Au cinéma (voire dans les médias populaires en général), l’adaptation est une pratique courante (et très ancienne), mais qui s’avère beaucoup plus complexe qu’elle ne peut sembler au départ (le « départ » étant bien sûr souvent lié aux simples intentions mercantiles). Comment adapter ou transcrire adéquatement un récit d’un média à un autre? Voilà une question qui demeure toujours sans réponse définitive aujourd’hui. À Kinephanos, par nos intérêts pour le jeu vidéo, le cinéma, et les relations intermédiales dans la culture populaire, nous sommes bien au courant de la problématique histoire des adaptations de jeux vidéo en films. Au Japon, l’adaptation de manga (ou d’anime) au cinéma (le processus courant étant du manga vers l’anime, et ensuite le cinéma) connait une saga encore plus longue, en quantité comme en qualité.
Comme le mentionne Marc Steinberg dans son ouvrage Anime’s Media Mix: Franchising Toys and Characters in Japan, les liens transmédiatiques, connus sous le nom de media mix au Japon, remontent au moins au début des années 1960, la série télévisée d’animation Astro Boy (Tetsuwan Atomu) étant une des pionnières en la matière. Ces stratégies de marketing furent perfectionnées par la firme Kadokawa Shoten, menée depuis le milieu des années 1970 par deux frères (Haruki et Tsugihiko Kadokawa). Alors que le premier s’est concentré sur l’industrie cinématographique pour établir ses liens transmédiatiques, son jeune frère Tsugihiko, le président actuel, visa durant les années 1980 un public jeune plus friand de culture populaire japonaise, que l’on désigne aujourd’hui par otaku, avec des intérêts non seulement pour le manga et l’anime, mais aussi le jeu vidéo, les figurines, la musique J-Pop, etc. Ainsi, c’est dès l’émergence du media mix que le manga fut établi comme « substrat créatif de base » pour les différentes formes de déclinaisons médiatiques et de marchandisages. Cette stratégie commerciale du media mix est encore dominante aujourd’hui au Japon, comme en témoignent les nombreuses adaptations de manga qui furent présentés à Fantasia cette année.
Force est d’admettre que la cuvée 2013 souligne à merveille le registre qualitatif des adaptations, allant des « bonnes » aux « mauvaises ». Si l’on commence par ces dernières, Rurouni Kenshin, Library Wars, et The Tiger Mask en sont des exemples probants, démontrant clairement les manques de créativité formelle qui caractérisent souvent les adaptations de médias populaires, par une préférence à mettre en scène banalement un scénario qui l’est tout autant. Ces films ont tous la fâcheuse manie de calquer certaines scènes, formes ou structures appartenant au média source au lieu de proposer un véritable travail d’adaptation, impliquant une transposition d’un langage médiatique à une autre. Ce type d’adaptation est souvent excusé sous prétexte du public visé par ces œuvres, en l’occurrence ici les lecteurs et lectrices de manga shônen et shôjo, donc s’adressant à un jeune public friand d’action et/ou de romance, et de clins d’oeil au matériel source.
Si Rurouni Kenshin est une adaptation très fade du manga, avec un drame non senti créé artificiellement par une musique trop appuyée, une surutilisation du ralenti (un « topos » malheureusement du cinéma commercial japonais) et quelques autres clichés habituels de ce genre de cinéma, Library Wars s’est avéré encore plus indigeste. Shinsuke Sato, tout de même présent à la projection, n’a malheureusement pas su se faire pardonner son adaptation toute aussi malhabile de Gantz, présentée à Fantasia en 2011. Ne perdez pas votre temps à regarder le film, allez plutôt lire le manga ou visionner l’anime si la guerre mélangée à la romance vous intéresse.
Toutefois, c’est The Tiger Mask qui gagne la palme de l’insipidité, ce qui est plutôt dommage pour une figure aussi appréciée au Japon. Deux exemples de sa popularité : la « grotte du Tigre » (en japonais « Tora no ana »), où sont entrainés les combattants, a procurée le nom à la fameuse chaîne de magasin de doujinshi « Comic Toranoana »; et, à l’instar du protagoniste du film qui entreprend de soutenir financièrement l’orphelinat où il a grandi grâce à l’argent gagné lors de ses combats, certains orphelinats au Japon ont reçu au courant de l’année 2010 et 2011 des dons signés « Naoko Date » (le nom du protagoniste), alors que les médias ont traité ces gestes comme des symboles d’entraide et de solidarité dans le contexte économique difficile du Japon.
Dans la même lignée, Gatchaman, film à grand déploiement, nous a donné quelques signes d’espoir dans le premier tiers du film (surtout par son humour et quelques scènes spectaculaires), mais a petit à petit dévoilé ses faiblesses attendues au niveau du scénario et de la superficialité de sa « montée dramatique ». Un film à voir pour les fans seulement.
Par contre, d’autres adaptations plus signifiantes nous furent également présentées, faisant même écho aux thèmes soulignés lors de notre première partie.
