Jonathan Lessard, Martin Picard, Carl Therrien
Malgré les problèmes d’accessibilité et de préservation, l’histoire du jeu vidéo est devenue un intérêt de recherche pour une communauté grandissante de chercheur(e)s universitaires et de commissaires à travers le monde. Dans Digital Play (2003), Stephen Kline, Greig de Peuter et Nick Dyer-Witheford nous proposaient de comprendre le jeu vidéo comme un ensemble dynamique de structures industrielles, d’innovations technologiques et d’échanges socioculturels. Ce faisant, ils nous ont également donné un outil pour identifier les domaines qui sont explorés avec plus d’insistance et ceux qui ne sont pas abordés aussi fréquemment.
Plusieurs ouvrages sur l’histoire du jeu vidéo, depuis le Ultimate History de Kent (2001) jusqu’au Golden Age de Dillon (2011), documentent les moments clés des circuits technologique et industriel. Construit à partir de centaines d’entretiens avec les intervenants célèbres de l’industrie ou encore à partir des dépêches de journaux qui souvent se contentent de faire écho aux documents de mise en marché officiels des grandes compagnies, ces ouvrages semblent joindre leur voix à un concert de glorification techno-industrielle. Les historiens du jeu vidéo qui œuvrent dans le milieu universitaire ont abordé ces deux circuits plus en détail dans une série d’ouvrages récents, notamment dans The Video Game Explosion (Greenwood, 2008) et la série Platform Studies du MIT Press. Les échanges culturels qui définissent le média vidéoludique sont aussi documentés dans ces volumes. Cependant, ces éléments sont rarement intégrés de manière structurante dans les ouvrages historiques. Récemment encore, de plus en plus de chercheurs se réclament des principes de l’archéologie du savoir tels qu’énoncés par Michel Foucault (1969). La mouvance de l’archéologie des médias cherche à prendre contact avec la matérialité d’un phénomène culturel de façon à éclairer les idéologies et les postulats sous-jacents. Ce faisant, la discipline contribue au développement de nos connaissances et de notre analyse critique de l’histoire culturelle du jeu vidéo.
Ce numéro spécial Kinephanos sur l’histoire culturelle du jeu vidéo fait suite à la première édition du symposium Histoire du Jeu, qui s’est déroulé à Montréal en juin 2014. Nous avons inclus les textes engagés de deux de nos conférenciers invités pour l’événement. Tristan Donovan revient sur le contexte de rédaction de son ouvrage Replay afin de bien souligner les contraintes liées à la mise en œuvre d’un tel projet historique, mais aussi les défis qui attendent tout historien du jeu vidéo. John Szczepaniak poursuit dans la même veine, mais en se concentrant sur l’histoire du jeu vidéo japonais; il remarque qu’il est désormais urgent de préserver le matériel sur le point de disparaître – surtout en ce qui concerne les premiers jeux sur ordinateur – mais aussi de recueillir les témoignages des développeurs avant qu’il ne soit trop tard.
Les articles réguliers ont bénéficié d’un processus d’évaluation par les pairs très rigoureux : après avoir été acceptés pour une présentation au symposium, les textes ont été bonifiés à partir des commentaires reçus lors de l’évènement et des conseils de deux évaluateurs experts.
Pour rendre compte de l’émergence de l’industrie vidéoludique française, Colin Sidre relève l’importance méconnue des boutiques spécialisées. Véritables « surfaces de contact » telles que définies par le sociologue Fernand Braudel, des boutiques comme Illel, Sivéa ou Ellix ont permis à de nombreux « hobbyistes » de partager un intérêt commun. À partir d’une recherche documentaire inédite, comprenant des revues spécialisées, des publicités et des entretiens avec les tenanciers, Sidre présente la mutation éventuelle de plusieurs hobbyistes et revendeurs en développeurs et éditeurs.
Jaakko Suominen, Markku Reunanen et Sami Remes proposent de tracer l’évolution du retrogaming à partir d’une inspection rigoureuse de la presse spécialisée finlandaise. Ils mettent à l’épreuve une hypothèse forte, à savoir que la pratique discursive de magazines comme Pelit, MikroBitti ou encore Tietokonepelien vuosikirja a eu une influence déterminante sur le développement des pratiques de jeu rétrospectives. Ils relèvent les interactions entre la communauté journalistique et l’émergence de la nostalgie vidéoludique, les pratiques d’émulation et de préservation, de même que la monétisation contemporaine du phénomène. L’étude empirique approfondie permet aux auteurs de distinguer entre trois phases distinctes dans l’évolution du retrogaming.
Alison Gazzard se penche sur une pratique peu étudiée dans l’histoire du jeu vidéo : la création et le partage de niveaux de jeu développés par des joueurs, un phénomène riche et protéiforme qui émerge bien avant la publication de l’objet « idéal » LittleBigPlanet (Media Molecule 2008). En « déterrant » la série Repton développée pour le BBC Micro, Gazzard défend qu’au contraire, l’éditeur de niveau accessible à l’usager est un « topos » du jeu vidéo présent dès les années 1980. Elle démontre également que les communautés de joueur n’ont pas attendu l’Internet pour développer des pratiques de création et de partage liées à leur passe-temps.
L’article de Devin Monnens et Martin Goldberg soumettent à un examen minutieux l’idée reçue selon laquelle le jeu Spacewar!, développé au MIT par une communauté de hackers, aurait connu une diffusion rapide et se serait retrouvé quasi instantanément sur tout ce que l’Amérique du Nord comptait d’ordinateurs dans les années 1960. Ils reconstituent une dissémination plus lente, ancrée dans la réalité matérielle et humaine des laboratoires de recherche : accessibilité de machines appropriées, mobilité du personnel, etc. En plus de fournir une somme de précisions historiques inédites, ce travail souligne l’important écart de perception entre les acteurs de cette histoire et ceux qui l’écrivent en ce qui a trait à l’objet Spacewar!. Plutôt qu’une percée héroïque du grand phénomène culturel que nous appelons « jeu vidéo », les contemporains n’y voyaient qu’un gadget—excitant, certes—mais de peu de valeur en comparaison avec la recherche sérieuse au sein duquel il émergea.
Enfin, Thomas H. Rousse nous fait découvrir l’histoire fascinante de l’« après-vie » — pour reprendre le titre du récent ouvrage de Raiford Guins — de la borne d’arcade Warrior, l’un des premiers jeux de combat en images vectorielles. L’auteur nous explique dans les détails toute l’« intrigue commerciale » autour de ce jeu mythique, de même que les principaux enjeux de conservation d’une technologie complexe.