeinte dans les comic books conduisait les lecteurs à commettre des actes de délinquance juvénile, problème social qui dominait les manchettes à cette époque. La rhétorique pernicieuse employée par Wertham est la suivante : la très grande majorité des jeunes délinquants que le psychiatre soigne dans des cliniques spécialisées admettent sans honte leur amour pour les comic books; il serait donc évident que c’est dans ces publications supposées infâmes que doit résider la source du problème. Il se trouve cependant que les jeunes délinquants interrogés par Wertham se décrivaient majoritairement comme des fans de bande dessinée parce que presque tous les jeunes de l’époque l’étaient.

Néanmoins, la logique derrière l’argumentaire de Wertman, qui tient du sophisme (5), a son effet néfaste. Peu après la parution de Seduction of the innocent, une commission d’enquête gouvernementale, présidée par Estes Kefauver, est mise sur pied afin d’étudier la question de la délinquance juvénile, et les créateurs de comic books sont placés au banc des accusés. Les témoignages retransmis en direct à la télévision de plusieurs acteurs du milieu, dont Bill Gaines, ont un impact dévastateur sur la popularité et la réputation des comic books comme divertissement approprié pour les enfants. Des autodafés de comics sont organisés à la grandeur des États-Unis (Hajdu 2008, 218). Les kiosques à journaux et les pharmacies, points de distribution traditionnels des comic books, refusent de vendre dans leur établissement des produits dont la réputation semble irrémédiablement entachée.

Pour les éditeurs ayant survécu tant bien que mal à la crise, il faut absolument trouver une manière de redorer leur image et se dissocier complètement du fiasco EC. Un regroupement d’éditeurs instaure donc le Comics Code Authority (couramment abrégé à Comics Code), guide de rédaction extrêmement strict, prohibant entre autres tout usage perturbant, ambigu ou injustifié de violence (6). Les publications qui respectent ces impératifs sont autorisées à placer sur la couverture le timbre du Comics Code, sceau d’approbation garantissant aux parents méfiants que le contenu d’un comic book est sans danger pour leur enfant. Cette curieuse forme d’auto-censure, appliquée comme mécanisme de survie économique par des éditeurs menacés de faillite (encore une fois, une contrainte commerciale vient jouer un rôle déterminant dans l’évolution de la bande dessinée!), aura comme effet principal de restreindre la production de récits en bande dessinée à un canevas réitéré à l’envi : un héros vertueux, souvent doté de capacités extraordinaires, triomphe du mal semaine après semaine. En raison des contraintes du Comics Code, presque toute bande dessinée produite en format de comic book devient convenue et limitée dans sa liberté d’expression morale d’un point de vue créatif.

L’adolescence de la bande dessinée américaine

L’hégémonie de l’association entre bande dessinée et jeune public sera éventuellement rompue à partir du milieu des années 1960, grâce à la révolution sexuelle, l’engagement politique d’une génération… et des doses massives de substances illicites. Produit de manière artisanale par des jeunes hippies et distribué sous le manteau ou dans des boutiques vendant des accessoires liés à la consommation de marijuana, le comix underground est à la bande dessinée ce que le rock psychédélique fut à la musique pour la contre-culture américaine de l’époque. Des artistes comme Harvey Pekar, Art Spiegelman, Robert Crumb et Spain Rodriguez forment les chefs de file d’une pratique de la bande dessinée qui explore les tabous de la société américaine, aborde de nombreux sujets prohibés par le Comics Code et donne dans l’expérimentation formelle radicale.

Cette révolution dans le monde de la bande dessinée, qui ne passe pas inaperçue, s’accompagne aussi d’une évolution de la pensée des artistes. Dans un premier temps, les bédéistes de l’époque ont voulu se libérer d’une forme de censure étroitement reliée à leur pratique artistique, comme l’explique le bédéiste Jay Lynch : « I did underground comix because of an idea that there should be a free press. (…) We had the idea that what we were doing was breaking the ice so that there should be free speech in the print medium to make way for art. » (cité dans Rosenkranz 2007, 262). Dans un second temps, en travaillant à leur propre compte, les bédéistes développent la conviction qu’ils sont de véritables artistes, et non de serviles employés de grosses compagnies, ou au mieux des tâcherons talentueux, comme le mentionne Bill Griffith : « The underground was the first time cartoonists considered themselves working for their own personal reasons, personal expression as opposed to working for a publisher, working for a comic book, working for a market » (cité dans Rosenkatz 2007, 263) (7). La création d’un nouveau terme pour désigner le médium, comix, servait non seulement à mettre l’accent sur le caractère radical et parfois extrême des divers sujets abordés, mais aussi à opérer une franche dissociation d’avec le terme comic book qui, on l’a vu, était très connoté. Art Spiegelman insiste sur ce point dans une entrevue avec le Time Magazine : « But I spell it c-o-m-i-x, so you are not confused by the fact that comics have to be funny, as in comic. You think this is a co-mix of words and pictures. » (cité dans Bongco 2000, 51). Les positions idéologiques qui mènent ce mouvement, en rupture avec la tradition de la bande dessinée américaine, ont certes donné lieu à des productions bigarrées et ostensiblement vulgaires, emblématiques d’une certaine simplicité dans les positions, caractéristique d’une jeunesse en rébellion qui veut réinventer le monde. Or, la nécessité est la mère de l’invention, et le comix underground s’est développé justement parce que les bédéistes ne disposaient d’aucun espace éditorial établi afin de donner libre cours à leur créativité (8). L’influence du commerce sur la bande dessinée se poursuit : c’est parce que les principaux éditeurs de comic books n’auraient jamais accepté de mettre sous presse des récits sexuellement explicites et aux protagonistes friands de LSD que les membres du comix underground ont choisi de faire des tirages limités de leurs œuvres et de les vendre dans Haight-Ashbury, s’offrant par le fait même la possibilité d’explorer de nouvelles avenues thématiques et esthétiques.

