La séance de Fantasia à laquelle j’ai assisté dans le cadre du Fantastique week-end du court métrage québécois était titrée Eros et cie. Bon choix de mots, puisque le désir et la sexualité figuraient dans tous les courts métrages présentés, sans en être le point focal dans chaque cas. J’ai beaucoup apprécié l’ensemble de la projection. J’ai eu, en particulier, trois coups de coeur, une déception, et deux révélations. Voici une critique à chaud, à peine revenu de la salle… mais un mot, d’abord : je ne connaissais aucun des films ou des équipes qui composaient ce programme, ainsi mon attribution de paternité ou de maternité de ces œuvres à leurs créateurs et créatrices est-elle faite à partir des informations qui me sont disponibles, au mieux de ma connaissance très limitée des divers projets et intervenants. Ne pas s’offusquer si j’ai omis un nom-clé quelque part.
Mes bons coups:
Les compléments, de Cédric Conti a ouvert la séance de façon très convenable. Le court-métrage de 10 minutes s’installe pour faire une chose, et livre la marchandise : un triangle amoureux s’installe rapidement avant d’être désamorcé dans un arrangement bénéfique à toutes les parties. L’humour est au rendez-vous, même s’il me semblait pour ma part télégraphié et convenu. Mais le film présente un bel équilibre entre réalisation, scénario, dialogues et traitement sonore, qui lui permet de tirer son épingle du jeu.
Vint ensuite une œuvre signée Deco Dawson, Ne crâne pas sois modeste, un court métrage mêlant animation et prises de vues réelles qui se veut un documentaire (ou un docu-fiction?) sur la vie (ou la personnalité?) de Jean Benoît, un surréaliste aux côtés d’André Breton. Les premières images laissent entrevoir un mélange et une audace technique assez impressionnante, qui se poursuit tout au long du film. Malheureusement, bien que les propos et les épisodes de la vie de Benoît soient très bien choisis, intrigants et divertissants, et que la réalisation emprunte et pastiche plusieurs genres en plus d’afficher une hybridité dans les matériaux de l’image et une audace dans le traitement (plan-séquence virtuel, avec coupes invisibles, qui donne à voir de nombreuses incrustations d’images, …), le film souffre d’une longueur qui finit par être lassante. Ceci dit, c’est tout de même à voir, ne serait-ce que pour la technique de Dawson.
Le dernier héros, de Vincent Ouellet-Vinzi, et l’Après-Gym, de Marie-Josée Sévigny, ont tous les deux reçu un bon accueil du public. À 4 et 2 minutes respectivement, ces courts ont respecté la formule qu’impose presque nécessairement le format : une finale en queue-de-poisson, prévisible chez Ouellet-Vinzi mais quelque peu relevée par l’excellent jeu des comédiens (Véronique Chaumont en particulier), et un peu plus surprenante mais qui ne réussit pas à décrocher plus qu’un sourire dans le cas de Sévigny. Ce n’est pas tant la faute des comédiens que du concept même derrière le retournement; mais honnêtement, le film se tient tout de même puisque la situation principale « A » n’est en fait qu’un prétexte pour nous livrer le véritable intérêt du film, la situation « B » qui nous présente une séance de kung-fu (enfin, kung-fu imaginaire et spectaculaire, on s’entend…) bien chorégraphiée et très bien montée. Une carte de visite convaincante pour les artisans qui ont travaillé sur ce projet, à n’en pas douter.
