Demon’s Souls : L’esthétique de la répétition au cœur de la pratique hardcore du jeu vidéo

Frédéric Clément,PDF
Université de Montréal

Résumé

Le présent article propose d’examiner les manières dont la répétition et le rituel se conjuguent en contexte vidéoludique, notamment dans une exploration de l’étiquette hardcore accolée à la fois aux joueurs particulièrement dévoués à leur pratique vidéoludique et aux jeux nécessitant un certain dévouement. Pour ce faire, nous exposerons tout d’abord la notion d’esthétique de la répétition, qui a été mise de l’avant par Torben Grodal (2003) et qui se retrouve dans la pratique du jeu vidéo. Nous nous pencherons ensuite sur les liens qu’entretiennent le rituel et le jeu, plus particulièrement le jeu vidéo, en nous attardant au tutoriel, un segment du jeu qui a beaucoup en commun avec le rite de passage. Nous serons alors en mesure de démontrer que le tutoriel est un point nodal où s’opèrent trois types de transformations : la transformation du monde du jeu, la transformation de l’avatar, ainsi que la transformation du joueur. Enfin, une étude de cas de Demon’s Souls (Atlus 2009), considéré comme « culte » par la presse spécialisée et réputé pour sa difficulté implacable, nous permettra de mettre en relief les notions abordées auparavant. Nous pourrons ainsi revisiter les stéréotypes associés aux jeux et aux joueurs hardcore à la façon de Jesper Juul (2010), qui propose une catégorisation des joueurs en fonction de l’intensité de leur participation.

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L’esthétique de la répétition

La répétition est une notion essentielle du jeu. Dès 1938, l’historien hollandais Johan Huizinga (1988) mentionne que la répétition est indispensable à l’activité ludique. Bien qu’il soulève plusieurs caractéristiques du jeu (séparé de la vie courante, limité dans le temps, limité dans l’espace, etc. [p. 31]), et bien qu’il signale la liberté de jouer comme condition primordiale pour qu’il y ait jeu (p. 24), Huizinga considère la répétition comme une qualité fondamentale qui lie les autres caractéristiques entre elles (p. 27). Dans l’étude du jeu vidéo, les théoriciens ont aussi souligné l’importance de la répétition. Par exemple, dans « Stories for eye, ear, and muscles: Video games, media, and embodied experiences », Torben Grodal (2003) compare la pratique vidéoludique à l’apprentissage de la vie quotidienne, soulignant que tous deux ont recours à la répétition. Il approfondit cette idée du recours à la répétition en l’opposant à l’expérience séquentielle caractéristique du visionnement de films. De cet apprentissage (qu’il s’agisse de celui associé à la vie quotidienne ou à la pratique du jeu vidéo) émane ce que Grodal nomme l’esthétique de la répétition (1) :

In several respects, video games provide an aesthetic of repetition, similar to that of everyday life. A film is mostly experienced as a unique sequence of events, and we do not learn the physical outlay of a given simulated world very well, we are carried from space to space. In everyday life, however, we repeat the same actions over and over in order to gain mastery. When we arrive to a new city or a new building we slowly learn how to move around, and if we want to learn to drive or bike, we exercise those skills until we have acquired the necessary procedural skills. The video game experience is very much similar to such an everyday experience of learning and controlling by repetitive rehearsal [c’est l’auteur qui souligne] (Grodal 2003, p. 148).

 

En portant son attention à la pratique du jeu vidéo, Grodal distingue trois phases de l’expérience vidéoludique : la non-familiarité avec le jeu et le défi qu’il pose au joueur (« the world is new and salient and poses challenges and mystery ») (p. 148); la maîtrise du jeu et l’apprentissage par la répétition (« [b]y playing the game numerous times, the game world will become increasingly familiar ») (p. 148); et l’automatisation (« [t]he virtual world becomes predictable, it loses its visual and acoustic salience, and the player will probably stop playing the game at this stage ») (p. 148). Selon l’auteur, l’esthétique de la répétition repose sur cette séquence défi-maîtrise-automatisation qui mène, en fin de compte, à l’abandon du jeu.

