Introduction : Explorer les frontières du jeu numérique : jeux traditionnels, jeux expressifs, jeux pervasifs

Numéro spécial, avril 2016: Explorer les frontières du jeu numérique 

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SÉBASTIEN GENVO & CARL THERRIEN
Université de Lorraine / Université de Montréal

Depuis le début des années 2000, l’étude des jeux numériques a pris une place considérable dans la littérature académique consacrée aux phénomènes ludiques, au point où de nombreux articles se proposant de faire un état des lieux des game studies actuelles se concentrent essentiellement sur les travaux abordant les jeux sur ce support (Rueff, 2008 ; Zabban, 2012). De fait, si les jeux numériques suscitent à présent de nombreux colloques, ouvrages et numéros de revues, les réflexions sur les jeux non numériques ou à la « frontière » du jeu vidéo semblent moins présentes, alors même qu’elles connaissent des développements réguliers.

Pourtant, depuis plus d’un siècle des chercheurs de multiples disciplines contribuent ponctuellement à la compréhension de ces jeux plus « classiques ». Par exemple, en mathématiques et sciences économiques, ces travaux ont donné naissance à la fameuse théorie des jeux (Morgenstern & von Neumann, 1944 ; Nash, 1951). On pense également aux réflexions anthropologiques et sociologiques menées par Johan Huizinga et Roger Caillois, qui font encore aujourd’hui référence. De même, depuis les années 80, les jeux de rôle (Caïra, 2007 ; Bowman, 2010), les wargames (von Hilgers, 2008 ; Sabin, 2012) et les jeux de plateau (Schädler, 2007 ; Hinebaugh, 2009) suscitent des publications fréquentes, sans atteindre toutefois la régularité des travaux menés sur leurs déclinaisons numériques. Dans ce cadre, on ne peut ignorer que les travaux se proposant de penser et d’étudier les jeux numériques font constamment référence aux réflexions menées sur les jeux « traditionnels », que ce soit afin de construire leur cadre théorique (Frasca, 2001 ; Salen & Zimmerman, 2004), ou pour mener des études comparatives (Trémel, 2001).

Ces constations incitent à explorer les frontières et porosités que nourrissent les jeux numériques avec d’autres domaines proches, en interrogeant l’intérêt théorique de les mettre en relation,  de les confronter, de les distinguer ou de les assimiler. On peut par exemple se demander quelles modifications ou continuités se mettent en place en passant d’un support traditionnel à un support numérique (ou l’inverse), en terme de rhétorique et de valeurs notamment. Si la notion de rhétorique procédurale s’est aujourd’hui imposée pour penser la transmission d’un discours sur le monde par le jeu vidéo, celle-ci est-elle transposable en tant que telle pour les jeux non numériques ? Piotr Sterczewski travaille sur cette problématique dans son article sur les jeux de plateau polonais à caractère historique. De la même façon, est-ce que des notions comme la ludification gagnent à être revisitées en dehors du contexte qui les a vu naître ? Mathias Fuchs prolonge ce questionnement en replaçant le concept dans une généalogie qui remonte jusqu’au 18ème siècle.

En sens inverse, est-ce que des cadres théoriques ou terrains plus englobants, recouvrant indistinctement les jeux numériques et traditionnels, peuvent être mobilisés pour relever les spécificités d’un support particulier ? L’article de Victor Cayres et Adolfo Duran tente de relever ce défi en proposant une analyse dramaturgique de World of Warcraft. De la même manière, le texte d’Alexandre Hocquet cherche à resituer le jeu Football Manager au cœur des problématiques plus larges, comme la modélisation et le développement de logiciel. Ce faisant, il s’intéresse aussi aux filiations entre les accessoires ludiques qui proviennent de différentes sphères matérielles. C’est également les relations matérielles et expérientielles entre deux types d’accessoires apparemment éloignées – les poupées kiddles de Mattel et l’avatar « extension de soi » surpuissant de la série Crysis – qui nourrissent les réflexions de Carl Therrien et Joyce Goggin. Les auteurs démontrent que la construction du corps de part et d’autre repose sur certaines similarités. Du jeu numérique ou jeu traditionnel, c’est aussi la question des frontières/de la porosité entre réel, fiction et aire de jeu qui est à investir, ce que nous propose un article sur les jeux pervasifs dans les institutions culturelles (par Diane Dufort, Federico Tajariol et Ioan Roxin).