Will Eisner et « l’invention » du roman graphique

L’appellation « roman graphique » a été motivée par des ambitions artistiques, mais a été mise au monde par des intérêts mercantiles. Celui à qui l’on attribue généralement l’invention de ce terme (9), Will Eisner, est un géant de la bande dessinée américaine. Actif dès le début des années 1930, il croit dur comme fer au potentiel de la bande dessinée comme forme d’art à part entière et non comme simple divertissement, comme il le résumera peu de temps avant sa mort : « I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutants trashing each other » (cité dans Brownstein 2005, 342). La réalité de l’époque l’obligera toutefois à se contenter de mettre son talent au service de récits redondants et exécutés avec hâte. On peut cependant apprécier sa maîtrise totale des codes formels du médium dans sa série The Spirit, publiée et distribuée en forme d’encarts dans de nombreux journaux quotidiens de 1940 à 1952. Après une vingtaine d’années passées à répéter les mêmes histoires de détectives et de héros, Eisner se retire du monde de la bande dessinée et se consacre à l’illustration commerciale et aux manuels d’instruction à l’usage des mécaniciens militaires. Mais en découvrant les comix underground, notamment l’autofiction Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary de Justin Green, Eisner décide de sortir de sa retraite artistique afin de produire Contract with God, recueil formé de brefs récits autofictionnels campés dans un quartier pauvre de New York, réunis en un volume de quatre-vingts pages. Après avoir essuyé plusieurs refus en dépit de sa réputation enviable, il persévère et frappe à la porte d’une septième maison d’édition dans l’espoir que celle-ci acceptera son œuvre. Une fois de plus, l’éditeur manifeste un certain enthousiasme, mais rétorque qu’il ne publie pas de comic books. En désespoir de cause, Eisner lui fait une suggestion : « In a futile attempt to entice the patronage of a mainstream publisher, I called it a graphic novel. » (2006, vi) Cette mascarade n’est pas sans rappeler la stratégie fallacieuse du cheval de Troie, consistant à endormir la méfiance de l’ennemi sous le couvert d’une offrande, où, dans ce cas-ci, Eisner joue le rôle des Grecs et l’éditeur récalcitrant celui des Troyens. Cette stratégie porte fruit et l’éditeur accepte de mettre sous presse Contract with God.

