Marc Joly-Corcoran,
Université de Montréal
Vincent Mauger,
Université Laval
Dans ce numéro, nous vous proposons de réfléchir à la posture du fan contemporain, et cela, tout en soulignant l’analogie souvent relevée entre celui-ci et le comportement religieux. Notre objectif est d’essayer de comprendre, malgré la sécularisation de la société occidentale, comment la religiosité, ou la néoreligiosité (Hills, 2002) se retrouvent dans les productions médiatiques contemporaines. Or, les nombreuses mises en garde provenant, entre autres, de chercheurs comme Hills (2002) et Jenkins (2006) contre l’analogie entre fan et religion nous obligent à prendre un certain recul afin d’expliquer rapidement la problématique.
Posons d’abord que le sacré se définit théoriquement en opposition au profane. Toutefois, ces deux modes d’être ne sont pas aussi hermétiques qu’ils en ont l’air. L’historien des religions Mircea Eliade écrivait ceci dans son ouvrage célèbre Le sacré et le profane : « […] l’homme qui a opté pour une vie profane ne réussit pas à abolir le comportement religieux. […] l’existence même la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du monde » (1965, p. 27). En ce sens, même l’homme contemporain qui se dit laïc ou agnostique est un homo religiosus. Le sacré a investi la sphère des activités profanes. On retrouve en outre différentes figures du sacré qui s’incarnent symboliquement et narrativement dans certaines productions médiatiques actuelles, et sur lesquelles les auteurs des articles de ce numéro se pencheront. En effet, le sacré s’exprime de différentes manières dans les œuvres de fiction à travers de nombreux emprunts aux mythes, qu’ils soient narratifs ou encore iconographiques, ainsi qu’à la structure des rites, puis à travers l’attitude que certains fans adoptent face à ces mêmes œuvres.
Dans le champ des études sur les fans, on a souvent discuté de la pertinence ou non de faire l’analogie entre l’expérience du fan et celle de l’homme religieux, c’est-à-dire l’homme qui adhère à une pensée religieuse institutionnalisée (le christianisme, le judaïsme, l’islam, etc.), puisque la manière avec laquelle l’homo religiosus gère son expérience avec le sentiment du sacré serait la même que celle du fan moderne par rapport aux objets culturels qu’il affectionne particulièrement et avec lesquels il peut entrer dans un rapport de communion intense de par l’importance qu’ils entretiennent dans sa vie quotidienne.
À ce propos, Matt Hills et Henry Jenkins débattent de la question de manière très éloquente dans l’ouvrage Fans, Bloggers, and Gamers (2006). Jenkins exprime la réserve suivante à propos de l’analogie fréquemment faite entre religion et fan : « […] people use religion as a metaphor to refer to the social practices of fandom; […] I don’t see why the metaphor should be a religion any more than it could be a union or a political party […] any number of which serve that same social function of being a community that articulates values and shared affect » (p. 19). Ce à quoi Hills répond en faisant une distinction marquée entre la religiosité et la religion : « I try to make a distinction between “religion” as an organized social group and “religiosity” as an impulse toward meaning and affect. […] fandom is about religiosity and not religion » (p. 20).
Or, on se rend vite compte que le fan manque de mots pour parler de son expérience, et que le vocabulaire religieux, parce qu’il touche également, dans une certaine mesure, à la dévotion, constitue une solution logique pour qualifier et décrire sa relation affective avec l’objet culturel fétichisé. Dans son ouvrage Fan Culture (2002), Hills cite Daniel Cavicchi qui aborde dans ce sens : « […] fans are aware of the parallels between religious devotion and their own devotion. At the very least, the discourse of religious conversion may provide fans with a model for describing the experience of becoming a fan » (2002, p. 118). Ainsi, la néoreligiosité dont parle Hills semble ici tout à fait appropriée, car le mot religion, et donc religiosité, renvoie directement à l’institution. Afin de faire une distinction entre l’homme religieux qui adhère à l’institution religieuse et le fan qui adhère à un fandom, il est opportun, à l’instar de Hills, de considérer le fan comme néoreligieux, et que son institution n’est pas la religion, mais bien le fandom spécifique à l’objet culturel qu’il affectionne (Star Wars, Star Trek, Doctor Who?, etc.).
Il est vrai que le fan peut exprimer ses intérêts de manières peu communes. Cependant, il faut faire la différence entre la structure comportementale du croyant religieux typique, celui qui exprime une foi inébranlable pour sa religion – j’entends ici la religion comme une institution – et le fan qui exprime une passion pour un film, une série télé ou un jeu vidéo. Jenkins souligne : « As a religion you bring back in this notion of literal belief, and it implies that fans are unable to separate fiction from reality, or that they supposedly act on the text as if it were literally true » (2006, p. 17). Ce n’est pas le cas des fans, heureusement, qui sont bel et bien conscients qu’ils ont affaire à des fictions.
