Comment raconter toute une décennie de l’histoire d’un peuple? C’est à ce défi aux proportions byzantines que s’est attelé le documentariste Luc Bourdon avec La part du diable, collage impressionniste qui cherche à cerner l’âme de ce que furent les années soixante-dix au Québec. Pour mener à bien cette vaste enquête, à la fois anthropologique et poétique, Bourdon s’est appuyé sur le travail des cinéastes de l’ONF (et aussi de son pendant anglophone, le NFB), piochant et raboutant des images dans plus de deux cents films ayant pour cadre les années soixante-dix. En cela, la démarche rappelle celle de l’excellent film de Simon Beaulieu, Miron, un homme revenu d’en dehors du monde (2014), qui par le biais d’un montage d’archives diverses rendait sensibles les liens qui unissent la vie et l’œuvre du poète Gaston Miron avec le destin du peuple québécois.
De prime abord, ce qui ressort de La part du diable, c’est l’hétéroclisme. Le jeu des oppositions y est particulièrement marqué: entre le noir et blanc et la couleur, la ville et la campagne, les anglos et les francos, le peuple et les dirigeants, les traditions et la modernité, les jeunes et les vieux, l’opulence des nouveaux riches et la misère des oubliés, la colère et l’insouciance, le film ratisse très large mais parvient pourtant à dégager un étonnant sentiment d’unité. Qu’ont été les années soixante-dix pour les Québécois? Ce que ces images semblent nous dire, c’est qu’elles furent intenses, parfois troubles, mais chargées d’espoir. Mais si le Québec est distinct, il n’est pas pour autant coupé du reste du monde. Si pour nous les années cinquante furent celles de la Grande Noirceur (une noirceur qu’on a exagérée, certes, mais qui permet de structurer notre imaginaire collectif) et les années soixante celles d’un irrépressible désir de changement et d’affirmation, les années soixante-dix, bien qu’elles commencèrent dans la violence (crise d’octobre, conflits syndicaux, etc.), ouvrirent la porte à tous les rêves, dont le plus fondamental qui soit, à savoir le rêve de liberté, liberté symbolisée par l’accession au pouvoir du Parti québécois de René Lévesque en 1976. De là vient sans doute ce sentiment d’un peuple uni malgré ses lignes de fracture qui ne restent que trop apparentes. Mais cette lecture de notre histoire nationale doit être tempérée par les évènements qui se déroulent ailleurs, notamment dans la société américaine, société que son impérialisme agressif a transformée en point de référence mondiale. Or, pour les Américains, les années cinquante ont été celles de la prospérité, de l’American Way of Life et de l’insouciance, une insouciance toutefois assombrie par la Guerre froide, et les années soixante ont été par ricochet marquées par la révolte d’une certaine jeunesse (qu’on a baptisée hippie) qui refusait la guerre, qui rêvait d’amour et de fraternité, mais qui ne pourra empêcher l’épouvantable carnage que sera la Guerre du Vietnam. Ainsi, du point de vue américain, les années soixante-dix ne sont pas celles de l’espoir, mais celle du doute, voire de la paranoïa. La part du diable s’en ressent également, pressentant la dépression de la décennie suivante, consécutive de l’échec référendaire de 1980. Peut-être est-ce dans cette sourde impression de catastrophe (d’autant plus sourde que les images sont pourtant, comme on le disait plus haut, remplies d’espoir) qu’il faut rechercher la signification de l’énigmatique titre du film?
Servi par un montage extrêmement habile et minutieux et par une conception sonore inventive, La part du diable est un impressionnant tour de force, qui donne à réfléchir tout en offrant un fascinant concentré des figures qui traversèrent une époque somme toute pas si lointaine. Ces années soixante-dix, qu’on les ait vécues ou pas, elles nous marquent au fer rouge. Comme disait l’écrivain Faulkner: « Le passé n’est pas mort. Il n’est même pas passé. »