Les poids lourds entrent sur le ring

L’impact de la parution de Contract with God ne s’est pas fait immédiatement ressentir : la première version du premier roman graphique désigné comme tel fut publiée chez un éditeur obscur, Bayonet Press, avant d’être reprise par Kitchen Sink Press (Weiner 2003, 20). L’influence d’Eisner se manifesta davantage de manière souterraine, puisqu’elle pava la voie à ce qui deviendra le premier roman graphique à connaître un véritable succès critique et commercial. En effet, Eisner a été le mentor d’un jeune Frank Miller, connu des lecteurs de comic books de superhéros pour son travail d’illustrateur, puis de scénariste, pour la série Daredevil, publiée par Marvel Comics. Miller dit de la parution de Contract with God qu’elle a eu sur lui un effet comparable à l’explosion d’une bombe atomique pour lui et ses confrères : « «[Eisner] dropped his Contract with God on my field like an atom bomb – creating a movement toward permanence that has, magically but inevitably, persisted. » (cité dans Brownstein 2005, 3) L’effet le plus important sur Miller et ses collègues fut sans doute le simple constat qu’il était possible d’envisager la création en forme de bande dessinée d’un récit narratif clos, qui ne participait pas d’une série ouverte et publiée avec régularité. En raison de son statut de dessinateur et scénariste vedette, Miller obtint la permission par DC Comics de publier de 1983 à 1984 une minisérie de quatre comic books, dans le but de la publier ultérieurement en format relié et intégral. Ainsi parut Ronin, récit campé dans un Manhattan dystopique où un guerrier japonais du Moyen-Âge est propulsé dans le futur afin de lutter contre une intelligence artificielle envahissante. Ronin fut un échec commercial, ce qui refroidit quelque peu la volonté de DC Comics de répéter pareille expérience dérogeant à leur habituelle formule gagnante – des superhéros semaine après semaine. Miller implore alors son éditeur de lui donner une seconde chance, en acceptant cette fois de mettre en vedette un des personnages de l’écurie DC. Le résultat de cette nouvelle tentative de tendre vers une forme de roman graphique est The Dark Knight Returns, où le personnage de Batman est extirpé de sa continuité narrative et de son univers diégétique traditionnel, afin d’être représenté comme un homme âgé de 55 ans qui sort de sa retraite et qui reprend sa croisade contre le crime. Alors que la version traditionnelle de Batman faisait du chevalier de la nuit un justicier furtif et efficace qui se contentait bien souvent de neutraliser ses adversaires, Miller fait de son personnage un tortionnaire brutal qui insiste pour infliger la pire douleur à ses ennemis plutôt que de simplement les mettre hors combat. Cette version transgressive et sombre de Batman, qui a le mérite d’ignorer les interdits du Comics Code afin d’ajouter de la profondeur à un personnage canonique cantonné dans ses propres clichés, a intéressé les amateurs aussi bien que les néophytes : le résultat net est un chiffre de vente de plus d’un million d’exemplaires de l’édition intégrale (en format roman graphique) de Dark Knight Returns.

Presque simultanément à la parution du chef d’œuvre de Miller, Alan Moore et Dave Gibbons faisaient publier les douze numéros de ce qui allait devenir un autre des plus importants romans graphiques de l’histoire : Watchmen. Dans cette œuvre dystopique, des justiciers masqués et une créature démiurgique tiennent les rôles principaux d’une enquête policière sous fond de tensions nucléaires pendant la Guerre Froide. Dans une optique différente de celle de Miller, Moore et Gibbons ont su employer les codes du récit de superhéros afin de subvertir le genre, en remettant en question l’autorité sans bornes que s’octroient ces personnages et les implications morales et politiques de leurs actions de vigilante. S’il s’est initialement moins bien vendu que Dark Knight Returns (notamment parce que Watchmen met en vedette des personnages inconnus du grand public, contrairement au Batman extrême de Miller, et qu’une compréhension minimale des enjeux éthiques du rôle du superhéros est requise afin d’appréhender les tenants et aboutissants de l’oeuvre), le roman graphique de Moore et Gibbons a connu un immense succès critique dépassant les frontières de la communauté geek entourant le monde du comic book, notamment en devenant l’une des œuvres les plus commentées dans les cercles académiques, mais aussi en remportant le prix Hugo, distinction littéraire remise à chaque année au meilleur récit de science-fiction ou de fantasy publié en langue anglaise.

La publication de ces deux romans graphiques a eu de nombreux impacts. D’abord, ces œuvres ont fait prendre conscience au public américain qu’il était possible de lire de la bande dessinée dans un autre format que le comic book (hermétique en raison de son univers diégétique en expansion constante depuis des dizaines d’années) (10) et le comic strip (caractérisé par son humour, sa brièveté et sa disponibilité dans le journal quotidien). Ensuite, même si ces deux œuvres s’inscrivent dans le genre du récit de superhéros (sans pour autant perpétuer son manichéisme), elles proposent des personnages complexes et une écriture à des lieues de l’enfilade de clichés associée aux comic books, bref, une lecture « sérieuse ». Aussi, en vertu de leurs succès commerciaux, ces deux publications ont incité les principaux éditeurs de bande dessinée américaine, Marvel Comics et DC Comics, à rééditer des arcs narratifs extraits à même des séries d’aventure de super-héros connus afin d’en faire des « graphic novels », même si ces money grabs ne présentaient ni la cohésion ni la cohérence interne d’un véritable roman graphique. Finalement, pendant les premières années de la discussion médiatique autour de ce « phénomène » nouveau dans le 9e art, les deux œuvres ont eu comme effet néfaste de camoufler la diversification des romans graphiques sous le poids écrasant d’un Batman de cinquante-cinq ans et du Dr Manhattan de Watchmen, un demi-dieu nu à la peau bleue.

