Chion, Michel. 2008. Le complexe de Cyrano : la langue parlée dans les films français. Paris : Cahiers du cinéma.

Élisabeth Routhier,PDF
Université de Montréal

Le cinéma français a rarement été pensé au singulier. On le traite plus généralement par fragments, abordant les œuvres selon qu’elles se rattachent à une époque, à un mouvement, à une tradition ou à une culture, et omettant celles qui ne s’y conforment pas. Les films qui rencontrent un succès populaire sont souvent abandonnés au grand public et reçoivent rarement l’attention des cinéphiles. Le complexe de Cyrano, de Michel Chion (2008), a donc d’abord ceci de particulier qu’il permet à À bout de souffle (Godard, 1960) de côtoyer Brice de Nice, Madame de… (Ophüls, 1953) et Le Père Noël est une ordure (Poiré, 1982), sans rapport de hiérarchie. Pour Chion, le cinéma français est en effet « plus “un” qu’on ne le croit » (p. 6) et cette unité est tributaire du lien que les films entretiennent avec la langue parlée depuis le début du cinéma parlant.

Les récurrences et les motifs que Chion repère au fil de son écoute du cinéma français lui permettent de stipuler qu’il existe une « langue-française-d’écran, une langue spécifique qu’on n’entend que dans les films » (p. 6). On voit donc que si l’auteur considère le cinéma français comme étant « un », il en est de même pour la langue française : « une », malgré ses accents. Cependant, cette langue n’est jamais neutre. Il y a longtemps que le mythe d’un accent neutre n’a plus d’adeptes, mais Chion nous fait remarquer que le niveau standard, que la linguistique glisse entre le style soutenu et le langage familier, est une construction théorique qui ne s’applique pas à la langue parlée. Ainsi, une réplique est toujours une sorte de prise de position, un choix scénaristique qui s’inscrit dans la problématique de la représentation de la langue française à l’écran depuis maintenant près de 85 ans.

Les courts chapitres qui constituent Le complexe de Cyrano sont autant de chroniques, initialement écrites pour la revue Bref (1), qui ont été formatées et augmentées en vue d’en tirer un ouvrage complet et cohérent. L’organisation n’est pas soumise aux thèmes traités, mais plutôt à la chronologie des films qui constituent le point de départ de chaque chapitre. Force est d’admettre que cette organisation rend la consultation du livre moins aisée que ce à quoi Michel Chion a habitué ses lecteurs dans les trois dernières décennies. Il s’agit en fait d’un livre au style plus personnel, libéré des standards académiques, qui se consomme davantage comme un tête-à-tête avec le cinéma français que comme un outil de référence. Les thèmes et motifs se dégagent progressivement, au cours de la lecture; ils ne servent pas de point de départ aux textes et ne font pas l’objet d’une table des matières. Il est tout de même intéressant que l’auteur ait inversé le protocole habituel; au lieu de se servir des films pour exemplifier un propos théorique, Le complexe de Cyrano prend plutôt le film comme point de départ et l’inscrit dans une relation à la langue française, pour en venir finalement à dégager certaines récurrences au sein de cette large problématique.

Il est possible de canaliser une grande partie des considérations du livre de Chion dans trois larges préoccupations, qui concernent la lettre des œuvres cinématographiques françaises et qui sont manifestées dans la plupart des films mentionnés : le traitement des accents, le choix des niveaux de langue et la relation qu’entretiennent les personnages avec leur langage. C’est ce dernier aspect (qui introduit une analyse poussée au-delà du signifiant) qui a amené Michel Chion à inclure la figure de Cyrano de Bergerac (2), ce perdant au verbe haut, dans la version finale de ses chroniques.

Les accents : plus cinématographiques que géographiques

L’accent des personnages, dans le cinéma français, est effectivement une donnée qui ne va pas de soi. Chion décèle une « géographie des accents spécifiquement cinématographique, et complètement différente de la géographique du pays réel » (p. 13). Les accents régionaux sont en effet souvent gommés, ou distribués selon des critères qui ne sont pas en lien avec la géographie. Par exemple, Chion remarque que les premières années du cinéma parlant offrent quatre types d’accents : le pointu, le parigot, l’étranger et celui « du Midi ». Selon l’auteur, l’inventivité verbale et la propension à faire des mots d’esprit sont réservées aux accents portés par les classes subalternes, alors que l’accent pointu et l’accent étranger (ce dernier étant souvent combiné à une excellente maîtrise de la langue française) représentent une langue beaucoup plus statique, réservée aux gens de la haute société ou aux manipulateurs.