Toujours dans le domaine de l’étude du jeu vidéo, plusieurs chercheurs ont proposé des modèles théoriques afin de mieux expliquer la notion de jouabilité. Au cœur de ces modèles s’inscrit l’aspect cyclique, donc répétitif, du jeu (mentionnons, au passage, le probing principle de James Paul Gee (2) en 2003 et le modèle circulaire de la jouabilité de Tom Heaton (3) en 2006). Une autre approche, qui est, comme chez Grodal, alimentée par l’expérience spectatorielle au cinéma, se retrouve dans la démarche de Bernard Perron. Inspiré par le cycle perceptif d’Ulric Neisser (1976), Perron (1995 et 2002) propose le cercle heuristique, qui met en évidence l’activité cognitive du spectateur. Quelques années plus tard, délaissant le spectateur pour s’intéresser plutôt au joueur, Perron propose le cercle heuristique de la jouabilité (2006), un modèle qu’il peaufinera de concert avec Dominic Arsenault dans leur modèle du cycle magique de la jouabilité (2009). Ce dernier modèle est composé de trois cycles concentriques représentant des boucles de rétroaction entre le jeu et le joueur. Par la progression du joueur dans le jeu et dans le temps, les cycles forment trois spirales qui s’emboîtent : la spirale heuristique de la jouabilité, la spirale heuristique du récit et la spirale herméneutique. Chez Arsenault et Perron, comme chez Huizinga, Grodal et d’autres, la répétition est au cœur de l’expérience (vidéo)ludique.

 

Rituel, répétition et jeu vidéo

Huizinga est peut-être celui qui a le mieux mis en évidence les liens entre jeu, rituel et répétition. Au cours de sa recherche des caractéristiques qui définissent le jeu, il admet ne pas être le premier à s’être penché sur la question. Il déplore toutefois que les autres penseurs avant lui ne se soient intéressés qu’aux strictes fonctions biologiques du jeu, alors qu’à son avis le jeu est « une indispensable fonction de culture » (p. 26). Toujours chez Huizinga, la répétition s’exprime à la fois dans le rituel et dans le jeu, le rituel n’étant pas la simple représentation d’un événement cosmique, mais plutôt une re-présentation, la répétition mystique d’un événement (p. 33).

Dans le contexte vidéoludique, la question du jeu et du rituel est abordée par Alison Gazzard et Alan Peacock (2011). Ils traitaient des actions précises que le joueur entreprend dans son activité ludique, que ce soit la répétition de ses propres mouvements (ceux de ses doigts sur la manette) ou ceux recréés par l’avatar (se déplacer dans le monde du jeu ou terrasser un ennemi). Les auteurs évitent le piège d’envisager chaque action du joueur ou de l’avatar comme une action rituelle, mais considèrent néanmoins que certaines actions réalisées dans l’activité vidéoludique sont de l’ordre du rituel (ritual like) (p. 502). Seraient donc de l’ordre du rituel les actions répétitives posées consciemment et de façon délibérée par le joueur dans le but d’agir sur le monde du jeu ou d’affecter le récit (par exemple : réunir sept talismans nécessaires à l’ouverture d’une porte magique ou parler à tous les habitants d’un village afin d’accumuler de l’information sur le monde du jeu). À l’inverse, ne seraient pas de l’ordre du rituel les actions fonctionnelles et routinières qui, par leur absence de répétition, ne mènent le jeu nulle part (par exemple, la coordination d’inputs par le joueur sur une manette, ou alors les coups portés par l’avatar dans le feu de l’action, dont la répétition, parfois frénétique, est nécessaire dans les jeux de combat ou de tir).

Si le jeu et le rituel partagent plusieurs caractéristiques (dont la répétition), la différence essentielle entre les deux réside dans la prévisibilité des résultats engendrés (p. 503). Dans le rituel, le résultat est certain : les mouvements appropriés et les mots prononcés dans le bon ordre mènent à un résultat connu au préalable, comme l’obtention d’un titre social. Dans le jeu, quant à lui, le résultat est incertain (à moins qu’il n’y ait tricherie!) : par exemple, la répétition d’une même séquence aux échecs peut mener à une victoire ou une défaite, selon les réactions de l’adversaire. C’est par le respect des règles que le jeu et le rituel peuvent être menés à bien et ainsi donner lieu à la transformation, qui est, selon Gazzard et Peacock, la conséquence principale du rituel (p. 502).