Des souris, des chats et un Pulitzer : Maus d’Art Spiegelman

La dernière étape déterminante dans l’apparition du roman graphique comme terme consacré et associé à une pratique respectable de bande dessinée est venue avec la parution du deuxième tome de Maus, d’Art Spiegelman. Maus est le récit autobiographique de la relation difficile entre l’artiste et son père, juif polonais ayant survécu aux camps de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale. En 1992, soit l’année suivant la parution du deuxième tome de Maus, Spiegelman reçoit un prix Pulitzer spécial pour son œuvre et éveille les consciences d’un public encore récalcitrant à s’adonner à la lecture d’une œuvre littéraire où les images occupent un espace important. En se faisant décerner ce prix, Spiegelman reçoit une attention médiatique considérable, et de nouveaux lecteurs, nullement intéressés par les récits de superhéros, découvrent du même coup que la bande dessinée est capable de traiter d’autres sujets que la lutte éternelle entre deux montagnes de muscles costumées : Spiegelman aborde un sujet lourd par le biais d’images à la fois simples (les personnages sont des animaux anthropomorphisés, des souris pour les juifs et des chats pour les nazis notamment) et graves, puisque représentant l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire du XXe siècle. La reconnaissance de cette œuvre permettra également au public de s’intéresser aux publications de jeunes éditeurs indépendants de bande dessinée tels que Drawn and Quarterly (Montréal) et Fantagraphics Books (Seattle), qui se caractérisent par leur intérêt pour le traitement de genres diversifiés en forme de bande dessinée, et qui préconiseront, dans leurs premières années, le format du roman graphique.

Conceptions erronées et fausses représentations.

Depuis la parution de titres comme Maus et Contract With God, mais aussi des œuvres comme It’s A Good Life If You Don’t Weaken de Seth, Stuck Rubber Baby de Howard Cruse et Blankets de Craig Thompson, on a hâtivement associé le roman graphique à la pratique autobiographique. Il est vrai qu’à la suite de la parution de Maus, bien des artistes ont choisi le format du roman graphique pour explorer, par le biais de la bande dessinée, la voie de l’autoreprésentation. Toutefois, on peut faire remonter aux comix underground les premières manifestations du récit de soi : Robert Crumb s’en est fait une spécialité, et le susmentionné Binky Brown Meets the Virgin Mary de Justin Green, autofictif, peut également être considéré comme un roman graphique avant l’heure. Toutefois, l’autobiographie n’est nullement une caractéristique du roman graphique, elle n’est qu’une des avenues thématiques et narratives qu’un bédéiste peut employer. La confusion présidant à l’association infondée entre roman graphique et autobiographie vient du fait que la possibilité de publier un récit narratif clos, long d’une centaine de pages ou plus, ainsi que l’apparition de nouvelles maisons d’éditions de bande dessinée en Amérique qui choisissaient de publier autre chose que du comic book de superhéros, est survenue au moment même où le terme graphic novel a été mis en circulation et popularisé dans les médias en insistant sur des œuvres majoritairement autobiographiques. Toutefois, l’idée selon laquelle le roman graphique serait dans son ensemble un genre qui se caractérise par la présence de son auteur en ses cases est fausse — mentionnons simplement Watchmen, Dark Knight Returns, mais aussi Black Hole de Charles Burns, Ghost World de Daniel Clowes, ou From Hell d’Alan Moore et Eddie Campbell, afin de dissiper le doute sur la question.

Tout aussi inexacte est l’idée, encore plus largement répandue, selon laquelle le graphic novel serait un mouvement artistique, ou même un « genre » en soi — qui se spécifierait tout bonnement par son sérieux. Encore une fois, la confusion vient du fait que le terme, d’abord inventé pour convaincre un éditeur, a été repris par plusieurs acteurs du milieu artistique et littéraire afin d’opérer une distinction avec la forme précédente d’expression de bande dessinée, le comic book ; autrement dit, afin de se distancer d’un passé dont la réputation était ternie. C’est du moins ce qu’affirme Jan Baetens : « the graphic novel is, at least theoretically, used to make a clear-cut distinction between the “good guys” and the “bad guys”, between comics pulp fiction and more or less high-art visual narratives whose ambition it is to save the literary heritage in an illiterate world » (2001, 11). On retrouve la même idée chez Mila Bongco : « Hierarchies are established between graphic novels and superhero series and humorous ones, bound volumes and loose-leafed or single issues, traditional superheroes and mature, iconic new ones, established artists and unknowns » (2000, 27). Pour autant, si l’apparition du roman graphique a bel et bien incité certains artistes à produire des œuvres sérieuses, ceux-ci ne se sont pas rassemblés et organisés en un mouvement artistique bien défini, à la manière des avant-gardes artistiques de la première moitié du XXe siècle, ni n’ont choisi spontanément de travailler dans un genre particulier.

Mais alors, qu’est-ce qu’un roman graphique?

