Andréane Morin-Simard
Université de Montréal
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Il y a maintenant plus de trente ans que Blade Runner (Ridley Scott, 1982) est sortie en salle. Élevé au statut de film culte après une distribution comme film de minuit, il continue de circuler dans la culture et a fait l’objet de nombreux articles et ouvrages de nature universitaire (voir entre autres Kerman 1991 et Brooker 2005). Si quelques auteurs (Sammon 2007; Redmond 2008) se sont brièvement penchés sur le culte de Blade Runner, ce court ouvrage (112pages) de Matt Hills est le premier à s’y consacrer entièrement. Publié en 2011, il fait partie de la collection « Cultographies » de la maison d’édition britannique Wallflower Press, dont le mandat est d’introduire à l’importance culturelle d’une série de films cultes (1). Matt Hills, l’auteur de Fan Cultures (2002) et de Triump of a Time Lord: Regenerating Doctor Who in the Twenty-first Century (2010), analyse les discours cultuels, critiques et académiques entourant les multiples versions du film de Scott, afin de définir théoriquement et historiquement le culte de « LA 2019 » (Hills 2011, p. 2).
Hills propose de réconcilier deux approches qui divisent généralement les chercheurs s’intéressant aux films cultes. Une approche centrée sur le texte, développée par Umberto Eco, souligne la densité intertextuelle du film culte. Une approche centrée sur la réception, inspirée des travaux de Pierre Bourdieu, met l’accent sur le capital culturel attribué à un objet par les discours et activités extratextuelles des fans. Selon l’auteur, l’analyse du culte de Blade Runner doit se faire dans l’optique de la rencontre entre les propriétés textuelles relatives au genre et à la conception artistique du film, et l’attribution d’un « subcultural capital » (2011, p. 65) supportant les discours sur l’authenticité.
Le premier des quatre chapitres a deux objectifs : définir, dans un premier temps, l’objet du culte, et dans un second temps, la relation qui s’établit entre cet objet et son fan. Hills entre rapidement dans des détails précis de Blade Runner qui ont fait l’objet des discussions des fans sans les contextualiser, et suppose d’entrée de jeu une connaissance approfondie de l’objet d’étude de la part de son lecteur. Il met l’accent sur la multiplicité textuelle qui complique la question : « which is the ‘real’ Blade Runner? » (2011, p. 5). Pas moins de sept versions ont été répertoriées. S’ajoutent à cela le roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep (1968), dont le film est inspiré, une adaptation en bande-dessinée par Marvel Comics (1982), et trois romans de K.W. Jeter (1995, 1996 et 2000) qui extrapolent sur l’univers diégétique du film. D’abord conçu comme un film autonome, Blade Runner est devenu une franchise à plateformes multiples, un modèle pour certains films cultes postmodernes construits selon le principe du « transmedia storytelling » (Jenkins 2006) (2). Bien que la compréhension du film ne nécessite pas une connaissance des autres produits, les adeptes du culte peuvent en faire une lecture intertextuelle dans le but de découvrir toujours plus d’informations sur l’univers de Blade Runner. Le concept d’heuristic hope de Matei Calinescu (1993) est favorisé au détriment de celui de branching proposé par Will Brooker (2009), afin de définir ce processus ludique de relecture créative : « […] heuristic hope more strongly emphasises ongoing openness of interpretation. It stresses the creative pursuit of new textual details and discoveries, as opposed to an apparent switching between alternate diegetic routes » (Hills 2011, p. 12).
Comme il est d’usage dans la collection « Cultographies », le chapitre d’introduction comporte une section sur l’évolution de la relation de l’auteur avec Blade Runner et ses différentes versions. L’intérêt de ce récit autobiographique réside dans la problématisation des réponses variables de la part des spectateurs devant l’objet du culte. Il permet à Hills de poser la question de l’appartenance du texte en distinguant les fans de la première génération (ceux qui étaient là dès le début, en 1982) et les fans de générations suivantes, qui ont « vécu » le culte à une étape subséquente de la vie culturelle de Blade Runner.
