Le problème d’infiltration, dernier-né de Robert Morin, s’ouvre sur une citation extraite du Nosferatu de Murnau : « Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. » Cette filiation revendiquée a de quoi surprendre le cinéphile qui connaît un tant soit peu l’œuvre du vidéaste québécois (devenu, presque à son corps défendant, cinéaste). L’expressionnisme allemand au cinéma étant pour ainsi dire le parangon de l’esthétique ostentatoire, on peut se demander comment le style rugueux de l’auteur de Yes Sir! Madame…, de Quiconque meurt, meurt à douleur ou du Journal d’un coopérant va s’en accommoder. Morin au pays de Caligari, tout un programme!
Louis Richard est un chirurgien esthétique spécialisé dans les cas de grands brûlés. Un jour, l’un de ses patients, insatisfait de la lenteur des progrès dans la reconstruction de son visage, menace ouvertement Louis. Cet incident agira comme révélateur pour mettre en exergue les névroses du personnage de Louis. Ce dernier, professionnel respecté habitant une cossue demeure de banlieue avec sa femme et son fils adolescent, apparaît progressivement pour ce qu’il est, à savoir un petit-bourgeois caractériel, contrôlant et hypocrite. Christian Bégin habite le rôle de Louis en y amenant ce qu’il faut de rage latente pour aider le film à révéler sa véritable nature, soit celui d’une critique sans concession d’un univers basé uniquement sur les apparences : les prétentions humanistes de Louis heurtent avec violence son refus de comprendre les autres, ou même de s’intéresser à eux. Le personnage du patient mécontent et la longue scène d’introduction sont des leurres qui ne font que brouiller les pistes d’une intrigue où Louis apparaît davantage menaçant que menacé.
Et l’expressionisme allemand dans tout ça? Il n’est pas aussi loin qu’on peut le croire. L’inadéquation entre l’image projetée et la réalité, laquelle est au cœur de la vie du personnage de Louis, est travaillée par l’expressionnisme qui s’intéresse à la figure du double, du reflet déformé, de l’image qui échappe au contrôle de son propriétaire. Ce n’est pas pour rien que dans le dernier chapitre de sa Société de consommation, Jean Baudrillard se livre à une analyse de L’Étudiant de Prague, un film expressionniste. Le palais banlieusard de Louis, sa voiture neuve, son cellier bien garni, tout cela n’est qu’une image de la « vie parfaite », image que permet la consommation petite-bourgeoise. Et si cette image se fissure, c’est la folie qui apparaît.
Naturellement, cet expressionnisme version Québec 2017, Robert Morin n’en maîtrise pas que le fond, il en maîtrise aussi la forme. Homme-orchestre (Morin est à la fois réalisateur, scénariste, directeur photo et monteur), il compose un univers lourd de menaces, où chaque son retentit comme une bombe, où chaque mouvement de caméra prend la forme d’un assaut. Dans cet univers tantôt cerné de miroirs (thème du double oblige), tantôt envahi de fumée ou traversé de néons incongrus, le caractère problématique de l’image projetée est fortement mis en évidence. Morin pousse le tour de force formel jusqu’à faire revenir, dans la dernière scène, la caméra in situ, son obsession de toujours, brisant le quatrième mur et révélant la signification du titre du film. Car c’est cela, le problème d’infiltration : c’est le réel qui ose s’inviter derrière l’image, comme le dégât d’eau qui vient inonder la cave de Louis. C’est le maquillage qui dégouline, montrant la petitesse d’une hypocrisie révélée. Ce sont les fantômes qui viennent à notre rencontre.