Quand la réputation précède l’artiste, ce dernier a forcément un défi supplémentaire pour parvenir à surprendre son public sans pour autant se retrouver en porte-à-faux avec le reste de son œuvre. Et dans le cas de Paul Verhoeven, cinéaste surtout connu du grand public pour être l’auteur du premier RoboCop (1987) et de Basic Instinct (1992), la réputation est assez sulfureuse: une partie de la presse l’a d’ailleurs surnommé « le Hollandais violent », en raison des nombreuses séquences-chocs et irruptions de violences qui parsèment ses films. Cela n’empêche pas son plus récent opus, Elle (présenté en Sélection officielle au dernier Festival de Cannes), de réussir le pari d’être à la fois choquant, malsain, surprenant et abouti.
La première scène nous montre Michèle, une dame d’un certain âge interprétée par Isabelle Huppert, en train de se faire agresser et violer dans sa luxueuse demeure. Toutefois, Michèle semble assez peu troublée par l’épreuve qu’elle vient de vivre: elle refuse de contacter la police et continue à mener sa vie de propriétaire d’une entreprise de jeux vidéo comme si de rien n’était. Sauf qu’en parallèle, elle entreprend des recherches pour essayer de retrouver son agresseur, qui la harcèle par divers moyens. Lorsqu’enfin elle en découvre l’identité, une liaison trouble, mélange de violence et de douceur, s’installe entre les deux.
Avec un pareil synopsis, on se doute bien que Verhoeven ne s’est aucunement assagi avec l’âge. Comme c’était déjà le cas pour certains de ses films plus tardifs, Elle ne choque pas tant pour le sang versé (et il y en a) que pour l’ambiguïté morale qui se dégage de l’intrigue dans son ensemble. À la manière de Starship Troopers (1997), où le spectateur finissait ultimement par ne plus trop savoir si les aliens monstrueux n’étaient finalement pas davantage dignes de sympathie que l’humanité totalitaire et guerrière qui envahissait leur planète, ou de Black Book (2006), film situé pendant la Seconde Guerre mondiale où les multiples coups de théâtre et retournements de situations venaient brouiller la frontière entre nazis et résistants hollandais, Elle est un film qui envoie des signaux contradictoires quant à sa signification. Le titre laisse présumer une étude de cas, un récit mettant en vedette une protagoniste profondément troublée, dont les agissements radicalement à l’opposé de ce qu’on attendrait d’une victime d’agression ne sont que les symptômes d’une personnalité atypique. Or le scénario s’emploie à démolir cette lecture en plongeant le personnage de Michèle au centre d’un univers où la violence psychologique et sexuelle est davantage la norme que l’exception. Chaque personnage du film se retrouve, à un degré ou à un autre, contaminé par la violence, par l’adultère ou par l’hypocrisie: cruauté des hommes envers les femmes, cruauté des femmes envers les hommes et des femmes envers les femmes. Dans cette faune sordide, Michèle trône comme une reine: le film nous apprendra que son propre père a été incarcéré à perpétuité pour de multiples meurtres qu’il a commis lorsqu’elle était encore enfant. Michèle a, pour ainsi dire, baigner dans le mal depuis toujours, ce qui lui confère une complète maîtrise de ses moyens et un ascendant certain sur son entourage. Verhoeven met en images ce pandémonium humain avec une caméra légère et mobile et un montage ample, mais qui n’hésite pas à faire s’entrechoquer le calme et la fureur.
Au final, on sort d’un film comme Elle en se demandant lequel des deux, entre le personnage principal et le spectateur, a été le plus malmené psychologiquement. En ces temps où des sociétés occidentales de plus en plus sexualisées et exhibitionnistes se cabrent et ne savent plus trop comment réagir face à la problématique du viol, il est évident que ce film ne fera pas plaisir à tous les publics. Il demeure malgré tout une expérience cinématographique particulièrement riche et détonante, qui appelle à ce qu’on en débatte les mérites.
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