Si un roman graphique n’est ni une oeuvre autobiographique en bande dessinée, ni un courant littéraire de la bande dessinée, il n’en reste pas moins que le terme désigne une nouvelle réalité dans le monde du 9e art. La spécificité du roman graphique repose sur ses caractéristiques matérielles et narratives, d’un point de vue de l’édition : c’est un récit clos, en bande dessinée, généralement publié dans un format non régulier s’apparentant au livre, et d’une longueur d’au moins une centaine de pages (11). Stephen Weiner, par exemple, écrit « Graphic novels, as I define them, are book-length comic books that are meant to be read as one story » (2003, ix). Bien qu’entraînant une certaine confusion par l’inclusion malheureuse du terme comic book dans son syntagme, cette définition est satisfaisante, puisqu’elle identifie une longueur approximative excédant le fascicule, d’une longueur habituelle de 32 pages, et la narrativité close du récit – autrement dit, un roman graphique n’est pas inscrit dans une continuité ou une série (12). Il est par ailleurs important de préciser que les deux conditions doivent être respectées afin de pouvoir véritablement parler de roman graphique : une définition comme celle de Philip Sandifer — «self-contained narratives with distinct beginnings and endings » (dans Kuskin 2008, 175) s’applique parfaitement à un récit de bande dessinée long de quatre pages, tandis que les manœuvres commerciales de DC Comics et Marvel Comics consistant à relier douze épisodes d’une série de superhéros et d’inscrire graphic novel sur la couverture sont trompeuses, considérant que le lecteur n’aura pas entre les mains l’ensemble d’un récit lors de sa lecture. Au final, le roman graphique ne devrait servir qu’à désigner un format de publication de bande dessinée qui, en vertu de l’hégémonie du format de comic book dans l’histoire de l’édition de la bande dessinée (13), est plutôt récent et appelle à être distingué des formats traditionnels, sans que cette distinction ne soit accompagnée d’un quelconque jugement de valeur.

Le roman graphique comme coqueluche artistique et commerciale.

L’avènement du roman graphique comme nouveau format éditorial de publication de bande dessinée lors des dernières années a entraîné un grand nombre d’effets positifs. Une présence accrue dans les librairies, donc une visibilité de la bande dessinée, est une de ces retombées favorables : « Désormais aux États-Unis, toutes les librairies bien achalandées se doivent d’avoir un département consacré aux graphic novels » (Gnosh 2010, 16). Sa présence accrue a également permis que des bandes dessinées soient étudiées dans les universités : « The “graphic novel” has become a kind of totem. (…) Graphic novels have sparked salutary changes, both creative and critical, in the comics field; without these changes, one doubts that scholarly texts about comics would enjoy the kind of attention they are now receiving. » (Hatfield 2004, 153). La stratégie du cheval de Troie a été reprise par les éditeurs afin de percer la forteresse du grand public et des acteurs du monde littéraire. Le contrecoup de ces gains importants est que soudainement, il semble que seul le roman graphique devient digne d’intérêt : la bande dessinée en général, particulièrement le comic book aux États-Unis, est encore associée à une production commerciale de piètre qualité, et son statut culturel comme pratique artistique ne s’élève pas à la hauteur du succès que remporte le roman graphique auprès des critiques, des universitaires et du public.

Peut-être l’écueil le plus important encouru par la valorisation du roman graphique comme agent de promotion de la bande dessinée (promotion comprise aussi bien dans son sens commercial que comme une élévation de son statut) est-il de laisser dans l’ombre les autres formats de publication de bande dessinée, ceux qui, après tout, ont cours depuis le début de l’histoire de cet art. Par exemple, on continue de saluer le génie du géant du comic strip Charles Schultz, mais on néglige de porter attention à Ben Katchor, un prodige contemporain de la forme brève de bande dessinée dont la série Julius Knipl est une merveille d’absurde et de mélancolie à propos des commerces étranges peuplant les grandes villes. Cela a aussi comme conséquence de passer sous silence des récits brefs (l’équivalent d’une nouvelle littéraire) comme Don’t Get Around Much Anymore d’Art Spiegelman, Love’s Savage Fury de Mark Newgarden, et Here de Richard McGuire. Il en va de même pour une forme très récente de production de bande dessinée, les Webcomics, publiés en ligne et faisant usage des possibilités techniques inhérentes à l’ordinateur et au réseau Internet (14). Après tout, au début du XXe siècle, alors que la bande dessinée américaine ne se retrouvait que dans les journaux, peu de critiques et d’intellectuels accordaient une réelle attention à Krazy Kat de George Herriman, et l’on découvrit beaucoup plus tard que ce comic strip aura eu une influence profonde sur les membres européens du mouvement dadaïste et surréaliste (Wolk 2007, 351).

