Ai est une élève mystérieuse douée d’un talent indéniable pour les arts. Elle souffre d’un syndrome post-traumatique dont les causes sont inconnues, qui lui vaut des traitements de faveur de la part des employés de l’école: un directeur, un professeur et une infirmière tous plus étranges les uns que les autres. Ces traitements de faveur attisent la jalousie chez les camarades de classe qui intimident Ai à répétition. Au premier abord, cette prémisse semble convenue et respecter le récit typiquement japonais de l’écolière qui fait bande à part, mais ce serait mal connaître le réalisateur Mamoru Oshii qui fait tout aussi bande à part parmi ses pairs. Effectivement, la proposition esthétique de Nowhere Girl se rapproche davantage, mis à part le surréalisme, de son premier chef d’oeuvre Angel’s Egg en terme de rythme. Tarkovskien dans l’âme à cet égard et ouvertement inspiré par le cinéma de l’Europe de l’est, Oshii prend le temps de marquer le temps au fer rouge, comme une variable a valeur de rétention dans l’équation de ce récit qui souligne la prérogative du corps et de l’âme (body & mind). Puisque le temps est relatif à la perception de chacun, et que la place même qu’occupe le personnage central est incertaine, Oshii bouge lentement et doucement sa caméra autour de ses sujets souvent figés et regardant droit devant eux. Avec une mise en scène rigide ajoutant à l’insolite, les personnages qui se déplacent peu dans l’espace expriment un discours cryptique bourré de métaphores (c’est Oshii après tout!) qui semblent réglées et pondérées mécaniquement le récit au rythme des lents mouvements de caméra (aux grands désarrois de certains spectateur de Fantasia qui quittaient régulièrement la salle). Nowhere Girl déstabilise et nous force à sortir de notre zone de confort. Toutefois, l’un des problèmes qui pourraient lasser le spectateur plutôt impatient concerne la structure du scénario qui retient toutes les réponses aux nombreuses questions soulevées jusqu’à la fin. Mais Oshii nous invite au jeu de pistes, pourvu que l’on accepte l’invitation, en parsemant ici et là quelques clefs pour nous aider à esquisser un début de sens au trouble psychique d’Ai. Cette courte scène, par exemple, où les étudiantes doivent dessiner un modèle nu, et lors de laquelle Ai perçoit une araignée grimpant le long de la cheville du modèle constitue l’un de ces nombreux indices. La finale explosive détonne définitivement du rythme stratégiquement lent établi depuis le début. L’art n’était qu’un prétexte, une métaphore qui visait à diriger Ai vers son véritable talent.
Pourquoi avoir installé l’action dans une école d’art? La scène qui revient de manière ponctuelle, où elle et ses camarades doivent dessiner le portrait d’une sculpture en forme de buste exprime avec justesse l’état mental et latent dans lequel Ai se trouve. En effet, quel meilleur moyen existe-t-il pour capter le temps que celui de dessiner l’instant? Qu’est-ce que Ai tente de capturer exactement? Que fabrique-t-elle dans un autre local à couvert des regards indiscrets? Pourquoi entend-on continuellement le Concerto pour piano en la majeur de Mozart sous différentes orchestrations? Cette musique que l’on croit extra-diégétique depuis le début est identifiée plus tard par le professeur comme une musique provenant des étudiants de la classe voisine. Ces questions peuvent suffire à garder l’intérêt d’un spectateur volontairement intéressé, par contre le personnage de Ai est toujours tenu à distance. Il est difficile de s’identifier à ce qu’elle vit, et on reste spectateur de ses humeurs sans comprendre la quête qui motive sa présence à l’écran, ou même les obstacles s’il en est. Le scénario nous refuse la moindre information qui nous engagerait plus dans l’histoire.
S’inscrivant en continuité dans l’oeuvre du cinéaste, Nowhere Girl est probablement le meilleur film de Oshii depuis Ghost in the Shell 2: Innocence (2004). On y retrouve son penchant pour les personnages féminins forts, qui questionnent l’existence à travers le rapport avec les autres, l’environnement et la réalité. On pense ici à Ghost in the Shell (1995) bien sûr, mais aussi à l’excellent Avalon (2001), The Sky Crawlers (2008) et même au désolant et décevant Assault Girls (2009). Sur le plan formel, la photographie capte merveilleusement la densité de l’air, tels des voiles lumineux, rendant les auras de nos personnages à l’apparence éthérée insaisissables. Avec la direction artistique presque monochrome d’un environnement immaculé rendu avec les tons de blanc, opale et lactée, et de gris, il n’en faut pas plus pour imaginer que ces lieux ne resteront pas purs longtemps. Or, on se demande en conclusion à quoi rimait cet exercice de style. L’histoire du cinéma nous a déjà offert quelques propositions semblables à celle de Oshii – difficile de vous donner des exemples sans gâcher votre visionnement. Déterminer comment celle-ci se distingue des autres est une question qui mériterait d’être répondue de manière exhaustive, afin de mieux saisir la place de Nowhere Girl dans l’oeuvre du maître. Si j’étais vous, et si vous aimez Mamoru Oshii, je ne bouderais pas mon plaisir.