Le chapitre deux examine les propriétés textuelles de Blade Runner qui incitent à l’activité cultuelle des fans : sa densité intertextuelle et l’esthétique hyperdétaillée de son univers. D’abord, le paradigme d’Umberto Eco, qui distingue les films cultes « accidentels » (composés d’une multiplication de clichés) et les méta-cultes postmodernes (qui intègrent délibérément des renvois à d’autres films), permet de rendre compte de la variabilité des lectures, puisque chaque spectateur repère diverses connexions intertextuelles selon ses propres compétences génériques (3). Si Hoberman et Rosenbaum, dans Midnight Movies (1991), ont classé Blade Runner dans la première catégorie, Hills soutient qu’il appartient à la fois à la catégorie des cultes accidentels, avec son mélange de genres (horreur, science-fiction et film noir), et à la catégorie des méta-cultes postmodernes : […] « simultaneously appearing at the very moment in film history where Eco sees ‘unconscious’ cult as giving way to Spielberg/Lucas ‘metacult’. And, of course, as the ‘academic cult movie par excellence’, it has repeatedly been claimed as a veritable poster-boy for theories of the postmodern » (2011, p. 37). Ensuite, dans la seconde partie de ce chapitre, Hills examine en quoi les accessoires et l’architecture du Los Angeles futuriste de Ridley Scott ont contribué à faire de Blade Runner un film culte. D’une part, l’activité des fans (relectures, pèlerinages, collection d’objets) est incitée par la mise en scène de l’intermittence, concept adapté de Roland Barthes (1973) : la surcharge de détails visuels dans la composition des plans rend impossible la capture de l’univers entier en un seul visionnement, et pousse le spectateur à vouloir en voir toujours plus (4). D’autre part, en intégrant à sa mise en scène des éléments inspirés du travail d’architectes et de designers comme Frank Lloyd Wright, Edward Hopper et William Hoggart, Blade Runner transgresse la frontière entre le genre populaire et l’art, s’engageant de façon réflexive dans un débat sur la valeur culturelle du cinéma de genre.
L’approche centrée sur la réception, basée sur les travaux de Pierre Bourdieu (1984) sur le capital culturel, est l’objet du troisième chapitre. Hills y analyse les constructions discursives entourant l’authenticité du culte de Blade Runner dans une perspective chronologique. L’auteur y aborde la distinction idéologique que font les adeptes entre le culte authentique, soit la découverte aventurière et « masculine » d’un film obscur par une communauté restreinte de spectateurs, et le culte inauthentique du film « mainstream », accessible au grand public pour une consommation domestique plus « féminine » (5). La distribution de Blade Runner comme film de minuit, à la suite d’un échec au box-office, a contribué à valoriser le film aux yeux d’une poignée de fans aventureux. Hills emploie l’expression « subcultural capital », proposée par Sarah Thornton (1995) dans le cadre d’un ouvrage sur la culture des clubs et des raves britanniques, pour illustrer l’aura d’authenticité qui se crée autour du niveau accru de connaissance que possèdent les fans au sujet de l’objet du culte. L’auteur montre comment cette conception de l’authenticité est remise en question par la distribution massive de Blade Runner en VHS/DVD et par le counter-poaching (2011, p. 74), une reprise des discours des fans par les producteurs pour les intégrer aux suppléments, permettant à tous les consommateurs (fans comme non-fans) d’avoir un accès privilégié à l’information extratextuelle. Finalement, une analyse des critiques du Final Cut dans les magazines spécialisés de DVD et de science-fiction souligne une récupération de la distinction culturelle. Le discours critique met l’accent sur une lecture attentive et détaillée des modifications presque imperceptibles apportées à l’univers de Blade Runner lors de sa numérisation. Cette lecture s’articule autour de deux oppositions, entre les fans et le grand public, d’une part, et entre Blade Runner et Star Wars (George Lucas, 1977), d’autre part : « […] this sub-niche […] discursively restores Blade Runner’s ‘authentic’ cult status by contrasting it to the ‘inauthentic’ cult of ‘Mr. Lucas’; by emphasizing tasteful, non ‘flashy’ work on Blade Runner’s digital restoration; and by validating the ‘art’ of Blade Runner » (Hills 2011, p. 88).
Le chapitre qui clôt l’ouvrage s’affranchit d’une perspective chronologique et linéaire en considérant les différents types de culte qui peuvent cohabiter dans une même génération de fans, ce que Hills appelle « cult retrofitting » (2011, p. 92) en référence au principe de design industriel de l’univers du film de Scott. Une première section compare le culte résiduel – c’est le cas des fans de Philip K. Dick, qui transposent le culte du roman dans leur relation au film dans un rapport de hiérarchie intertextuelle – et le culte émergent – c’est le cas des fans de Ridley Scott, qui s’attachent au nouvel objet seulement et qui voient Blade Runner comme un objet autonome. Cette comparaison est replacée dans un débat plus large sur la valeur culturelle de la littérature de science-fiction et sur le concept d’auteur au cinéma : « Blade Runner is linked to discourses of art and design, to be sure, but nonetheless remains a victim of ‘media SF’ versus ‘literary SF’ cultural hierarchies, making it unsurprising that Blade Runner fans are less confident in their fandom than Philip K. Dick aficionados » (Hills 2011, p. 99). Poursuivant sur une question qui a fait l’objet de l’article de l’auteur dans The Blade Runner Experience (2005), la seconde partie du dernier chapitre traite du culte académique de Blade Runner comme exemplaire de la théorie postmoderne de Jean Baudrillard, tel qu’il a été traité à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Selon Hills, bien que les fans et les académiciens cherchent à se dissocier les uns des autres, leurs discours montrent le désir, chacun avec des arguments différents, de contribuer à l’élévation de la valeur culturelle du film :
[…] ‘academic cult’ also operates, and has operated, outside cult discourse. ‘High theory’ such as postmodernism (perhaps Deleuzian readings more recently) constitutes a cultural transposition of cult discourses, potentially performing the same kinds of subcultural distinctions (see Sheen 1991), and seeking to similarly valorize popular-cultural texts. Postmodern readings of Blade Runner can be thought of as unintended cultifications, contributing to the film’s cult(ural) profile despite not drawing directly on cult discourses (2011, p. 107).