La rébellion des artistes

Tenir le roman graphique comme seule forme respectable de bande dessinée a comme conséquence le rejet, par les artistes contemporains, d’un terme qu’ils perçoivent comme envahissant, contraignant et réducteur. À cet effet, il est intéressant de constater que certains auteurs de bande dessinée ont donné des noms pour le moins étranges à leurs productions. Le « Picture Novella » de Seth pour George Sprott, le « Family Tragicomic » d’Alison Bechdel pour Fun Home, le « Comic Strip Biography » de Chester Brown pour Louis Riel, ne sont que quelques exemples de synonymes employés afin de s’opposer, de manière oblique, à l’idée selon laquelle tout ce qui ne serait pas du roman graphique est forcément inférieur. La plus belle démonstration de ce désaveu du terme roman graphique par un bédéiste est probablement le grinçant et ironique Graphic Novel Manifesto d’Eddie Campbell, qui dénonce, à juste titre, l’hypocrisie d’artistes prêts à répudier l’histoire de la bande dessinée pour se cantonner dans la niche d’un roman graphique accueilli et célébré par une pensée élitiste et snobinarde, en parodiant d’abord les prises de position prétentieuses et contradictoires d’artistes défenseurs du roman graphique, avant de conclure comme dernier point du manifeste : « The graphic novelist reserves the right to deny any or all of the above if it means a quick sale » (2004).

Conclusion : aimer la bande dessinée et travailler sur le roman graphique

En somme, après une période au cours de laquelle bien des gens se sont tournés vers le roman graphique et y ont redécouvert une pratique artistique dont ils avaient pour la plupart abandonné la lecture au seuil de la puberté (certains préjugés sont tenaces); au moment même où personne ne semblait s’entendre sur ce en quoi consistait un roman graphique, les dernières années ont plutôt vu un retour du balancier, alors que les artistes et les spécialistes ont commencé à rejeter le terme en raison de son poids écrasant. De la stratégie du cheval de Troie qui avait servi son objectif, le roman graphique est devenu une égide qui repousse avec succès les préjugés associés à la bande dessinée, mais qui devient de la sorte la seule manière de continuer de jouir d’un traitement de faveur de la part des libraires et des académiciens. Pour filer la métaphore guerrière, l’infiltration ingénieuse ne s’est pas traduite par une invasion généralisée, mais s’est calcifiée en fortification immobile et étroite. Ceci résulte en une certaine ambivalence autour du roman graphique : son introduction a permis une émancipation certaine de l’ampleur éditoriale des projets de création chez les bédéistes américains, son développement a entraîné un galvaudage et un certain snobisme larvé nuisible à la reconnaissance de la bande dessinée, et son statut actuel est quelque peu entre deux chaises.

Je peux admettre pour ma part que je capitalise sur cette ambivalence, non sans vergogne, dans la vie de tous les jours. Comme l’anecdote rapportée en introduction l’a révélé, il est difficile de me faire prendre au sérieux lorsque je me pose comme un amoureux de la bande dessinée, et il est alors tentant de me réfugier derrière l’engouement provoqué par le roman graphique pour bénéficier du capital de sympathie et de respect que ce terme détient.

J’ose cependant espérer qu’il est possible de jouer sur les deux tableaux, qu’il est même préférable d’être amené à la bande dessinée par le leurre du roman graphique (ce fut mon cas il y a quelques années) et, une fois hameçonné, de découvrir la richesse du neuvième art sans continuer à se restreindre à un seul de ses formats. Malgré les usages précédents de métaphores guerrières, je ne pense pas que le roman graphique doive être utilisé afin de pénétrer dans le camp d’un hypothétique ennemi, et en ceci, je rejoins la position de Joseph Gnosh lorsqu’il écrit : « Avant tout, il s’agit de ne pas se tromper de combat, de ne pas chercher une vérité là où elle serait impossible à trouver : un roman graphique est une bande dessinée autrement nommée et l’on pourrait s’arrêter là, dans la définition » (2010, 9). Toutefois, je ne partage pas son point de vue lorsqu’il écrit :

Même si une acception basique serait de dire que le roman graphique est avant tout un récit complet, plutôt en noir et blanc, publié dans un format évoquant celui de la littérature, il serait dommage de s’y restreindre. Des œuvres de formes diverses peuvent en effet prétendre au titre, de la même manière qu’un recueil de nouvelles n’est pas moins de la littérature qu’un roman (Gnosh 2010, 43).

L’acception de Gnosh est assez exacte, et son emploi est commode ; toutefois, sa volonté d’étendre l’appellation de roman graphique à des œuvres qui ne répondent pas à cette définition, autrement dit, de vouloir étendre erronément le champ d’influence du terme éditorial à la connotation prestigieuse, ne ferait qu’entretenir l’élévation sur un piédestal d’un format, encore une fois, au détriment du reste. Il ne faudrait plus qu’une bande dessinée cherche à « prétendre à un titre »; il n’est pas ici question de compétition sportive ou d’aristocratie. La légitimation totale de la bande dessinée ne peut pas avoir lieu et être pleinement efficace avec une stratégie partielle, en utilisant un de ses formats comme véhicule princier de son ascension. C’est pourquoi j’espère que la situation actuelle, qui fait en sorte que j’aime unilatéralement la bande dessinée mais que je doive travailler officiellement sur le roman graphique, en est une de transition.