Jenkins éprouve toutefois une forte réticence face à l’analogie religion-fandom. Son problème semble avant tout terminologique : « I like religiosity better, but I still fret over it because of its strong connection back to religion » (2006, p. 21). Il est vrai que le terme « religion » évoque effectivement les sacro-saintes institutions religieuses, ces cerbères idéologiques gardant les portes menant vers le chaos primordial. De ce fait, difficile d’ignorer la parenté étymologique entre les mots religiosité et religion, somme toute patente, ajoutant à la confusion lors de leur utilisation. Toutefois, selon Jeannine Orgogozo-Facq, le mot religion proviendrait plutôt de la racine relegere, qui signifierait relire et qui ferait plutôt référence à l’observance scrupuleuse des rites « afin de respecter la tradition dans les moindres détails » (1991, p. 133), et non au caractère sacré de la liaison (religare) avec Dieu ou avec ses semblables. D’une interprétation à l’autre, une constante demeure, celle d’une relation (religare) qui a besoin d’être administrée à travers le respect des prescriptions liturgiques (relegere). Cependant, les chercheurs contemporains dans les études médiatiques ont toujours tendance à relier le mot religion à la racine religare uniquement, comme c’est le cas notamment d’Éric Maigret qui, dans un chapitre paru dans l’ouvrage Les cultes médiatiques (2002), cite John E. Lewis et Penny Stempel en parlant de la « métaphore positive du religieux comme acte de [relier], de partager, d’être dans la ferveur » (2002, p. 101).
Maigret exprime néanmoins et sensiblement la même chose que Jenkins et Hills à propos du vocabulaire religieux utilisé par le fan pour mieux décrire son expérience. Il explique cette tendance à propos des études en communication qui, de plus en plus, utilisent l’analogie avec le « phénomène rituel » afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants à l’égard de notre relation avec les produits médiatiques : « Ces efforts rencontrent un mouvement de mode […], un intérêt des publics pour eux-mêmes, un désir de nommer leurs propres pratiques en tâtonnant par métaphores » (2002, p. 105). L’analogie religieuse s’avère donc, pour le fan, être la métaphore qui est logiquement la plus adéquate afin de décrire son expérience.
Au long de quatre articles de ce numéro – plus un hors-thème –, nous allons tenter d’explorer quelques-unes des incarnations du néoreligieux dans certaines productions médiatiques contemporaines notamment au cinéma, à la télévision et dans les jeux vidéo. Le sixième texte, un compte rendu du dernier ouvrage de Matt Hills, fera office d’épilogue.
Dans notre texte d’ouverture, le professeur Hills s’interroge à propos de la sacralisation des différents domaines de prédilection de groupes de fans afin de remettre en question ce qu’il appelle l’hypothèse de la perte. L’intérêt de cette introduction de Hills est qu’elle tend à explorer d’autres avenues d’analyse, et cela, au lieu de rester sclérosé dans une perspective fonctionnaliste empruntée par la majorité des chercheurs qui étudient les fans en relation avec les religions. En fait, il faudrait plutôt, selon Hills, voir du côté des fans eux-mêmes et comment ces derniers sacralisent l’objet affectionné dans le cadre d’activités de type rituel. Sa perspective est sujette à débat, puisque le sacré constitue au fond, selon nous, une émotion qui a longtemps été prise en charge par l’institution religieuse, mais qui se déplace à l’ère actuelle, et cela de plus en plus, dans la sphère d’activités de nature profane (c’est la théorie du déplacement du sacré proposée par les chercheurs contemporains en sciences des religions que Hills désigne par l’expression loss hypothesis). Néanmoins, en s’inspirant des travaux de Nick Couldry (2009), la réflexion à laquelle Hills nous invite est fort intéressante, car elle prend en considération comment l’espace rituel de la relation médiatique voit constamment les frontières de son expérience redéfinie par le fan. À l’instar de Couldry, Hills est prudent quant à comparer religion et fandom : « Couldry is careful to avoid any implication that “contemporary media is somehow ‘like’ religion, let alone performing a similar ‘function’ to that once played by religion” » (2009, p. 43).
Ensuite, pour élucider la nature des liens étroits entre les fans et les fictions qu’ils apprécient ainsi que de la rétroaction présente entre les producteurs et le public, Charlotte E. Howell, nous invite par son étude de cas à revisiter la télésérie Supernatural (WB/CW) et la reprise subversive du christianisme qu’elle propose dans son « Évangile des Winchester ». Sa contribution met en lumière les discours émergents propres à la culture des fans et s’inscrit dans la lignée d’études semblables à celles de Matthew Hills (2000) ou d’Ann Taves (2009), où l’on relève une certaine souplesse quant à la notion d’expérience religieuse. Cet espace propre à la néoreligiosité, où les connotations que la religion institutionnalisée implique sont étrangères, permet alors l’exploration des questions d’intention religieuse, de cultes et de rituels (néo‑)religieux en plus d’exposer le côté participatif des pratiques de fans.