Il s’agit là d’une tradition qui se poursuit dans bien des films du cinéma français, puisque l’habitude a fait en sorte qu’il est devenu impossible de greffer un autre accent sans que ce dernier soit trop fortement remarqué. Autrement dit, un accent qui sort du carré mentionné ci-haut porte automatiquement une trop grande charge signifiante. Plusieurs films se servent d’ailleurs de cette omission des accents pour situer l’action dans un lieu imprécis (imaginaire ou générique, par exemple). C’est notamment le cas du Corbeau, de Clouzot, dans lequel l’action se déroule à « Saint-Robin », qui est « ici ou ailleurs », selon le carton liminaire. Il existe également des films comme Brice de Nice (Huth, 2005) qui, bien qu’ayant des héros niçois, ne laissent aucunement entendre l’accent du Sud.

Les accents étrangers, portés par les acteurs qui ont une langue maternelle autre que le français, sont par contre fort présents dans le cinéma de l’hexagone. La pointe d’accent germanique de Romy Schneider, l’accent italien de Vittorio De Sica ou celui, anglais américain, de Jean Seberg, sont autant de petits charmes bien appréciés sur le sol français. Contrairement à la pratique de leurs collègues italiens, par exemple, les cinéastes français insistent pour que les acteurs conservent cet exotisme et ne doublent pas les interprètes étrangers. Dans certains cas, les insuffisances linguistiques des personnages allophones deviennent un prétexte pour parler de notre langue : lorsque Patricia pose des questions à Michel dans À bout de souffle ou lorsque Donati, dans Mme de…, répète le mot « désir », qu’il trouve dans le dictionnaire, comme « pour en souligner la musicalité » (p. 56)

À l’inverse, les francophones d’autres pays ne sont pas si bien traités. Pour illustrer ce fait, Michel Chion donne l’exemple (bien connu au Québec) de l’actrice Carole Laure qui, pour percer en France, a dû neutraliser son accent québécois. Chion émet d’ailleurs l’hypothèse que c’est probablement ce qui lui a nui, de son côté de l’Atlantique. Ainsi, les traces d’une langue étrangère sont bienvenues, mais les « français différents », comme le québécois ou le vaudois, n’ont pas du tout le même accueil. Ce n’est pas si surprenant, en fait : si le cinéma français intègre mal ses propres accents régionaux, il est facile de prévoir qu’il boudera les « autres français », aussi.

Les niveaux de langue : l’impossible expression neutre

Comme nous le fait remarquer l’auteur, la stylistique repère au mois quatre niveaux de langue : le style soutenu, le style neutre, le style familier et le style populaire. Cependant, le style neutre, dans le parler français, relève davantage d’une construction théorique que d’une pratique. Dans une interaction donnée, nous sommes en effet contraints de choisir entre les formules soutenues et les constructions langagières plus familières. Michel Chion donne le très bon exemple de l’exercice de traduction du « How do you do? » anglais. Cette phrase commune est en effet ni guindée ni familière, ni polie ni impolie, ne tutoie ni ne vouvoie. Lorsque vient le temps de la traduire dans la langue de Molière, par contre, aucune formule ne peut atteindre un tel degré de neutralité. « Comment vas-tu? »,  « Ça boume? », « Vous allez bien? » sont autant de constructions déjà chargées d’indices de familiarité. S’il existe une façon d’atteindre un style neutre à l’écrit, une transposition littérale d’un tel texte à l’écran ne serait plus du tout neutre dans la bouche d’un personnage. Les dialogues auraient alors l’air trop soutenus et la crédibilité des personnages serait compromise. Les dialoguistes doivent donc choisir le niveau de langue idoine à chaque personnage, et ce, dans l’écriture de chaque réplique. Je pense ici surtout à l’élision du « ne » qui, dans une phrase négative, trahit immédiatement un style familier, tandis que le maintien de ce même « ne » verse dans le soutenu.