Notes

(1) Je tiens à remercier Simon Brousseau, Maxime Galand, Patrick Tillard et Jacinthe Tremblay, pour leurs relectures attentives et leurs précieux conseils. Par ailleurs, je m’en voudrais d’oublier dans mes remerciements Jimmy Beaulieu, qui abhorre le terme « roman graphique » mais dont les discussions autour de ce sujet ont grandement fait évoluer ma réflexion jusqu’à la forme qu’elle prend ici.

(2) Précision importante : le présent article tient en compte le rapport au terme roman graphique dans le contexte nord-américain. Il est nécessaire de souligner que le statut culturel du 9e art est très différent dans le monde franco-belge et asiatique; la bande dessinée, en ces contrées, ne souffre pas des mêmes lourds préjugés défavorables qu’aux États-Unis (et par extension au Canada et au Québec, dont les sensibilités culturelles sont plus proches des voisins du Sud que des cousins outre-Atlantique). On voit bien, depuis quelques années, certains éditeurs européens utiliser avec parcimonie le terme « roman graphique » pour désigner quelques publications, principalement des traductions d’œuvres américaines, et il semble de l’avis de certains que la bande dessinée a encore un statut ingrat dans le champ culturel européen (cf. Groensteen, Un objet culturel non identifié, 2006); toutefois, l’emploi épineux du terme roman graphique pour acquérir une légitimation culturelle est un enjeu crucial en Amérique du Nord, et c’est pourquoi le présent article se limitera à cette région géographique et culturelle.

(3) Je reconnais d’emblée que la naissance de la bande dessinée précède celle du cinéma; bien que tous ne s’entendent pas sur le moment exact de son apparition (dans Understanding Comics, Scott McCloud avance que la constitution d’un récit par séquences d’images est une pratique employée depuis la préhistoire, et David Kunzle, dans The Early Comic Strips, propose plusieurs exemples précédant les romans à estampes de Töpffer), je fais remonter au début du XXe siècle l’apparition de la bande dessinée parce que c’est à ce moment qu’elle entame son histoire dans le contexte américain (cf. note 2)

(4) Certaines de ces critiques acerbes formulées par des intellectuels américains du début du 20e siècle sont disponibles dans l’anthologie Arguing Comics : Literary Masters on a Popular Medium (Jeet Heer et Kent Worcester, éd)

(5) Elle aura d’ailleurs été reprise à la lettre par les détracteurs des jeux vidéo, qui placeront les jeux de tir à la première personne au banc des accusés après que l’on ait découvert que Dylan Klebold et Eric Harris, les deux responsables du massacre de Columbine en 1999, étaient des adeptes du jeu de tir à la première personne DOOM et avaient créé une réplique virtuelle de leur école secondaire à même ce jeu afin de planifier leur tuerie. Cet argument semble infondé, puisque la popularité des jeux de tir à la première personne chez les jeunes est telle que l’on aurait assisté à plus de massacres si l’influence de ces jeux sur la pensée des jeunes était aussi prégnante.

(6) On peut consulter une reproduction du Comics Code de 1954 en ligne à l’adresse suivante : http://www.comicartville.com/comicscode.htm (consulté le 7 mars 2011)

(7) Loin de moi l’intention d’entériner le jugement hâtif adressé aux tenants du comix underground à leurs collègues travaillant pour des éditeurs commerciaux; à preuve, des auteurs comme Will Eisner, Harvey Kurtzman, Wally Wood, Jim Steranko, Jack Kirby, pour ne nommer que ceux-là, ont réussi à produire des chefs-d’œuvre dans une structure éditoriale de production à la chaîne…

(8) D’ailleurs, le comix underground ne s’est jamais constitué en un espace éditorial unificateur, et s’est plutôt caractérisé par une production excentrée de fanzines à faible tirage et parfois assemblés de manière artisanale.

(9) Il existe de nombreux exemples d’œuvres publiées préalablement et faisant office de « romans graphiques avant Eisner ». Il est important de rappeler que les œuvres de Töppfer étaient des « romans à estampes » mais pourraient revendiquer le titre de roman graphique selon la définition que nous allons en donner plus bas. Plus près géographiquement et chronologiquement d’Eisner, nous pouvons également mentionner He Done Her Wrong de Milt Grossman en 1930, le « picture novel » It Rhymes With Lust de Arnold Drake et Leslie Waller (scénario), Matt Baker (dessins) et Ray Orsin (encres) en 1950, Binky Brown Meets The Holy Virgin Mary de Justin Green en 1972, sans oublier les romans en gravure de bois publiés dans la première moitié du 20e siècle notamment par Frans Maeserel et Lynd Ward, dont certains sont recueillis dans l’anthologie Graphic Witness, publiée en 2005. Il serait donc plus exact de dire qu’Eisner n’a pas inventé le terme, mais qu’il en a largement répandu l’usage (la distinction s’expliquerait en anglais en affirmant qu’Eisner « did not invent the term, but has coined it », autrement dit, que s’il n’est pas le premier à en avoir fait l’emploi, l’histoire le retient comme en étant le créateur en vertu de son importance historique).