Mes coups de cœur :
L’amblyope de Kamran Chahkar est un exemple à mon avis beaucoup plus réussi dans le même genre. La situation initiale semble banale, le travail du personnage est interrompu de flashs et d’une figure mystérieuse, qui prend tout son sens dans les quelques secondes finales, où la condition éponyme d’Émilie Leclerc Côté (en vedette, et qui a fourni l’idée originale du film, si mon souvenir du générique est bon) est révélée et les images précédentes peuvent être réinterprétées. Comment perçoit-on un être cher lorsqu’on est privé de la vue, et comment le cinéma peut-il représenter ces perceptions qui échappent à son domaine, l’audiovisuel? Par métaphore visuelle, évidemment, mais on touche tout de même le sens de la question en un peu plus de 4 minutes. Pas trop mal, quand même! Rivotanana d’Olivier Bonenfant souffre sans doute d’être en si bonne compagnie. J’ai trouvé le mélange entre un traitement style documentaire et une composante fantastique dans le monde donné à voir plutôt intéressant, mais l’anecdote demeure somme toute banal.
Toujours du côté des courts-courts, il faut mentionner Sept heures trois fois par année d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Titre intrigant s’il en est un, et tellement bien choisi! Si quelque chose n’arrivait qu’à cette fréquence, ne voudrait-on pas que ce soit spécial, ne serait-on pas heureux d’en profiter, bondissant comme un enfant dans une confiserie? Voilà comment on prépare le terrain pour mieux percuter, et faire prendre conscience de la complexité d’une certaine réalité. Internet oblige, voici ma réaction :
À des années-lumière de la réaction que m’a valu le Nouvelle wave poème de Rémi Fréchette, superbe vignette qui m’a fait éclaté de rires à plusieurs reprises, et que j’ai trouvé même un peu trop courte. De nombreux étudiants de cinéma à l’Université de Montréal, qui m’ont dit être blasés de, sinon détester, la Nouvelle vague, auraient sûrement réagi de la même manière :
Ma déception :
J’ai été déçu par Aquarium de Philippe Grégoire, un 14 minutes intrigant, presque sans dialogues, souvent très beau et encore plus souvent perturbant. Les ambiances sonores véhiculent le malaise (ou le mal-être?) des protagonistes quand l’image et leurs voix ne le permettent pas. Je salue l’esthétique du film, incertaine, recherchée, qui nous transmet des émotions d’angoisse sans avoir peur d’installer les plans dans la durée. Mais au niveau du scénario, il y a quelque chose qui achoppe dans un récit qui, en abusant d’ellipses fortes, nous donne de la difficulté à comprendre l’histoire, voire même le sujet du film. Cette image est-elle vue ou imaginée? Flashback ou montage parallèle? L’a-t-elle vu se séparer d’elle ou n’était-ce qu’un rêve? Deux coïts sans plaisir de la part de la jeune femme : souffre-t-elle d’anorgasmie, y est-elle contrainte, doit-on comprendre qu’elle ne parvient pas à remplacer son ex-amoureux? Ces questions sont de l’ordre endo-narratif, pour reprendre un terme de Bertrand Gervais, et concernent l’enchaînement des actions et leur intelligibilité même. Sans cette couche signifiante de base, il est impossible d’interpréter à la recherche de signifiés de second degré.
Dans le cas présent, le film se termine sans qu’on ne sache trop que faire du symbolisme de l’eau qui tourbillonne, par exemple. On broie du noir, on songe au suicide? On se fait avaler? Faut-il l’opposer à l’air, suite à une asphyxie? Je me suis pris, lors d’une des belles scènes au ralenti vers la fin, à faire l’inventaire des possibilités pour la conclusion du récit… et non seulement elles fonctionnaient toutes, mais elles me semblaient toutes également probables. Quand tout est possible à la 11e minute, c’est que les 10 premières n’ont rien installé.
Mes deux révélations, maintenant :
Vie pourrie 4: Icare ou la perte de l’innocence est un 11 minutes bien senti, superbement joué, et encore mieux écrit. Patrick Péris et Charles-Louis Thibault signent la production et la réalisation, mais c’est Thibault qui signe le scénario. Et à mon avis, c’est là où la moitié du succès réside. Les dialogues sont aussi croustillants que juteux, le mélange parfait de répartie, de révélation des personnages, et de blagues mi-geek, mi-salaud…d’un naturel et d’une vérité phénoménales. L’autre moitié du succès réside dans le jeu phénoménal de Simon Lacroix, qui campe à merveille un personnage drôle, inquiétant et malhabile, grandement mis de l’avant dans les dialogues. Une petite réplique, de mémoire, pour vous donner le ton :
– Comme Garfield… le chat, là, tu sais?