L’approche de Hills, adaptée à la multiplicité textuelle de Blade Runner, lui permet de ne négliger aucun aspect du culte qui s’est formé autour de ce film et est certes pertinente pour étudier tout autre objet cultuel d’un point de vue extratextuel. Son étude constitue une excellente introduction aux enjeux qui ont entouré l’interprétation et la réception du film, mais il n’offre pas de perspective nouvelle sur les propriétés textuelles qui font de Blade Runner un film culte. Il ne s’agit pas d’une ré-interprétation de l’objet, mais d’une analyse des discours qui ont proliféré autour de lui pour l’élever au statut de film culte. Il annonce dès le départ qu’il n’entend pas revenir sur de l’information disponible ailleurs : « this should not be considered as a one-stop introduction to Blade Runner’s world. Rather, it is designed as a contribution to one strand of debate : how and why has Blade Runner become a cult movie? » (2011, p. 2). Le travail de Hills fait certainement preuve d’une recherche exhaustive et d’une connaissance accrue du film de Scott et de ses multiples versions, mais il semble tenir pour acquis que son lecteur possède les mêmes connaissances, s’adressant davantage aux lecteurs familiers avec Blade Runner et le champ des Fan Studies. La distinction entre les fans et les non-fans qui caractérise le discours cultiste est ainsi reproduite dans le rapport que son propos entretient avec le lecteur.
Le style pédagogique de l’écriture, avec ses synthèses ponctuelles et ses rappels fréquents des questions importantes, en rend néanmoins la lecture aisée. Recommandé à tous ceux qui s’intéressent à l’univers de LA 2019, cet ouvrage réactualise le débat à son sujet à un moment particulièrement opportun, considérant que Ridley Scott a annoncé en 2011 qu’une suite de Blade Runner était en cours de production.
Notes
(1) Les films qui font l’objet de monographies dans cette collection incluent The Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, 1975), Evil Dead (Sam Raimi, 1981) et Donnie Darko (Richard Kelly, 2001). Pour plus d’information, voir le site Internet officiel de la collection : <www.cultographies.com>.
(2) « A transmedia story unfolds across multiple media platforms, with each new text making a distinctive and valuable contribution to the whole. In the ideal form of transmedia storytelling, each new medium does what it does best – so that a story might be introduced in a film, expanded through television, novels, and comics; its world might be explored through game play or experienced as an amusement parc attraction. Each franchise entry needs to be self-contained so you don’t need to have seen the film to enjoy the game, and vice versa » (Jenkins 2006, p. 95).
(3) Pour une autre perspective sur la variabilité de lectures en fonction des compétences des spectateurs, voir Joly-Corcoran 2007. Considérant l’étendue des interprétations possibles du film The Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999) selon les différentes connexions intertextuelles qu’un spectateur pourrait y repérer, Joly-Corcoran en trace le « cercle herméneutique » pour illustrer « le plein potentiel herméneutico-ludique du film » (2007, p. 114, italiques dans le texte original).
(4) Barthes encourageait déjà la relecture des textes dans S/Z : « […] la relecture est ici proposée d’emblée, car elle seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel : elle le tire hors de la chronologie interne (« ceci se passe avant ou après cela ») et retrouve un temps mythique (sans avant ni après); […] elle n’est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent) » (1970, p. 22).
(5) Cette question est traitée plus en profondeur dans Hills 2002 et Hollows 2003. Une distinction semblable marque aussi les discours dans le cadre de la collection de disques vinyles (voir Straw 1997 et Wojcik 2001).
Bibliographie
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Notice biographique
Andréane Morin-Simard est étudiante à la maîtrise en études cinématographiques à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur la relation entre la musique populaire, le cinéma et le jeu vidéo ainsi que sur l’intertextualité dans les médias audio-visuels. Elle est également membre de l’équipe de recherche Ludiciné de l’Université de Montréal.