Ces auteurs proposent une liste d’éléments de l’ordre du rituel retrouvés communément dans les jeux vidéo qui sont chacun reliés à la répétition : le tutoriel (p. 507-508), les lieux (notamment les checkpoints qui jonchent le parcours de l’avatar et les endroits de sauvegarde qui encouragent le joueur qui souhaite les atteindre à accomplir de manière répétée un certain pèlerinage, p. 508-509), les objets (par leur accumulation, parfois obsessionnelle, afin d’augmenter le pouvoir de l’avatar, p. 509) et la guérison de l’avatar (p. 510). De cette liste, le tutoriel nous semble l’élément le plus propice à une étude de la répétition et du rituel en contexte vidéoludique.

 

Le tutoriel comme rituel

Le tutoriel figure le plus souvent en marge du jeu, à son début, alors que le joueur n’a pas encore obtenu le plein contrôle des fonctionnalités offertes par le jeu. Pour Gazzard et Peacock, le tutoriel marque un événement rituel, une sorte de rite de passage (p. 508); c’est dans le cadre de celui-ci que le joueur se familiarise avec la manière de coordonner ses inputs pour obtenir les effets désirés. Le joueur en ressort transformé à la suite d’une succession de séquences défi-maîtrise-automatisation; il est désormais apte à agir sur le monde. Au cours du tutoriel, on présente habituellement au joueur une série de défis à surmonter, du plus simple au plus complexe. À force d’essais et d’erreurs, le joueur parvient à maîtriser les relations causales entre ses inputs sur la manette, le comportement de l’avatar et les réactions de l’environnement, et ce, jusqu’à atteindre un certain niveau d’automatisation. Le tutoriel présente ensuite un nouveau défi au joueur, et la séquence défi-maîtrise-automatisation reprend jusqu’à la fin du tutoriel.

Selon nous, c’est dans le tutoriel que s’accomplit, davantage qu’ailleurs, cette transformation qui forme le cœur du rituel. Il s’agit d’une transformation triple, composée d’une transformation du monde, d’une transformation de l’avatar et d’une transformation du joueur (bien que ces transformations ne soient pas l’apanage du tutoriel, nous considérons malgré tout que le tutoriel est le point nodal où ces transformations s’expriment le plus – et le mieux) :

–       Transformation du monde : Il n’est pas rare que plusieurs environnements du jeu soient interdits d’accès au joueur avant que celui-ci n’ait effectué le tutoriel. Ainsi, avant le tutoriel, la progression spatiale du joueur est restreinte, ce qui contraint celui-ci à prendre part à ce moment d’apprentissage. C’est seulement une fois le tutoriel terminé que le joueur pourra explorer des environnements plus vastes.

–       Transformation de l’avatar : En règle générale, lors du tutoriel, l’avatar acquiert un nouveau répertoire d’actions qui lui étaient inaccessibles en introduction du jeu. C’est souvent une fois le tutoriel achevé que le joueur a accès à un plus large éventail de fonctionnalités dans les menus, ce qui multiplie les possibilités d’actions permettant d’influencer la diégèse du jeu (par exemple, par la progression du récit) ou simplement sa présentation (par exemple, en activant les sous-titres des dialogues).

–       Transformation du joueur : Non seulement l’avatar traverse le tutoriel et acquiert une plus grande liberté d’action, mais le joueur lui-même acquiert un savoir et un savoir-faire qu’il sera en mesure de mettre en œuvre dans le jeu même.

Nous considérons donc le tutoriel comme un jeu à l’intérieur du jeu, un (rite de) passage où le joueur côtoie le jeu pour la première fois par un processus qui comprime la séquence défi-maîtrise-automatisation proposée par Grodal en une unité réduite de jeu. Le joueur, ayant franchi les trois étapes successives et achevé le processus de transformation, est désormais en mesure d’affronter le jeu. Ses capacités de navigation (que ce soit dans les environnements du jeu ou dans les menus) ont été évaluées et, maintenant que le monde, l’avatar et lui-même ont été transformés par le tutoriel/rituel, le joueur est désormais apte à poursuivre sa route.

 

Demon’s Souls

Notre étude de la répétition et du rituel dans le jeu vidéo se déplace à présent vers un objet vidéoludique précis, le jeu Demon’s Souls (Atlus 2009), qui appartient au genre vidéoludique des action RPG (jeux de rôle d’action) et qui a été qualifié de « culte » par la presse spécialisée (Bendel 2010, Dutton 2012, Narcisse 2012). Autrefois, le jeu vidéo de rôle traditionnel était prisé par des joueurs particulièrement dévoués à la pratique vidéoludique, qui investissaient parfois plusieurs dizaines d’heures pour finir un jeu et enduraient des combats répétitifs et statiques afin d’accéder à de nouveaux éléments narratifs et de faire évoluer leur avatar. Le genre s’est graduellement ouvert au grand public en progressant vers des combats en temps réel et des cinématiques de plus en plus élaborées, ce qui lui a permis de quitter son marché de niche (bien que les jeux de rôles en tours discontinus soient toujours populaires au Japon).

