Un fond noir. Quelques notes très basses d’instruments à cordes. Puis débute un long travelling parmi les algues et les débris tandis que les coups d’archet de la trame sonore s’accélèrent et deviennent de plus en plus assourdissants. Nous sommes sous l’eau. Ce film, c’est Jaws, troisième long métrage de Steven Spielberg et acte fondateur du blockbuster. Cette mélodie angoissante, c’est celle de John Williams, l’une des musiques de film les plus mythiques qui soient. Et ce point de vue qui est le nôtre, c’est celui de la mort blanche. Carcharodon carcharias. Le grand requin blanc.
Sorti en 1975, Jaws est une adaptation du roman éponyme de Peter Benchley, paru l’année précédente. Le personnage principal, Martin Brody (Roy Scheider), est un policier new-yorkais qui a emménagé avec sa famille sur la petite île d’Amity. Lorsqu’une jeune femme meurt déchiquetée par un requin au large de l’île, il tente de prévenir la mairie du danger, mais les bonzes de la ville, effrayés de nuire à l’industrie touristique, ne l’écoutent pas. Les cadavres de baigneurs s’empilent, aussi doivent-ils se rendre à l’évidence. Brody part alors à la chasse au requin, épaulé par Hooper (Richard Dreyfuss), un océanographe, et par Quint (Robert Shaw), un tueur de requin professionnel.
Pour comprendre l’impact du film, il faut rappeler le contexte où se trouve Hollywood à sa sortie. À partir des années cinquante, une grave crise frappe l’industrie cinématographique californienne: l’apparition de la télévision a fait en sorte que les Américains ont délaissé massivement les salles obscures. Cette crise se prolonge durant plus d’une décennie, permettant à des productions d’autres pays (surtout européens) de gruger les parts de marché d’Hollywood. S’ensuit une profonde panique chez les dirigeants de Majors qui, ne sachant plus que faire pour relancer la machine, en viennent à produire (au départ pour des sommes modestes) des œuvres plus audacieuses, réalisés par de jeunes marginaux. C’est ainsi qu’apparaît, vers la fin des années soixante, le New Hollywood, symbolisé d’abord par Dennis Hopper et Arthur Penn, puis par Coppola, Scorsese, De Palma et George Lucas. Cinéphiles, rebelles, indépendants, voire mégalomanes, ces jeunes réalisateurs ont tôt fait de faire entrer le cinéma américain dans la modernité, avec des films qui critiqueront farouchement l’Amérique profonde et la trahison de ses idéaux de justice et de liberté, et qui réinventeront les codes du cinéma classique. Déjà ils se voient réussir à inverser définitivement les rapports de force liant le cinéaste à l’industrie, devenant les véritables auteurs de leurs films, et non de simples exécutants à la solde des producteurs. Mais les Majors ont encore une carte dans leur manche: un jeune de vingt-huit ans natif de l’Ohio, qui, après avoir réussi à se faire employer par la Universal, a récolté deux succès d’estime avec ses premières œuvres, Duel (1971) et Sugarland Express (1974). Son nom est Steven Spielberg. Dès le début du film, c’est à un véritable règlement de compte que nous assistons. La première séquence montre un groupe de jeunes aux cheveux longs festoyant sur une plage, la nuit. Un garçon commence à draguer une fille, ils courent jusqu’à la mer pour se baigner, mais il est trop saoul et s’effondre sur le rivage. Sa compagne finira dans la gueule du requin. Comment ne pas voir là la revanche des producteurs sur les hippies du New Hollywood qui les narguent depuis des années? Exit la jeunesse dissidente et son mal de vivre, place à l’agent Brody, policier et bon père de famille à qui il incombera la tâche de restaurer l’ordre dans la communauté. Pour assurer le succès de Jaws, les producteurs du film innovent en sortant le film l’été, période qui auparavant était réservée aux reprises. Ils emploient également des stratagèmes moins honnêtes, comme d’acheter eux-mêmes des milliers de copies du livre de Benchley pour en assurer le buzz. Le succès sera sans précédent, Jaws amassant près de cinq-cents millions de dollars au box-office à travers le monde, ce qui en fit à l’époque le film le plus rentable de tous les temps.
Pourtant, mener à bien le tournage ne sera absolument pas de tout repos: dépassement de budget, dépassement de temps, interprètes mécontents, pression médiatique constante. Spielberg a des problèmes avec les effets spéciaux, et se heurtera à la censure, ce qui fait en sorte qu’il ne peut montrer autant le requin qu’il le souhaite. Or, ces multiples déboires seront en bonne partie ce qui fera de Jaws un film aussi génial. Une bonne part de son efficacité tient justement au fait qu’on ne voit pratiquement pas le monstre durant la première moitié du film. Cette menace invisible permet une remarquable économie de moyens, qui met en valeur la très belle musique de Williams ainsi que le montage très dynamique de Verna Fields (d’ailleurs, les deux remporteront l’Oscar dans leur catégorie respective). Devant la caméra attentive de Spielberg, les trois acteurs principaux parviennent à se dépêtrer des personnages caricaturaux qu’on leur a confiés, et à les rendre attachants. La scène dans le bateau de Quint, où ce dernier livre un terrifiant monologue inspiré d’une histoire réelle (le naufrage de l’Indianapolis en 1945), est d’ailleurs généralement considéré comme une des meilleures du film, à raison.
En conclusion, on peut regretter le fait que Jaws ait en quelque sorte symbolisé la défaite du New Hollywood face à une vision plus mercantile du cinéma, vision qui sera encore décuplée deux ans plus tard avec la sortie du premier Star Wars. On peut également regretter que la carrière de Spielberg ait pris par la suite une tangente résolument commerciale, même si certaines de ses œuvres ultérieures seront tout de même intéressantes. Par contre, force est d’admettre que le film est habile, à la fois angoissant et charmant, et qu’il n’a rien perdu de son efficacité plus de quarante ans après sa sortie.