À l’intérieur de ces considérations sur les niveaux de langue se trouve également le problème des pronoms, notamment le couple vous/tu et le fameux « on » français. Le premier donne un indice sur la relation entre les personnages et se soumet à des codes sociaux et narratifs (il n’est pas rare que l’on passe du « vous » au « tu » après un baiser, par exemple), tandis que le « on », selon Chion, est le « pronom fuyant par excellence » (p. 27). L’auteur décrit plusieurs circonstances qui, tant dans les dialogues de théâtre classique que dans le cinéma français, présente le « on » comme une stratégie textuelle ou personnelle. Selon lui, le dépérissement graduel du « nous » au profit du « on » dans le parler français est le signe qu’une « collectivité floue et timide, veule même parfois, fuyant la discussion, se substitue à une communauté bien définie et assumée, prête à dialoguer » (p. 28).

Cette absence de style neutre amène donc des problèmes de choix de vocabulaire et de constructions syntaxiques, mais soulève également le problème plus large du style d’écriture des dialogues. Chion remarque en effet que depuis le début du cinéma parlant, les cinéastes doivent choisir « entre des extrêmes : la parole rare, la rétention […] ou au contraire la bravoure verbale ostensible » (p. 13). D’après les analyses de l’auteur, une zone neutre semble encore une fois être absente du cinéma français. On apprend donc que les dialogues d’À bout de souffle, constitués de phrases courtes et sèches, visent « à se démarquer de la verve abondante des dialoguistes français de l’époque » (p. 73). L’histoire de l’écriture de scénarios, en France, semble effectivement être construite sur cette opposition entre la verve des uns (on pense notamment à Marcel Pagnol) et le laconisme des autres. Notons également que pour diverses raisons, les dialogues sont parfois rendus inaudibles, comme chez Clair ou Tati, ou carrément expulsés de la réalité du film, comme dans Themroc (Faraldo, 1973) ou dans La guerre du feu (Annaud, 1981).

Se pose finalement la question du « réalisme », qui fait écho à celle des accents. Dans les dialogues d’un film sur la vie de Van Gogh, doit-on faire parler les personnages en style contemporain, ou plutôt comme « à l’époque »? La stratégie de Pialat, devant ce problème, semble avoir été de n’inclure ni anachronisme, ni pittoresque, évitant ainsi d’avoir à répondre clairement à la question. Tout comme pour les accents des régions filmées, la tradition veut que les particularités langagières des espaces-temps mis en scène ne soient que rarement imitées (voire pas du tout). À travers les pages du Complexe de Cyrano, on remarque que les dialoguistes qui affichent un souci de réalisme travaillent davantage sur la forme des répliques que sur l’adéquation entre les personnages et leur environnement. Je pense ici à des procédés scénaristiques tels que les phrases incomplètes pour marquer l’émotion, la répétition des mots, la pauvreté d’une expression, le bégaiement, etc. Michel Chion met donc en évidence le fait que la langue parlée, dans les films français, ne va jamais de soi. Les scénaristes sont constamment contraints de choisir entre telle et telle représentation de la langue qui, dans le recueil de chronique, trace un large système d’oppositions.

Les personnages et le langage : le lieu du complexe

Effectuant un déplacement de la lettre du scénario vers la parole des protagonistes, Michel Chion accorde une grande importance à la relation qu’entretiennent les personnages avec leur langage. Je passe ici du mot « langue » au mot « langage », puisqu’il ne s’agit plus tellement du traitement de la langue française comme matériau, mais d’une réflexion sur langue comme moyen de communication et d’expression. C’est ce sujet qui, selon moi, rend pertinent l’organisation chronologique du recueil de Michel Chion. Les accents et les niveaux de langue sont des problèmes plus constants (bien qu’abordés avec quelques différences au fil des années) qui n’ont pas d’influence sur l’organisation du livre de Chion. Cependant, la relation au langage a évolué dans le temps d’une façon beaucoup plus significative.

Il y a surtout, semble-t-il, une transformation graduelle depuis les années 1960. Dans son livre, Chion fait souvent allusion à Michel Audiard, bien connu pour ses dialogues de films grand public. Ce dialoguiste utilisait le langage comme un moyen, c’est-à-dire que tous ses personnages faisaient de l’esprit sans réfléchir au lien qu’ils entretenaient ainsi avec leur langue. Les jeux de mots étaient donc imputés à l’écrivain en passant à travers les protagonistes, dans un certain sens. Audiard jouait souvent avec les formules types en les détournant (en faisant ressortir la bizarrerie de leur sens littéral, par exemple), mais c’était dans le but de créer un comique de mots et non pas de critiquer l’utilisation d’un tel type de langage et d’amener ainsi une certaine dimension sociale au scénario. Comme le note Chion, par contre, Audiard « résume à lui seul tout un courant de la langue française au cinéma, [mais] n’a pas trouvé pour le moment de continuateur » (p. 74).