Sur le plan narratif, Demon’s Souls se déroule à une époque rappelant le Moyen Âge, dans un univers inspiré du courant littéraire du dark fantasy, où se côtoient des éléments du fantastique et de l’horreur. La progression des caractéristiques de l’avatar (telles la force, l’endurance, la dextérité et d’autres caractéristiques communes dans les jeux de rôles) se fait par l’accumulation de souls que le joueur obtient en vainquant des ennemis. Ces souls servent de monnaie pour l’achat d’armes, d’armures et de sorts auprès de personnages non joueurs, en plus de permettre d’augmenter les niveaux de puissance de l’avatar. Ainsi, toute progression des pouvoirs de l’avatar, exception faite de celle attribuable aux objets trouvés sur le parcours, passe par l’accumulation périlleuse et l’investissement stratégique des souls. Nous parlons ici d’accumulation périlleuse, car les affrontements contre les nombreux ennemis laissent peu de place à l’erreur, et d’investissement stratégique, car le joueur ne peut mettre « en banque » les souls accumulées – il doit les dépenser, sous peine de les perdre à la mort de l’avatar (notons que l’avatar pourra récupérer les souls perdues s’il retourne au lieu même de sa défaite; toutefois, pour ce faire, il devra affronter de nouveau les obstacles qui ont provoqué cette défaite).

 

La mort de l’avatar

Dès les débuts de Demon’s Souls, le joueur est aux prises avec la mort de son avatar. En effet, le tutoriel du jeu a ceci de fascinant : l’avatar ne peut y survivre. Ainsi, après une brève exploration des mécaniques de combat (attaque, parade, roulade, etc.) et de l’environnement, l’avatar doit affronter un boss qui, d’un coup de hache ou deux, a tôt fait de le terrasser. La mention « YOU DIED » apparaît alors à l’écran et l’esprit de l’avatar est transporté dans le Nexus, une autre dimension, entre le monde des morts et celui des vivants. C’est à partir de là que le joueur choisira dans quel environnement hostile il entreprendra son aventure afin de récupérer son propre corps (4).

Le tutoriel de Demon’s Souls ne permet pas à l’avatar de rester en vie : il le précipite plutôt vers une mort brutale et sans appel, et ce, dès les premières minutes. Le tutoriel fait office de véritable rite de passage et, bien que celui-ci suppose toujours une mort symbolique, ici, la mort est autrement plus concrète. Selon la logique de Gazzara et Peacock, il y a bel et bien transformation, la conséquence principale du rituel. Cette transformation s’effectue selon les trois niveaux définis précédemment : 1) la transformation du monde, qui se manifeste par l’accessibilité de nouveaux environnements à explorer à partir du Nexus; 2) la transformation de l’avatar, dépossédé de son corps, qui peut maintenant troquer des souls en échange d’équipement et interagir avec les personnages non joueurs; 3) la transformation du joueur, qui, hébété de n’avoir pas survécu à sa première rencontre, se demande s’il aurait pu vaincre le boss s’il avait agi autrement.

Nous avons constaté, pour ce qui est de la transformation du joueur à la suite du tutoriel de Demon’s Souls, que notre propre expérience de jeu rejoint celle de plusieurs autres joueurs. Sans vouloir sombrer dans la psychologie populaire, nous avons observé que notre expérience passe, dans un contexte beaucoup plus trivial, par les différents stades du deuil du modèle Kübler-Ross (1969). En effet, on passe successivement par le choc (la mort de l’avatar, accompagnée de la mention « YOU DIED »); le déni (« Quoi? On ne peut quand même pas mourir dans un tutoriel, non? »); la colère (« Mais qu’est-ce c’est que ce jeu qui oblige le joueur à perdre contre un boss dans les premières minutes!? »; le marchandage (« Il existe certainement un moyen de vaincre le boss à la première tentative… Et si je recommençais une partie pour tenter ma chance? »); la dépression (« Peut-être qu’au fond, je ne suis pas assez doué pour ce jeu… »); l’acceptation (« Une grande quête s’offre à moi. Si je veux avancer dans le jeu, je dois mettre cet échec de côté et me lancer dans l’aventure! »); et enfin la reconstruction (la progression personnalisée de l’avatar par le gain de niveaux de puissance au fil du jeu, de même que l’amélioration des habiletés du joueur par son apprentissage). Ce modèle décrit une véritable transformation du joueur qui n’est pas que symbolique (comme le sont les transformations du jeu et de l’avatar) : le joueur s’en sort réellement différent.