(10) À ce sujet, j’invite le lecteur à se référer au chapitre « Superheroes and superreaders » de l’essai de Douglas Wolk Reading Comics. How Graphic Novels Work and What They Mean afin de comprendre comment les principaux éditeurs de comic book américains publient depuis très longtemps des aventures de super-héros dont les arcs narratifs sont tant repliés sur eux-mêmes que le lecteur néophyte ne pourra parvenir à percer les tenants et aboutissants des rapports de force entre les très nombreux personnages de chaque série qu’au terme d’un effort soutenu.

(11) La « centaine de pages » est offerte à titre indicatif. D’une part, ce chiffre est quelque peu arbitraire et exclurait d’emblée une œuvre comme Shortcomings d’Adrian Tomine (2007), longue de 96 pages mais répondant en tous points aux autres critères du roman graphique. D’autre part, et de manière plus importante, il apparaît improductif de fixer un seuil minimal de pagination agissant comme barème à atteindre pour se « mériter le titre » de roman graphique. De plus, comme je le souligne, la qualité d’une bande dessinée ne repose pas sur sa longueur. L’idée d’une certaine ampleur pour un roman graphique doit être aussi neutre, d’un point de vue qualitatif, que la distinction entre roman et nouvelle pour un texte littéraire.

(12) Il faut également ici faire une précision importante : le fait de désigner une bande dessinée comme roman graphique n’exclut pas le fait que celui-ci ait pu faire l’objet d’une pré-publication sérielle. De tous les exemples nommés jusqu’à présent, seuls Contract With God et ses prédécesseurs, ainsi que Fun Home d’Alison Bechdel, Stuck Rubber Baby d’Howard Cruse et Blankets de Craig Thompson ont été publiés intégralement; Watchmen, Dark Knight Returns, Maus (dans des comix underground puis dans RAW au cours des années 1980), Ghost World, Black Hole, It’s A Good Life If You Don’t Weaken et Persépolis sont tout d’abord apparus dans les kiosques et les librairies sous forme de chapitres avant de connaître leur forme définitive. Les artistes peuvent avoir recours à la sérialisation préalable autant pour des questions de survie financière que d’ampleur du projet; il n’en demeure pas moins que dès le départ, ces projets de création étaient conçus comme des totalités narratives.

(13)… et, si l’on se fie à ce qu’affirme Jean-Christophe Menu dans Plate-Bandes (l’Association, 2005), le format tout aussi omniprésent de l’album de 48 pages couleur à couverture cartonnée (48CC) qui prédomine en Europe.

(14) Pour en apprendre davantage à propos des Webcomics, se référer à mon article Accessibilité, inventivité et réseautage, disponible sur le site Web du Laboratoire NT2 : http://www.nt2.uqam.ca/recherches/dossier/webcomics (consulté le 7 mars 2011)

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Notice biographique

Gabriel Tremblay-Gaudette est étudiant au doctorat en sémiologie à l’UQAM, sous la direction de Bertrand Gervais. Sa thèse porte sur la lecture des rapports entre texte et image dans la littérature contemporaine, aussi bien dans le roman que dans la bande dessinée. Ses recherches portent sur le neuvième art, la littérature américaine contemporaine, les arts hypermédiatiques et les théories de la lecture. Assitant à la coordination médiatique au Laboratoire NT2 (http://nt2.uqam.ca/), il est membre du comité de rédaction de Salon Double, l’observatoire de la littérature contemporaine (http://salondouble.contemporain.info/) et membre du comité éditorial de bleuOrange, revue de littérature hypermédiatique (http://revuebleuorange.org/)

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Mots-clés

Bande dessinée, comic book, comic strip, roman graphique, graphic novel

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Abstract

This paper addresses the introduction of the term “Graphic novel” in the field of comic art and its usage as an agent of legitimacy in the North American context. Coined by Will Eisner in the late 1970s, the term rapidly spread to the vocabulary of editors, scholars and critics to designate, in a fallacious way, a form of comics with somewhat superior artistic merits. After a historical overview which aims to explain the causes and consequences behind the “bad press” linked to comic art before the arrival of the graphic novel, the author will assess that the term, despite its hackneyed and polemic usage, offers a rather useful terminology when used to describe a publication format, but can otherwise be perilous when deployed as a Trojan horse strategy, in which case it ends up as an aegis. The will to legitimate comic art, which was the initial intention of the “graphic novel”, is a noble cause, but it runs the risk of turning against its very objective if it in fact creates elitism among the readership that was recently acquired and conquered by the novelty of the graphic novel.