Compte-rendu Fantasia 2013 — Partie 1 — Le cynisme à l’honneur : un cinéma japonais en constante quête identitaire

Le festival Fantasia étant terminé (trois semaines qui passent toujours trop vite), c’est maintenant le moment d’en faire le bilan, et ce sous forme de comptes-rendus thématiques. Les billets qui suivent se concentrent sur le volet asiatique (et principalement japonais) et tentera de replacer les films présentés dans leurs contextes cinématographiques nationaux pour en souligner la richesse des thématiques, des motifs et des formes. Cela nous permettra en même temps de révéler nos coups de cœur et nos déceptions.

La force de Fantasia est certainement de nous offrir une large sélection provenant de l’Asie, déclinée en plusieurs cinémas nationaux (japonais, sud-coréen, chinois, hongkongais, taiwanais, thaïlandais, vietnamiens, philippins, etc.), que nous n’avons pas la chance de voir autrement (certains pourraient bien entendu mentionner le Festival des films du monde, le Festival du nouveau cinéma, certains festivals de films nationaux [comme la première édition du Festival du Film Coréen tenue tout juste avant Fantasia ou le Festival du film chinois de Montréal tout de suite après] et les rétrospectives à la Cinémathèque québécoise, mais ces événements sont plutôt complémentaires dans leurs sélections).

Comme c’est le cas à chaque année, Fantasia privilégie certains genres. Dans le cas qui nous intéresse ici, le cinéma japonais, les adaptations de manga, les comédies « déjantées » (comme ils se plaisent à les nommer) et les films d’horreur furent encore au rendez-vous cette année.

Quête identitaire du cinéma japonais contemporain

Comme le mentionne Benjamin Thomas dans son ouvrage Le cinéma japonais d’aujourd’hui : Cadres incertains, « tous les aspects du cinéma japonais contemporain disent d’une manière ou d’une autre la prégnance de la question de l’identité japonaise moderne, mais aussi le besoin impérieux de la penser par le biais de l’art » (p. 281). Si parfois le cinéma de genre a la fâcheuse manie de se limiter au simple divertissement autoréférentiel (du cinéma uniquement pour les fans qui prennent plaisir à reconnaitre les références au genre), plusieurs films japonais présentés cette année à Fantasia nous ont offert un cinéma « exogène » (qui sort de ces cadres autoréférentiels), en nous proposant des réflexions sur les fameuses interrogations identitaires du cinéma japonais contemporain : « que signifie d’être japonais aujourd’hui ? » ou plus largement « qu’est-ce que le Japon d’aujourd’hui? ».

Si l’on accepte la division de Benjamin Thomas de faire débuter le cinéma japonais contemporain en 1989 (année de la sortie du premier film de Takeshi Kitano, Violent Cop), il est possible de distinguer une transition qui s’est effectuée dans le cinéma critique du Japon (c’est-à-dire d’après-guerre) qui va d’un discours politique (la Nouvelle Vague japonaise, particulièrement Koji Wakamatsu, qui fut l’un des derniers résistants, nous ayant présenté l’année dernière son dernier film, 11:25 The Day Mishima Chose His Own Fate, avant de nous quitter, dont un de ses rares successeurs est sans contredit Sion Sono, surtout avec Bad Film, dont nous reparlerons plus loin) à un discours sarcastique.

C’est sans doute le cas avec les comédies nippones qui nous ont été présentées cette année à Fantasia, prenant plaisir à railler certaines traditions ou conventions sociales telles que la culture du bain (Thermae Romae), le pardon à la japonaise ou dogeza (The Apology King), la culture du travail face à sa jeunesse en moratoire (I’ll Give it My All, Tomorrow), et certains « traits » sociaux contemporains tels que le conformisme ou la peur de la différence (See you Tomorrow, Everyone; It’s Me, It’s Me), jusqu’aux perversions sexuelles nippones, majoritairement mâles (Hello, My Dolly Girlfriend; HK/Forbidden Superhero), mais aussi féminines (New Neighbors).

Exemple éloquent de cette tendance à la dérision, The Apology King est une satire hilarante du pardon à la japonaise (dogeza), dont les effets se répercutent autant dans les relations interpersonnelles (le personnage de Noriko qui apprend à offrir le pardon à des yakuzas qu’elle avait offensés et qui deviendra le bras droit du roi du pardon; le jeune cadre insouciant travaillant pour une agence de publicité et qui devra apprendre à s’excuser auprès de sa patronne qui le poursuit pour harcèlement sexuel; l’avocat qui souhaite s’excuser auprès de sa fille, qu’il ne voit plus, après avoir osé lever sa main sur elle) que les relations internationales (suivant une suite de bavures diplomatiques japonaises montrant l’incapacité du gouvernement à s’excuser proprement auprès de pays aux mœurs culturelles différentes, en l’occurrence ici le fictionnel pays asiatique du Malan). Si cette moquerie de la politique étrangère japonaise évoque malheureusement une réalité qui peut parfois dépasser la fiction, cette partie du film traine en longueur et provoque une brisure de ton avec les scènes plus intimistes. Cette maladresse se reflète sur la conclusion du film, alors que l’on manque l’occasion de terminer le récit sur une note plus humaine et touchante (et ce, sans s’attarder à l’importun « vidéo-clip » de J-Pop lors du générique).