Bien que la mort dès la fin du tutoriel soit nécessaire au déroulement du récit, la mort de l’avatar, sous toutes ses formes, est inscrite au cœur de la jouabilité même de Demon’s Souls. En effet, il s’agit là d’un jeu d’une grande difficulté qui exclut les conventions visant à faciliter la progression et à limiter les aspects punitifs de l’échec : parmi ces conventions, citons la régénération automatique de l’avatar (comme dans les séries Uncharted et Call of Duty) ou l’abaissement du niveau de difficulté dans les combats (comme dans le « Story Mode » de Mass Effect 3). L’absence de telles conventions dans Demon’s Souls fait que la mort de l’avatar est un événement à la fois fréquent et lourd de conséquences pour le joueur. En outre, le jeu comporte un système de sauvegarde automatique qui enregistre toutes les actions entreprises par l’avatar, qu’elles soient importantes (comme la victoire contre un boss ou l’acquisition d’une nouvelle arme) ou banales (comme la consommation d’une potion ou l’ouverture d’une porte). Il est essentiel de noter que le joueur n’a aucun contrôle sur ce système de sauvegarde : il est impossible de revenir en arrière après avoir commis une erreur fâcheuse comme se débarrasser par inadvertance d’une arme précieuse, consommer sa dernière potion de vie ou tomber du haut d’un précipice. Le jeu se « souvient » des actions du joueur; par conséquent, celui-ci doit apprendre à vivre avec le poids de ses erreurs. De ces erreurs, la mort de l’avatar est sans doute la plus fréquente. La mort n’est pas rare dans Demon’s Souls, où la distraction, l’impatience et la maladresse contre un ennemi, même mineur, sont punies sévèrement. De plus, comme nous l’avons mentionné précédemment, toutes les souls accumulées sont perdues à la mort de l’avatar, ce qui rend la défaite d’autant plus mortifiante.

Étonnamment, à une époque où les jeux à grand déploiement offrent de plus en plus de moyens de repousser la mort de l’avatar, un jeu d’une complexité aussi marquée que Demon’s Souls a su trouver son public, un public qui loue l’aspect impitoyable du jeu et sa difficulté implacable. À la suite de ce succès, l’équipe de Demon’s Souls a aussi créé le jeu Dark Souls (Namco Bandai Games 2011), qui reprend la plupart des éléments de jouabilité de son prédécesseur. Une suite est aussi prévue. Ce succès critique et commercial d’un jeu reconnu pour sa difficulté exceptionnelle nous amène à nous questionner sur la nature même de ce type de jeu particulièrement exigeant et des joueurs qui y participent. Dans le but d’explorer la question, il nous semble essentiel de nous pencher sur deux qualificatifs utilisés pour désigner les joueurs et les jeux, soit « casual » et « hardcore ».

 

Demon’s Souls : le summum du jeu hardcore?

Dans son ouvrage A casual revolution, Jesper Juul (2010) fait le point sur une dichotomie utilisée à la fois par la presse spécialisée et par les joueurs eux-mêmes : celle entre casual et hardcore, des termes qui qualifient deux types de joueurs et deux types de jeux. Dans ses travaux, Juul résume les stéréotypes associés aux deux types de joueurs : les joueurs casual, qui « ont une préférence pour les fictions positives et plaisantes » et « n’aiment pas les jeux difficiles » (notre traduction, p. 29), et les joueurs hardcore, qui « ont joué à une grande quantité de jeux » et « investissent beaucoup de temps et de ressources dans leur pratique vidéoludique » (notre traduction, p. 29). En guise d’exemples de jeux de type casual, Juul renvoie notamment aux puzzles se jouant dans un navigateur Web, comme Bejeweled (PopCap Games 2001) et Peggle (PopCap Games 2007). Pour ce qui est des jeux hardcore, Gears of War (Microsoft Game Studios 2006), un jeu de tir à grand déploiement sur console Xbox 360, est l’exemple qui revient le plus souvent. Enfin, comme exemple de jeux pouvant être joués de façon casual comme de façon hardcore, Juul propose les jeux musicaux, ou jeux de rythme, comme Guitar Hero (Red Octane 2005). Dans ces jeux, le joueur peut s’investir à sa guise, en effectuant seulement quelques pièces musicales ou encore toute une série, tout en choisissant le niveau de difficulté qui lui convient le mieux.

