Quel meilleur moyen de terminer l’édition 2017 de Fantasia que par une projection restaurée (en 4K mesdames et messieurs) de Suspiria, le chef-d’œuvre du maître de l’horreur italien, Dario Argento, alors que le film célèbre cette année le quarantième anniversaire de sa sortie en salles? Grâce au travail des artisans de Synapse Films, chargés de ladite restauration, les sublimes éclairages de Luciano Tovoli, avec ses couleurs saturées jusqu’au fauvisme, pourront réapparaître sur grand écran dans leur splendeur originelle, tandis que la géniale partition des Goblins glacera de nouveau le sang d’un public conquis d’avance avec ses obsédantes ritournelles de carillon, ses riffs de basse démentiels et ses chœurs menaçants.
N’y allons pas par quatre chemins : Suspiria est l’un des plus grands films d’horreur de tous les temps. Sa force ne lui vient pas seulement des qualités plastiques énumérées plus haut : elle lui vient du fait que le film se situe au bout de plusieurs lignées, dans lesquelles il puise ses inspirations. L’une de ces lignées est celle du conte. Dario Argento a plusieurs fois déclaré avoir tenté de réaliser un conte de fée pour adultes avec Suspiria. L’intrigue, à la fois naïve, linéaire et fortement chargée d’un point de vue symbolique, est calquée sur le modèle du conte : un être innocent, projeté dans un lieu hostile où il aura à affronter un être maléfique. Suzy, le personnage principal, vient d’être admise comme pensionnaire dans une école de ballet. Juste après son arrivée, une série de meurtres secoue l’établissement, qui s’avère être un repaire de sorcières. Ici, le conte de fée se veut adulte en ce qu’il est débarrassé du moralisme qu’on pouvait trouver chez Grimm ou chez Perrault : n’y subsiste que l’extrême violence, face à laquelle l’héroïne n’aura que son sang-froid pour réponse. Une autre lignée dont Suspiria se trouve tributaire est celle du cinéma italien, cinéma à l’histoire riche et troublée s’il en est : structuré très tôt comme une véritable industrie n’ayant rien à envier à Hollywood, le cinéma italien subit durant une vingtaine d’années la censure mussolinienne avant l’arrivée, à l’après-guerre, du néoréalisme, cinéma de peu de moyens, principalement axé sur les sujets sociaux et sur la misère noire que subit alors l’Italie, mais qui révolutionnera néanmoins le septième art en systématisant une nouvelle manière de filmer le réel, davantage centrée sur la contemplation que sur l’action. Cette situation n’était toutefois pas appelée à durer éternellement. Après tout, les Italiens ne sont-ils pas les inventeurs de l’opéra, de l’« art total » et du maniérisme? Le caractère ascétique du néoréalisme s’évanouit progressivement lorsque de nouveaux cinéastes feront leur entrée, notamment Mario Bava, qui sera longtemps le principal artisan du film d’horreur italien, ou encore Sergio Leone, qui aura une influence certaine sur Dario Argento. Ce dernier fit d’ailleurs ses premiers pas dans le milieu du cinéma en tant que co-scénariste d’Il était une fois dans l’ouest (1968), film que Leone envisageait comme un « opéra» cinématographique, un « ballet de morts ». Le souci du détail, le travail maniaque sur l’image, la prééminence de la bande sonore sont sans conteste des éléments de Suspiria que l’on retrouvait déjà chez Leone.
Mais qu’en est-il de la place de Suspiria dans la filmographie d’Argento? Sixième long-métrage du maître, il s’insère dans une œuvre alors presque uniquement placée sous le signe du giallo, lequel est un genre intermédiaire situé entre le film d’horreur et le film policier, où s’accumulent les retournements d’intrigues et les scènes de meurtres ultraviolentes. Argento continue ici d’employer le gore et le mystère, mais en y ajoutant un troisième ingrédient, le fantastique. Et c’est justement dans son emploi du fantastique, du choc entre réel et surnaturel, que Suspiria est réellement un grand film d’horreur. Ce qui fait la force du film, ce n’est pas uniquement sa (brillante) mise en scène d’un monde onirique, en-dehors du temps et de l’espace, c’est aussi la manière dont Argento rend sensible l’idée que, malgré tout, notre monde à nous n’en est pas si éloigné que ça. Dès la toute première séquence du film, lorsque Suzy sort de l’aéroport et fait le voyage en taxi jusqu’à l’école de ballet, le montage effectue toute une série d’inserts (sur le mécanisme des portes coulissantes, sur un barrage…) dont la signification a priori est difficile à cerner, mais qui crée une indescriptible impression de réel. Mais la scène la plus emblématique à cet égard est probablement celle où Suzy rencontre deux professeurs, un psychologue et un spécialiste du paranormal : selon lequel des deux s’adresse à Suzy, Argento parvient à transformer sa mise en scène et à créer un sentiment de profonde homogénéité entre le naturel et le surnaturel, entre le monde des humains et le monde des sorcières. Évidemment, ce genre de cinéma n’est pas fait pour tous les types de publics. Un spectateur trop « cartésien » n’y trouverait pas son compte. Il nécessite une certaine capacité de relâchement, une certaine sensibilité pour un cinéma qui met entre parenthèses les lois de la vraisemblance pour mieux susciter l’angoisse.
Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur cet extraordinaire film qu’est Suspiria. On peut toutefois regretter qu’il constitue une sorte de point d’orgue dans la carrière de Dario Argento. Ce dernier, bien qu’ayant réalisé plusieurs films fort valables par la suite, ne semble jamais avoir retrouvé l’état de grâce dans lequel il se trouvait en tournant et en montant les aventures de Suzy au pays des monstres. Des rumeurs lui prédisent prochainement un nouveau tournage. Qui sait, malgré son âge vénérable, peut-être le maître de l’horreur a-t-il encore quelques frissons à nous procurer? Dans tous les cas, les cinéphiles amateurs du genre ont déjà une dette immense envers lui.