The_Apology_King

It’s Me, It’s Me est aussi un film intéressant dans sa thématique. Réalisé par Satoshi Miki, le film par contre n’est pas aussi satisfaisant qu’Adrift in Tokyo, un favori dans l’histoire du festival. Malgré plusieurs moments comiques et la présence d’un « réalisme magique » intriguant, le film manque de cohésion et de charme. Le film, par le laconisme dans ses explications narratives, reste ouvert aux interprétations, et Satoshi Miki, présent à la projection, dira d’ailleurs durant la période de questions qu’il préfère laisser au spectateur le soin de choisir sa propre lecture. Par son thème de la multiplication du personnage principal, le film aborde malgré tout d’une manière originale le problème de l’uniformisation de la société japonaise, et l’importance de la recherche d’individualité et de sa propre personnalité (le fameux « qui suis-je? »).  À la fin du film, après tous ses dédoublements, le personnage principal (joué par la vedette de J-Pop Kazuya Kamenashi) semble enfin se « trouver » et s’accepter comme il est, mettant fin à la duplication de ses personnalités, annonçant peut-être un vœu d’espoir en l’avenir du Japon?

Its_Me_Its_Me

See You Tomorrow, Everyone est un film très touchant de Yoshihiro Nakamura sur la différence, les traumatismes d’enfance que l’on traine en soi (en partie liés au problème récurrent de l’ijime dans les écoles japonaises), l’importance de la figure de la mère (autre trope essentiel du cinéma japonais contemporain) et surtout le courage de passer outre ce qui nous bloque et nous empêche d’aller plus loin. Ce film est, selon nous, encore une réussite du réalisateur de Golden Slumbers, Fish Story, et Chonmage Purin (A Boy and His Samurai), un auteur en devenir dont le rendez-vous annuel est désormais à ne plus manquer.

See_You_Tomorrow_Everyone

Lié thématiquement à It’s Me, It’s Me, Key of Life fait appel à une autre figure récurrente du cinéma japonais contemporain, celle de l’amnésique (vue entre autres dans les films d’horreur Marebito de Takashi Simizu, Tomie d’Ataru Oikawa, dont une nouvelle adaptation du manga fut présentée à Fantasia en 2011, Vital de Shinya Tsukamoto, et surtout l’excellent Cure de Kiyoshi Kurosawa, mais aussi dans les très bons films Tony Takitani de Jun Ichikawa et Vibrator de Ryûichi Hiroki), « incapable de décliner une identité qui a besoin, pour être formulée, d’un passé ou d’un avenir sur lesquels s’appuyer » comme le formule Benjamin Thomas dans l’ouvrage cité précédemment (p. 24). L’amnésique symbolise de manière la plus explicite la « tyrannie du présent perpétuel ». Emblème de l’époque, cet « être au présent » personnifie « l’absence de mémoire [ou l’incapacité à garder trace du passé] » et « la suprématie de l’oubli » (Benjamin Thomas, p. 87).  Outre par ce labeur de redécouverte de soi, le film en profite également pour critiquer au passage, toujours de manière sarcastique, le mariage arrangé et planifié (tel un projet d’affaires), en opposition au mariage d’amour, conception romantique héritée de l’Occident, mais qui est maintenant bien intégrée dans l’imaginaire japonais contemporain (surtout provenant des grandes villes, moins traditionalistes). Key of Life est un film agréable, construit autour d’un scénario habile, bien que ce dernier s’essouffle un peu vers la fin. Dans une distribution excellente, nous pouvons noter plus particulièrement l’excellente performance (encore une fois) de l’acteur Teruyuki Kagawa.

Dans un registre tout à fait différent, le dernier film projeté à Fantasia, Bad Film, de Sion Sono, est un film extrêmement énergisant tout en étant très provocateur, qui nous rappelle le cinéma japonais politique des années 1960, alors que la caméra était encore utilisée comme une arme idéologique. Véritable film guérilla, tourné (en Hi-8) à la manière du « cinéma vérité » dans les grands quartiers populeux de Tokyo, l’œuvre aborde plusieurs sujets tabous (encore aujourd’hui au Japon) tels que l’homosexualité, la prostitution, ou les relations tendues entre les Japonais et les étrangers (chinois dans ce cas-ci). Les dialogues, parfois juteux, appellent à la tolérance (en montrant plutôt l’intolérance, d’une manière efficacement ironique) tout autant qu’à la résistance (avec certaines scènes de manifestation réelle filmées aux intersections les plus achalandées de Shinjuku ou Shibuya). Les « personnages » sont joués, souvent de manière improvisée, par des acteurs non-professionnels, faisant parti du Tokyo GAGAGA, un projet de performance poétique créé par Sion Sono et comptant plus de 2000 poètes-militants ayant participé au film. C’est un film tel que l’on en voit plus aujourd’hui (signe de son temps révolu, ce premier long métrage de Sono fut d’ailleurs tourné en 1995 pour être finalement terminé en 2012), même chez ce réalisateur, qui demeure néanmoins toujours aussi provocateur.

Bad Film

Finalement, notre coup de cœur du Festival pour le volet japonais est sans contredit le film intimiste de Yuya Ishii, The Great Passage. Loin de la critique caustique ou de l’humour décalée, ce film défend plutôt des valeurs conservatrices (quoique modernes), celles du dévouement pour le travail; quoique ici pas un travail aliénant, mais définitivement émancipateur, bien que très minutieux : celui d’élaborer un nouveau dictionnaire, sur papier, à l’heure de la grande popularité des dictionnaires électroniques au Japon (et ce depuis plusieurs années). Par ses thèmes humanistes, le film fait d’ailleurs écho au grand cinéma japonais d’après-guerre, mais dans un traitement dramatique contemporain, c’est-à-dire tout en modestie et en subtilité, bien que tout aussi efficace dans sa sensibilité.

The_Great_Passage

La deuxième partie traite des adaptations de manga.