Afin de préciser le portrait des joueurs, Juul reformule ces stéréotypes et, plutôt que de situer les joueurs dans un hypothétique continuum qui s’étend entre les pôles casual et hardcore, base plutôt leur portrait sur quatre traits courants. Ces traits forment désormais, chez Juul, quatre continuums distincts : 1) le type de fiction préférée par le joueur (de « Positive » à « Negative »); 2) la connaissance vidéoludique préalable du joueur (de « Low » à « High »); 3) l’investissement temporel auquel il consent (de « Low » à « High »); 4) son attitude par rapport à la difficulté (de « Dislikes » à « Prefers »). Ainsi, selon ces distinctions inspirées par les stéréotypes, le joueur de Demon’s Souls peut sans contredit être qualifié de hardcore, tout comme le jeu lui-même :

1)    le récit glauque de Demon’s Souls propulse l’avatar dans une quête qui suit sa propre mort, et où le joueur doit naviguer dans des environnements empruntés au dark fantasy, un exemple probant de fiction négative;

2)    une vaste connaissance des conventions du genre action-RPG est souhaitable avant d’entreprendre la quête proposée dans Demon’s Souls afin de progresser de façon optimale (5);

3)    l’investissement temporel nécessaire à la maîtrise du jeu et à son achèvement est élevé et, qui plus est, le jeu ne peut être mis sur « pause » (même la navigation dans les menus se déroule en temps continu);

4)    le très grand niveau de difficulté du jeu proscrit les distractions, les choix stratégiques peu optimaux et l’impatience lors de l’affrontement des ennemis, en entraînant la mort fréquente de l’avatar et la perte de ses ressources (les souls).

Bien que cette redéfinition des stéréotypes soit utile pour mieux cerner le jeu et le joueur casual et hardcore, Juul va plus loin encore. Dans ses travaux, le chercheur a réalisé des entrevues avec des concepteurs et des amateurs de jeux casual. Notamment, Juul a remarqué que les pratiques des  joueurs casual sont beaucoup plus variées que ce que les stéréotypes donnent à croire : leurs connaissances vidéoludiques sont parfois très grandes, de même que le temps qu’ils investissent dans leur pratique du jeu vidéo (p. 50). De plus, Juul a observé que ceux qui pratiquent les jeux casual recherchent moins la facilité qu’un défi qui correspond à leur niveau de compétence (p. 50). Juul en conclut que ce ne sont pas tant les critères stéréotypés (aspect positif de la fiction, niveau de connaissances vidéoludiques, investissement temporel et niveau de difficulté) qui définissent le mieux les jeux et leurs utilisateurs, mais bien un seul critère : leur niveau de flexibilité (p. 53). Un jeu est flexible s’il peut être abordé de multiples façons et s’il demande peu de ressources de la part du joueur (comme dans Guitar Hero), mais il est, au contraire, inflexible s’il demande à son utilisateur beaucoup de ressources, comme des connaissances préalables et du temps (comme pour Gears of War). En revanche, un joueur est inflexible s’il ne peut s’accommoder que d’un nombre restreint de jeux – que ce soit par manque de temps, d’habileté ou de connaissance des conventions vidéoludiques; il est toutefois considéré comme flexible s’il est prêt à s’adapter aux besoins du jeu et à investir les ressources nécessaires à sa réussite. Quelle serait donc la flexibilité de Demon’s Souls et de ses joueurs? Demon’s Souls est un jeu inflexible, puisqu’il demande à la fois des connaissances pointues, un investissement temporel élevé et une grande dextérité. En ce sens, il demande une dévotion particulière du joueur qui doit se consacrer corps et âme à l’activité ludique. Le joueur de Demon’s Souls doit donc être flexible, afin de se plier aux exigences du jeu, dans une sorte de dévotion participative.

 

Que savons-nous de plus sur l’esthétique de la répétition après avoir joué à ce jeu?

