Lorsque Casino Royale a pris l’affiche en 2006, il y a eu consensus à l’effet que la saga James Bond venait de prendre une direction inédite. Le personnage central, désormais incarné par Daniel Craig, s’écartait fortement de l’icône que ses deux plus fameux interprètes (à savoir Sean Connery et Roger Moore) avaient autrefois personnifiée: loin du gentleman spy d’hier, qui se contentait d’aligner les réparties cyniques, James Bond apparaît désormais comme un être plus sombre et plus complexe. Cette « humanisation » du personnage de Bond est le fruit d’un travail de scénarisation plus poussé, qui par ailleurs contraste avec le jeu minéral de Craig, situé à mi-chemin entre le Charles Bronson d’Il était une fois dans l’ouest (Sergio Leone, 1969) et le Alain Delon du Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967).
Spectre, présentement à l’affiche, est le quatrième film de la saga à mettre en vedette Daniel Craig, et possiblement le dernier si on se fie aux rumeurs persistantes qui voient l’acteur Idris Elba comme son successeur imminent. L’ « humanisation » du personnage principal s’y poursuit, et s’affirme comme telle dès le générique d’ouverture, moment toujours typique des films de James Bond. D’ordinaire, on y fait la part belle aux demoiselles dénudées qui se déhanchent en surimpression sur la chanson-titre du film, et c’est encore le cas ici, sauf qu’en plus Craig lui-même y apparaît torse nu au début et à la fin: il y a donc, de façon littérale, l’annonce d’une « mise à nu » de Bond. De plus, ce générique se démarque des autres dans le fait qu’on y aperçoit des personnages morts dans les films précédents (Vesper Lynd, le Chiffre, etc.); ainsi, James Bond n’est plus annoncé comme l’être monolithique qui enchaînent les aventures en séduisant (et abandonnant) toutes les femmes et en mettant froidement à mort les méchants: désormais, le personnage doit s’inscrire dans une filiation, il n’est plus détaché de son passé. Désormais, les cadavres ont leur poids.
En même temps que cette humanisation de Bond vient une modernisation du mythe. Alors que les films précédents conservaient généralement l’idée de l’espion qui agit avec la bénédiction de son pays, Spectre brouille les cartes. Ici, c’est un James Bond au chômage (ses coups d’éclat passés ont suscité la grogne et les autorités britanniques songent à arrêter le programme « 00 ») qui se met aux trousses d’une organisation criminelle dont les ramifications s’étendent jusqu’aux individus les plus haut-placés. Le complot semble généralisé. Plus que jamais, Bond doit avancer masqué (sa première apparition dans le film nous le montre d’ailleurs avec un masque de tête de mort) et rester dans l’ombre: en cette heure où les technologies de surveillance sont omniprésentes et où les gouvernements épient leurs citoyens, l’espion lui-même est aussi espionné (dans une scène, le personnage de M fait d’ailleurs une allusion directe à George Orwell). Les supérieurs de Bond utilisent même le prétexte de la lutte antiterroriste, alors que le film ne nous montre aucun terroriste à proprement parler. Tous ces éléments donnent au film une actualité surprenante. La réalisation, signée Sam Mendes (qui était déjà aux commandes du précédent opus de la série, Skyfall, sorti en 2012), épouse bien l’idée de « rupture » qui est présente dans le film, avec ses amples travellings qui viennent entrecouper des séquences d’action plus nerveuses, et sa direction photo qui alterne pénombre et lumière aveuglante.
Spectre n’est toutefois pas exempt des énormités scénaristiques qui nous rappellent que nous regardons tout de même un James Bond: l’agent 007 pourra toujours compter sur des adversaires qui tirent mal, et si jamais il tombe dans un trou, un filet providentiel sera toujours présent pour amortir sa chute. De plus, l’histoire se clôt sur un happy end sans consistance. Ce sont toutefois les seuls défauts qu’on peut reprocher au film. Ça et le fait qu’il est honteux d’aller chercher la belle Monica Bellucci comme Bond girl pour finalement ne lui offrir que deux petites scènes.