I’ll Give it My All… Tomorrow (Ore wa mada honki dashite nai dake, littéralement « Je n’ai pas encore fait de mon mieux ») est une comédie réussie sur les problèmes de la jeunesse japonaise contemporaine. Le personnage principal, un récent NEET (Not in Education, Employment or Training) de 42 ans, qui décide de devenir mangaka (créateur de manga), illustre parfaitement le jeune japonais ayant grandi durant les années 1970 ou 1980, c’est-à-dire dans un Japon économiquement riche (surtout jusqu’à la Bulle économique des années 1980), mais socialement en crise (encore davantage depuis l’éclatement de la bulle au début des années 1990 accompagné d’une série de crises économiques et sociales [surtout concernant la jeunesse] que le Japon n’est toujours pas parvenu à surmonter). Ces « jeunes d’un nouveau type » (shinjinrui en japonais) ou jeunes « en moratoire » auraient développé un comportement immature, refusant de grandir tout en repoussant constamment les responsabilités adultes telles que le travail et la famille. Le protagoniste du film est d’ailleurs en contraste avec son meilleur ami, un salaryman divorcé, père d’un jeune garçon qui lui est totalement indifférent, et qui ne s’est jamais posé la question à savoir s’il aimait son travail ou s’il était heureux, mais qui ne peut s’empêcher d’envier l’attitude libre de son copain. Entre les deux (il sera d’ailleurs toujours assis à cette position dans leur restaurant habituel), un arubeitâ (travailleur à temps partiel, tiré du mot allemand arbeiter) de 26 ans, qui ne semble avoir d’intérêt pour quoi que ce soit, bien qu’il soit toujours enclin à défendre les injustices sociales. Tiré d’un seinen manga, cette adaptation se veut une amusante réflexion sur les difficultés de poursuivre ses rêves (ou d’en trouver) et de consacrer sa vie à la création et à la liberté dans une société ultraconservatrice et conformiste.
Toutefois, l’adaptation la plus réussie est selon nous Helter Skelter, déjà critiqué ici, dont la mise en scène s’est avérée très inventive (peut-être que les talents de mise en scène de la réalisatrice et photographe de profession, Mika Ninagawa, proviennent de ceux de son réputé père, Yukio Ninagawa), malgré une construction narrative inégale. Certes, Helter Skelter abordait des sujets controversés, cependant, bien qu’il nous ait présenté quelques scènes croustillantes, on peut dire qu’elles se sont avéré très « softs » en comparaison aux films suivants.
Hello, My Dolly Girlfriend (en japonais Figyua na Anata, littéralement « Ma figurine chérie », faisant référence aux figurines privilégiées par les otaku) est un film maladroit, mais au sujet substantiel. Film clairement à petit budget, tourné en numérique (avec une qualité sonore douteuse et des éclairages très peu contrastés, mais aux jeux de couleurs intéressants), l’œuvre du mangaka Takashi Ishii (dont il adapte son propre manga ici) explore de manière imaginative, mais exploitante, les fantasmes du mâle otaku. Tiré d’un manga pornographique, certaines scènes du film sont volontairement choquantes (surtout dans le traitement fait aux femmes), suffisamment du moins pour que bon nombre de gens sortent de la salle durant la projection. Par contre, connaissant l’auteur et son œuvre, ces images parfois obscènes ne sont pas si surprenantes alors que ses mangas pour adultes ont déjà créé quelques controverses au Japon pour ses scènes de viol. Le film demeure ainsi en accord avec les thèmes récurrents d’Ishii, non seulement dans ses mangas, mais également dans ses films érotiques (il a fait du pinku eiga au début de sa carrière). Film sur la confusion entre le fantasme et la réalité, le film critique clairement les désirs pervers de l’otaku, troquant une sexualité « normale » par une dévotion pour les figurines (au point de « mettre en vie » une de ces figurines par son imagination déviante) et les jeunes filles (bishôjo), surtout celles arborant les fameux costumes d’écolière (seifuku) ou de bonnes (maid) (tous des stéréotypes rattachés à l’otaku qui sont illustrés dans le film). Par contre, alors que le film semble vouloir critiquer certains fantasmes masculins au Japon, qui malheureusement dominent encore dans la société japonaise au point d’en réifier les jeunes filles qui, plus souvent qu’autrement, s’y plient (par des modes vestimentaires et comportements féminins allant du burikko au style moe, en passant par certaines pratiques controversées telles que l’enjo kôsai ou le phénomène des aidoru, dont Helter Skelter en fit une critique), il ne peut s’empêcher en même temps de les exploiter abondamment (pour choquer évidemment, mais probablement aussi pour divertir un public essentiellement masculin). Bref, le film est paradoxalement pris entre le désir de satisfaire un public mâle (viols, nudité, pornographie, humour violent) tout en souhaitant souligner ses côtés pathétiques (les dangers de la perversion, de l’illusion ou de la perte de contrôle sur ses fantasmes).
Finalement, nous terminons cette partie avec le premier prix du public à Fantasia, HK/Forbidden Super Hero. Adaptation de manga tout à fait hilarante, le film se veut une parodie hautement divertissante des films de superhéros et de héros masqués à la japonaise. Ne se prenant nullement au sérieux, l’œuvre a tout de même le mérite de ne pas sous-estimer son public en évitant les insanités coutumières à ce genre de film. HK (pour Hentai Kamen, ou le Pervers masqué) souhaite clairement s’amuser avec le spectateur en jouant sur les conventions du genre, mais d’une manière toute de même originale et rafraichissante, et la foule survoltée et égayée de Fantasia à la projection en a été la plus grande preuve. La perversion « à la japonaise », ici poussée dans son extrême, devient synonyme d’héroïsme, mais aussi, récit manichéen oblige, devient en proie au mal lorsqu’elle est utilisée à de mauvaises fins. Au-delà de la simplicité du divertissement, nous pouvons critiquer quelques longueurs, et une fin prévisible, quoique toute de même très jouissive (dans les deux sens du terme; il faut le voir pour le croire).
La troisième partie traite de l’horreur à la japonaise.