En raison de sa difficulté, imposée brutalement aux joueurs dès la fin du tutoriel et qui demeure tout au long du jeu, Demon’s Souls replace au cœur de la pratique vidéoludique la répétition qui se manifeste par la mort de l’avatar. Cette répétition tend à s’estomper dans les jeux à grand déploiement; en effet, plusieurs jeux de tir et d’aventure ont une fonctionnalité de régénération automatique qui repousse la mort dans le but de conserver une fluidité presque cinématographique au déroulement du récit. Ce constat nous ramène à la dichotomie mise de l’avant par Torben Grodal entre l’expérience de jeu et l’expérience de visionnement de film, laquelle forme la base de sa réflexion sur la notion d’esthétique de la répétition. Par contre, alors que Grodal aborde la séquence défi-maîtrise-automatisation dans la globalité du jeu (du premier contact avec le jeu jusqu’à son délaissement), nous l’avons plutôt resserrée autour du tutoriel, cette unité réduite de jeu qui fait office de rite de passage et qui mène à la transformation du joueur.

Cela dit, les jeux deviennent de plus en plus accessibles, faciles à entreprendre et à suspendre. La pratique du jeu vidéo se flexibilise, ce qui éloigne le jeu du rituel, dont les règles et les enjeux sont inflexibles. De plus, la répétition tend à ne plus être mise à l’avant-plan des jeux à grand déploiement, bien qu’il serait faux de dire qu’elle en disparaît entièrement : elle migre plutôt à l’intérieur d’eux. En effet, si la difficulté des jeux à grand déploiement tend à diminuer, les joueurs particulièrement dévoués sont toujours en mesure de canaliser leur ferveur dans une autre approche de leur dévotion participative : la réalisation des « succès » (achievements, en anglais). Les succès sont des objectifs secondaires réalisables à l’intérieur du jeu et dont la réussite accorde au joueur des trophées ou des points dont l’utilité ne réside pas dans le jeu lui-même, mais plutôt dans le sentiment d’accomplissement et dans la possibilité de faire étalage de ses réussites auprès d’autres joueurs.

La baisse du niveau de difficulté, ainsi que le foisonnement des succès à accomplir dans les jeux, participe à brouiller la dichotomie entre casual et hardcore comme étiquette des jeux autant que de ceux qui y jouent. En effet, les jeux permettent de plus en plus de degrés d’engagement selon le niveau de dévotion participative du joueur, rendant ainsi les étiquettes désuètes. Le passage de la dichotomie casual/hardcore à la notion de « flexibilité » semble donc une redéfinition bienvenue des catégories des jeux et des joueurs. Si les jeux, par leur plus grande flexibilité, semblent se dé-ritualiser, ils semblent aussi, dans un même souffle, multiplier les façons dont les joueurs peuvent s’y investir, selon leur volonté.

Mots-clés : répétition, jeu vidéo, Demon’s Souls, rituel, hardcore, mort

Notes

(1) Dans sa thèse de doctorat, Simon Niendenthal (2010) souligne trois usages du terme « esthétique » retrouvés dans l’étude du jeu vidéo : 1) les phénomènes sensoriels rencontrés par le joueur dans le jeu (des phénomènes visuels, auditifs ou haptiques); 2) les aspects des jeux qui sont partagés avec les autres arts; et 3) une expression du jeu en tant que plaisir, émotion, sociabilité (p. 22). L’emploi du terme par Grodal semble chapeauter ces trois usages : 1) comme le titre de l’article l’indique, il associe la pratique du jeu à une « embodied experience »); 2) il considère que le jeu vidéo partage une caractéristique avec la musique en ce sens que son appréciation passe par une écoute répétée (Grodal p. 148); et 3) il souligne l’aspect agréable du jeu vidéo en définissant sa pratique comme « [a] pleasurable repetitive learning process » [c’est l’auteur qui souligne] (Grodal p. 153).

(2) « 1. The player must probe the virtual world (which involves looking around the current environment, clicking on something, or engaging in a certain action). 2. Based on reflection while probing and afterward, the player must form a hypothesis about what something (a text, object, artifact, event, or action) might mean in a usefully situated way. 3. The player reprobes the world with that hypothesis in mind, seeing what effect he or she gets. 4. The player treats this effect as feedback from the world and accepts or rethinks his or her original hypothesis » [c’est l’auteur qui souligne] (Gee 2003, p. 90).

(3) « The player responds to new game states brought about by their own actions or by the game itself. The circularity creates regular patterns of thought and action in the player, who repeatedly makes decisions which are similar but unique » (Heaton 2006).

