Guillermo Del Toro fonctionne essentiellement comme un entonnoir. D’un côté entrent les influences, fascinations et obsessions pour les faire passer à travers son filtre personnel (et toujours passionné). De l’autre côté en ressort une oeuvre distincte qui arbore toujours fièrement ses origines. Le résultat est en apparence classique, mais c’est parce que le réalisateur s’inspire du travail des autres pour créer ses films, s’appropriant des archétypes et des schémas scénaristiques afin de les adapter à sa manière. Ici, Del Toro s’est tourné vers la littérature victorienne, créant une histoire de romance gothique. L’histoire est d’une simplicité déroutante : une femme est séduite par un homme qui lui fait miroiter la promesse d’un monde où elle serait vue à sa juste valeur. Elle épouse cet aristocrate qui l’emmène vivre dans son énorme manoir, de quoi faire rêver tout cœur romantique dans le public.
Or, sous cette façade classique se cache quelque chose de plus sombre, quelque chose de pourri qui ronge tranquillement la perfection d’un scénario qui n’éclôt jamais. Si la chose n’était pas assez claire, une citation explicite à Blue Velvet confirme la direction thématique de ce conte romantique infecté par le passé, prenant ici la forme de fantômes.
La photographie se complait dans chaque plan, chaque costume et chaque décor, avec un enthousiasme qui transperce l’écran. La maison hôte de la deuxième moitié du film est un personnage qui respire, saigne et habite chaque cadre au même titre que les êtres (vivants et non-vivants) qui l’habitent. De pair avec cette direction artistique majestueuse, une direction d’acteur méticuleuse où chaque sentiment est plus grand que nature et les émotions comparables aux franges des accoutrements d’époques. Il y a de l’envie, de la tragédie, de la passion et de l’amour à revendre.
Les personnages incarnent des archétypes certes, mais le scénario s’amuse à explorer chaque individu par-delà son rôle dans l’histoire. Mia Wasikowska insuffle beaucoup d’intelligence à un rôle qui aurait très bien pu tomber dans le cliché de la demoiselle en détresse. Sa grande sensibilité et débrouillardise font d’elle un protagoniste aussi crédible lorsqu’elle se fait séduire naïvement, que lorsqu’elle se démène pour échapper aux problèmes.
Tom Hiddleston est charmeur, et son grand regard triste est ici aussi séducteur qu’il est révélateur. Son jeu rend plus facile à accepter l’amour aussi extravagant qui submerge la jeune Edith (Wasikowska) après seulement quelques rencontres. Jessica Chastain, débarrassée ici de sa distincte chevelure de feu, se délecte dans le rôle de la froide et absolument vilaine sœur qui voit d’un mauvais œil cette étrangère venue s’installer dans leur demeure.
Sous le couvert d’un film fantastique, le film nous parle d’un monde et d’une époque spécifique: l’aristocratie qui règne sans scrupule, coincée dans un schème de répétitions qui n’a aucune viabilité et s’essouffle peu à peu. Crimson Peak met plus que jamais de l’avant les sensibilités de son réalisateur en s’intégrant facilement dans la filmographie de l’auteur comme une série de longs-métrages qui continue de cartographier visuellement l’imaginaire d’un homme à la vision singulière et colorée. Crimson Peak est loin d’être un film d’horreur, malgré ses quelques ambiances effrayantes, et il faudrait mal connaitre Guillermo Del Toro pour croire qu’il donnerait aux fantômes le rôle d’antagonistes. Or, Crimson Peak , bien qu’envoûtant, n’est également pas le meilleur de ce que le réalisateur nous a offert, mais s’inscrit néanmoins dans la continuité d’une oeuvre grandissante.