De son côté, Frédéric Clément élabore une réflexion sur le rituel dans le contexte de la pratique des jeux vidéo en s’appuyant sur la notion d’esthétique de la répétition, mise de l’avant par Torben Grodal (2003). Le tutoriel analysé comme lieu de triple transformation et une nouvelle étude de cas originale, ici le jeu Demon’s Souls (Atlus 2009) considéré comme « culte » par la presse spécialisée, sont examinés alors qu’ils évoquent des parcours initiatiques. Les stéréotypes des joueurs passionnés – dits « hardcore » selon Jesper Juul (2010) – y sont aussi reconsidérés, tout comme les relations existantes entre le rituel et le jeu.
Pour Walid El Khachab, le cinéma peut être une « surface sacrée » : qu’on l’interprète comme un cadre de référence où se retrouvent des motifs et pratiques liés au sacré (Henri Agel, 1961) ou encore que le film en soit prenne part au processus de compréhension de ce qu’est le sacré, voire qu’il en fasse partie par essence (S. Brent Plate, 2008 ); il est possible de postuler que le cinéma est un lieu où la réalité, honorée ou célébrée comme une émanation du divin, est performée ou exprimée. Sa fonction demeure rituelle, comme l’a été celle des murales de Lascaux, des temples ou lieux de culte. S’appuyant alors sur une notion de Lacan (1966), El Khachab propose qu’aller au cinéma est « remémoration », le rappel d’un état archaïque où un rituel place le corps dans les ténèbres, face à une autre vision du monde.
Ce quatrième numéro comprend également un article hors-thème. Dans un effort de conceptualisation, Laurent Jullier et Julien Péquignot tentent de clarifier ce qu’est la notion d’effet-clip au cinéma afin d’outrepasser le simple qualificatif péjoratif, parfois employé anachroniquement, pour diminuer certaines qualités esthétiques partagées par le clip ou MTV. La critique de définitions possibles révèlera le manque de rigueur d’une approche structurelle, technique ou générique ce qui poussera les auteurs à envisager une approche pragmatique de l’effet-clip comme producteur de sens et d’affect chez le spectateur. La dimension éthique et l’ambivalence de la notion même pourront ainsi être étudiées à leur juste mesure.
Pour clore ce quatrième numéro, Andréane Morin-Simard nous propose un compte rendu du dernier ouvrage de Matt Hills intitulé Blade Runner (2011), publié par Wallflower Press dans la collection « Cultographies ». Il y a maintenant plus de trente ans que le film de Ridley Scott est sorti en salle avant de progressivement devenir un film culte tant du côté du public que de la critique universitaire. Les deux approches que l’auteur tente de réconcilier – soient celles centrées sur le texte, puis sur sa réception – ainsi que des résumés des quatre chapitres que ce livre présente vous sont donc offerts en guise d’amuse-gueules.
La tentation est bien grande de comparer l’expérience du fan à l’expérience religieuse : l’examen des diverses expressions du sacré, de la religiosité et de la néoreligiosité demeure ainsi d’intérêt. À défaut d’avoir une terminologie propre qui permettrait au fan de bien décrire son expérience avec son film, sa série télévisée ou son jeu vidéo favori, l’exploration par les chercheurs des vocabulaires servant à décrire l’expérience de l’homo religiosus constitue un point de départ naturel. Les lectures qui vous attendent rassemblent qu’un aperçu de destinations possibles.
Bon parcours!
Bibliographie
Agel, Henri. Le Cinéma et le sacré. Paris : Cerf. 1961
______. Métaphysique du Cinéma. Paris : Payot. 1976.
______. Le Visage du Christ à l’écran, Paris : Desclée. 1985
Eliade, Mircea. Le sacré et le profane, Gallimard, Paris, 1965.
Grodal, Torben. « Stories for eye, ear, and muscles : Video games, media, and embodied experiences ». The video game theory reader. Eds Mark J.P. Wolf et Bernard Perron. New York et Londres: Routledge, 2003 : 129-155.
Hills, Matt. Fan Cultures, Routledge, New York, 2002.
______. “Media Fandom, Neoreligiosity, and Cult(ural) Studies.” Velvet Light Trap: A Critical Journal of Film & Television no. 46 (Fall 2000): 73. Academic Search Complete, EBSCOhost (accessed February 27, 2010).
Jenkins, Henry. Fans, Bloggers, and Gamers, Exploring Participatory Culture, New York University Press, New York, 2006.
Juul, Jesper. A casual revolution: Reinventing video games and their players. Cambridge et Londres : Routledge, 2010.
Lacan, Jacques. Écrits I. Paris. Seuil. Coll. Points Essais. 1999 (reproduction de la 1ère édition 1966).
Maigret, Éric. « Du mythe au culte… Ou de Charybde en Scylla? Le problème de l’importation des concepts religieux dans l’étude des publics des médias », Les cultes médiatiques, Culture fan et œuvres cultes, Philippe Le Guern (dir.), Presses Université de Rennes, 2002.
Orgogozo-Facq, Jeannine. Initiation à l’histoire des religions, Dervy, Paris, 1991.
Plate, S. Brent. Religion and Film. Cinema and the Re-Creation of the World. London: Wallflower. 2008
Taves, Ann. Religious Experience Reconsidered. Princeton: Princeton University Press, 2009.