La création de frontières ou l’effacement de ces dernières peut également se faire entre le jeu et le non-jeu, ou entre différents genres de jeux. La notion de jeu expressif, définie et discutée dans deux articles liés à des travaux de recherche-création (celui de Sébastien Genvo et un autre de Gabrielle Trépanier Jobin), renvoie notamment à des jeux qui abordent des thématiques liées à la vie quotidienne, en permettant aux joueurs d’explorer des problèmes individuels, psychologiques, sociaux, culturels, politiques, etc. Ce type de jeux, typiquement issu de la scène indépendante, connaît un intérêt accru depuis quelques années (on pense par exemple à Cart Life, Gone Home, Papo & Yo, Papers Please, etc.). D’une certaine façon, ces jeux concrétisent le souhait de Gonzalo Frasca formulé au début des années 2000 de voir davantage de jeux vidéo liés à des problèmes de vie courante. L’un des défis de conception et de réception que les jeux expressifs mettent en œuvre est de concilier la dimension divertissante qui est usuellement attendue du jeu et les thématiques sensibles qu’ils peuvent aborder. Les jeux expressifs incitent également à explorer les frontières qui les distinguent des jeux sérieux ou persuasifs, ces derniers étant conçus pour être utilisés dans un contexte spécifique de persuasion, d’éducation, ou avec l’intention d’avoir un impact concret sur le monde. Tous ces éléments amènent le chercheur à questionner la frontière du jeu et du non-jeu, ou à revisiter la définition même de ce qui est ludique.

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Ce numéro spécial Kinephanos prolonge les questionnements qui se sont déployés lors de deux évènements organisés à l’université de Lorraine par le Centre de recherche sur les médiations en novembre 2014: une journée d’études sur les jeux expressifs qui encadrait le lancement de l’Expressive gamelab à Metz (sous la responsabilité de Sébastien Genvo), ainsi que le colloque « Des jeux traditionnels aux jeux numériques » à Nancy (sous la responsabilité de Sébastien Genvo et Stéphane Goria).

Ouvrages cités
BOWMAN, Sarah Lynne (2010), The Functions of Role-Playing Games: How Participants Create Community, Solve Problems and Explore Identity, McFarland & Company, London.

CAÏRA, Olivier (2007), Jeux de rôle : Les forges de la fiction, CNRS Editions, Paris.

FRASCA, Gonzalo (2001), Videogames of the oppressed : videogames as a mean for critical thinking and debate, Master Thesis, Georgia Institute of technology.

HINEBAUGH, Jeffrey (2009) A board game education, Rowman & Littlefield Publishing group, Lanham.

MORGENSTERN, Oskar & VON NEUMANN, John (1944) Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, 1944, Princeton.

NASH, John (1951) “Non-cooperative games”, Annals of Mathematics, vol. 54, p. 286–295.

RUEFF, Julien (2008), “Où en sont les « game studies » ?”, Réseaux 5/2008 (n° 151), p. 139-166.

SABIN, Philip (2012) Simulating war: studying conflict through simulation games, Continuum International Publishing Group, London.

SALEN, Katie & ZIMMERMAN, Eric (2003), Rules of Play: Game Design Fundamentals, MIT Press, Cambridge.

SCHÄDLER, Ulrich (2007), Jeux de l’humanité : 5000 ans d’histoire culturelle des jeux de société, Slatkine, Genève.

TRÉMEL, Laurent (2001), Jeux de rôle, jeux vidéo, multimédia, les faiseurs de mondes, Paris, Presses universitaires de France.