– J’haïs Garfield. (Pause. Malaise.) J’haïs les chats. (Bis.) Tu peux jamais leur faire confiance, c’t’es hosties-là. Tu peux jamais savoir quand ils vont pas essayer de t’CREVER les YEUX pendant que tu dors. (Il fixe intensément le vide devant lui.)
(J’avoue avoir choisi l’exemple de manière égoïste : c’est exactement ce que je dirais… si j’étais un peu fêlé comme lui.
Lacroix ne parvient pas qu’à occuper ce rôle, il crève l’écran et fait le film, ni plus ni moins, et ce sans vouloir passer sous silence le travail des réalisateurs et des artisans qui ont contribué à la réalisation, ni le jeu solide d’Alexandra Cyr, sa nouvelle/future/ex-conquête qui s’installe devant la caméra avec une aisance et un naturel si enviable qu’elle vient rééquilibrer les excès du Don Juan qui collectionne les figurines de Jedi. La révélation, ça a été pour moi ce duo Thibault/Lacroix. À suivre.
***Mise à jour: on peut trouver le film en ligne ici, sur Youtube. Un délice! ***
Ma deuxième révélation : La table d’Izabel Grondin. La reine de l’horreur au Québec (ou du gore, ou de l’underground, c’est selon) nous présente de l’intérieur une relation de domination et soumission domestique érotique, sans artifices et sans surenchère kitsch. La réalisatrice joue un moment sur le doute qu’on peut avoir – esclavage réel ou couple qui pratique le D/s lifestyle? – mais les dissipe à la toute fin, probablement surtout pour le bénéfice de ceux qui ne sont pas familiers avec ces pratiques. En bref, exactement le genre de situation et de pratique sexuelle qui est trop souvent abordée de manière superficielle, exagérée, avec des lieux communs qui ne contribuent qu’à la rendre plus étrange et repoussante pour les non-initiés, et qui pour une fois est présentée honnêtement et justement. Rafraîchissant, et excitant dans son authenticité.
La révélation pour moi ne se situe ni chez l’auteure, ni du côté du sujet, déjà bien connus, mais plutôt de l’expérience cinématographique qu’elle a suscitée. Lors de la séance, il y avait manifestement des gens dans la salle qui, si j’en juge par les rires que j’ai entendu au début, n’étaient pas du tout familiers avec l’univers du BDSM (je suppose donc qu’il faudrait décortiquer l’acronyme : Bondage/Discipline, Domination/Soumission, Sado-Masochisme. Quand on dit que Kinephanos est inter- et transdisciplinaire…). Mais en très peu de temps, le court métrage de Grondin progresse d’une pratique initiale peut-être déconcertante, mais qui s’inscrit tout de même dans la logique de la sexualité « vanille », à une forme de domination domestique qui peut apparaître franchement bizarre, voire ridicule. Et à mon grand plaisir, loin de s’amplifier ou même de continuer au même rythme qu’au début, les rires ne se font plus entendre et disparaissent. Et c’est là qu’on comprend le pouvoir de l’expérience cinématographique publique en salle : on a compris, ça a bougé dans nos esprits, collectivement. Des gens non-initiés dans la salle ont saisi l’intérêt d’une certaine pratique, se sont ouverts à une expérience, et l’ont accepté (le temps que dure le film, évidemment; je ne dis pas qu’ils vont passer à la pratique dans leur vie personnelle). J’ai, quelque part, réalisé qu’une telle prise de conscience est possible, et peut-être suis-je sorti de cette séance de projection avec un nouveau regard sur ce qu’il est possible de transmettre, la force tranquille d’un traitement juste, sobre et intense, comme l’a fait Grondin.