Si l’on continue à jouer avec les expressions toutes faites de la langue française après Audiard, c’est plutôt pour marquer un certain enfermement des personnages à l’intérieur de leur langue. Le Père-Noël est une ordure (Poiré, 1982) commence en effet, d’une façon encore humoristique, à déplacer le langage de l’esprit du scénariste vers la bouche des personnages. Les locutions proverbiales sont enchaînées d’abord pour créer un effet comique, comme chez Audiard, mais les personnages commencent à être emmurés par ce langage prédéfini. Les mots de Chion sont explicites : « ils sont piégés dans un langage fermé où il n’y a rien à inventer » (p. 104). L’organisation du livre de Chion me donne l’impression que ce film marque le point de passage entre deux conceptions du lien personnage-langage, dans le cinéma français. On remarque en effet qu’à partir du chapitre sur Le Père-Noël est une ordure, situé presque au milieu du recueil, les comparaisons avec Cyrano sont plus fréquentes et la relation entre les personnages et la langue comme moyen d’expression devient plus problématique.

C’est donc ici que se situe le fameux « complexe de Cyrano » : dans le lien fataliste qui unit les personnages à leur langue. Une belle caricature du problème est contenue dans le personnage de Brice de Nice (créé par Jean Dujardin), éternel perdant au verbe haut. Plus dramatique est le sort de Michel Poiccard qui meurt, comme Cyrano, le défi aux lèvres, en lâchant « c’est dégueulasse » en un dernier souffle. Ce dernier personnage représente également la tendance des « personnages réflexifs », ceux qui reprennent les autres personnages, qui cherchent les mots précis, qui réagissent à la lettre de la langue.

Il se trouve également des occurrences où les personnages prennent conscience des limites de leur propre langage lorsqu’ils se retrouvent devant ce que Chion appelle une « langue de référence ». On pense ici à la langue des films américains doublés dans La Haine (Kassovitz, 1995) ou le français du théâtre classique de Marivaux, dans L’Esquive (Kechiche, 2003). Dans ces cas précis, les personnages entrevoient la médiocrité de leur faculté d’expression et de leur identité, par le fait même. Il est aussi intéressant de noter que, selon l’auteur, même les personnages chargés d’un pouvoir de création langagière comme Antoine Doinel ou l’autre Antoine, celui de La Discrète (Vincent, 1990), qui sont tous les deux écrivains, n’arrivent pas à s’émanciper par ce moyen. Ils tournent fatalement en rond, comme les autres, et ne font preuve d’aucune inventivité verbale.

« La langue parlée dans les films français »

À travers les trois thèmes que j’ai mis en relief, soit la représentation des accents, les niveaux de langue et la relation entre la langue et les personnages, on peut reconnaître le souci qu’a eu Michel Chion de circonscrire tout ce qui est en rapport avec la langue dans le cinéma français. L’organisation du livre, soumise à la chronologie des films étudiés, rend la consultation par thèmes très ardue, mais ces derniers (plus nombreux que ce qui a ici été développé) ressortent naturellement lorsqu’on lit le livre d’une couverture à l’autre. L’étendue des films et des motifs qui sont traités est impressionnante; on se demande comment l’auteur a pu retrouver les minuscules extraits de dialogues qui lui permettent de relever des récurrences qui n’ont sûrement été que très rarement remarquées. Rappelons également l’originalité du corpus du Complexe de Cyrano, qui a la langue française dans le cinéma français comme objet et qui n’a donc pas la prétention élitiste de ne s’en tenir qu’aux « films de qualité ».

Notes

(1) Revue sur le court-métrage fondée en 1989 par François Ode. Elle est éditée par l’Agence de court métrage en France.

(2) Il est ici question du Cyrano imaginé par Edmond Rostand, et non pas du personnage historique.

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Notice biographique

Après avoir reçu une formation bidisciplinaire en études cinématographiques et littéraires, Élisabeth Routhier complète actuellement une maîtrise en sciences de la communication médiatique, à l’Université de Montréal. Ses recherches portent principalement sur les interactions médiatiques à l’intérieur d’une œuvre littéraire. Elle aura l’occasion de poursuivre ses réflexions sur l’intermédialité dans le cadre de ses études doctorales en littérature comparée qu’elle entreprendra au cours des prochains mois.

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Mots-clés

Michel Chion, langue française, cinéma français, dialogues au cinéma, scénarios français