(4) Il est possible de survivre à l’affrontement du tutoriel et de vaincre le boss – un exploit qui demande à la fois de la patience et une expertise des contrôles. Une fois cet exploit accompli, le joueur se dirige vers une salle aux trésors qu’il pourra piller avant de se faire terrasser par un dragon, cette fois-ci de manière irrémédiable.

(5) Cette progression à laquelle nous faisons référence est à la fois une progression spatiale dans les environnements hostiles du jeu, mais aussi la progression des niveaux de puissance de l’avatar de manière adaptée aux tâches à accomplir (par exemple : augmenter son niveau de force afin de revêtir une armure plus résistante, augmenter son niveau de dextérité afin de manier un arc ou alors augmenter son niveau d’intelligence afin d’apprendre un nouveau sort).

Bibliographie

Arsenault, Dominic et Bernard Perron. « In the frame of the magic cycle : The circle(s) of gameplay ». The videogame theory reader 2. Eds Bernard Perron et Mark J.P. Wolf. Londres et New York : Routledge, 2009 : 109-131.

Bendel, Mike. « Atlus extends lifeline of Demon’s Souls online servers ». eXophase.com, 17 décembre 2010. En ligne. Consulté le 27 mai 2013. <http://exophase.com/20419/atlus-extends-lifeline-of-demons-souls-online-servers/>.

Dutton, Fred. Sony admits « dropping the ball » with Demon’s Souls. Eurogamer.net, 10 février 2012. En ligne. Consulté le 27 mai 2013. <www.eurogamer.net/articles/2012-02-10-sony-admits-dropping-the-ball-with-demons-souls>.

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Ludographie

Assassin’s Creed (franchise). Multi plateformes. Ubisoft Montréal. Ubisoft. 2007-2012.

Bejeweled. Multi plateformes. PopCap Games, PopCap Games. 2001.

Call of Duty (franchise). Multi plateformes. Infinity Ward. Activision. 2003-2012.

Dark Souls. Multi plateformes. From Software. Namco Bandai Games. 2011.

Demon’s Souls. PlayStation 3. From Software. Atlus. 2009.

Gears of War. Xbox 360. Epic Games. Microsoft Game Studios. 2006.

Guitar Hero. PlayStation 2. Harmonix. Red Octane. 2005.

Mass Effect 3. Multi plateformes. BioWare. Electronic Arts. 2012

Peggle. Multi plateformes. PopCap Games. PopCap Games. 2007.

Uncharted (franchise). PlayStation 3, PlayStation Vita. Naugthy Dog. Sony Computer Entertainment. 2007-2012.

 

Notice biographique

Frédéric Clément est doctorant en Études cinématographiques à l’Université de Montréal. Sa thèse porte sur les échanges esthétiques et spatiaux entre le jeu vidéo et l’animation industrielle, notamment japonaise. Ses autres intérêts de recherche comprennent la culture visuelle populaire et la construction des identités genrées au contact de la technologie. Il est l’auteur de Machines désirées : La représentation du féminin dans les films d’animation Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, publié aux Éditions L’Harmattan en 2011.

 

Biographical notice

Frédéric Clément is a PhD candidate in Film Studies at the University of Montréal. His thesis focuses on the aesthetic and spatial exchanges between video games and the animation industry, especially Japanese animation. His other research interests concern visual popular culture and the construction of gendered identities through contact with technology. He is the author of Machines désirées : La représentation du féminin dans les films d’animation Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, published by Éditions L’Harmattan in 2011.

 

Abstract

This article examines the ways in which repetition and ritual combine in the context of video games, including through an exploration of the “hardcore” label assigned both to very dedicated video game players and the games that require such dedication. To do this, we will first present the notion of aesthetic of repetition, which was put forward by Torben Grodal (2003) and can be found in the praxes of gaming. We will then look at the ties between ritual and play, especially video game play, by focusing on the tutorial, a segment of a game that has much in common with the rite of passage. We will then be able to demonstrate that the tutorial is a nodal point where three types of transformations occur: the transformation of the game’s world, the transformation of the avatar and the transformation of the player. Finally, through a case study of Demon’s Souls (Atlus 2009), considered “cult” by the specialized press and renowned for its relentless difficulty, we will be able to highlight the concepts discussed concepts. We will thus be able to revisit the stereotypes associated with hardcore games and players according to Jesper Juul (2010), who proposes a categorization of players based on the intensity of their participation.