Tzvetan Todorov écrivait que le propre du fantastique est de se situer en équilibre entre le réalisme et le surnaturel. Moins qu’un véritable genre, il est un entre-genre, il marche sur un fil de fer tendu entre deux mondes: le nôtre, celui du quotidien, et celui des songes, où les lois de la nature ne tiennent plus. L’artiste qui adhèrera à cette conception du fantastique se donnera donc pour but de faire durer l’indécision le plus longtemps possible, de retarder le moment où le récit tranchera sur l’existence du surnaturel ou pas. Certains des plus grands chefs-d’oeuvre du cinéma d’horreur ou du suspense ont merveilleusement bien appliqué cette consigne: Rosemary’s Baby, Don’t Look Now, The Shining, et il ne fait pas de doute que le réalisateur Ari Aster s’est inspiré de ces films pour tourner Hereditary, son premier long-métrage.
Prenant pour protagonistes une petite famille endeuillée par le décès de la grand-mère, qui était adepte de spiritisme et entretenait des relations assez froides avec sa fille, Hereditary repose en bonne partie sur les épaules de Toni Collette, qui incarne la mère. Apparaissant de prime abord comme une femme autoritaire et sûre d’elle-même, son personnage laisse progressivement entrevoir toutes sortes de failles qui viennent progressivement brouiller les frontières entre la réalité et la folie. Ce à quoi on assiste ici, c’est à la véritable décomposition progressive d’un personnage féminin, décomposition à laquelle font écho les images récurrentes de cadavres putréfiés qui se multiplient, et qui prend d’abord naissance sur le visage de Toni Collette, qui passe d’un imperturbable masque de marbre à des contorsions de tristesse et de douleur, pour finir dans son corps, métamorphosé en un horrifiant automate animé par des forces malfaisantes. On peut d’ailleurs regretter que la fin du scénario abandonne la perception de la mère pour se concentrer sur celle du fils, ce qui peut sonner comme un faux-pas esthétique. Ari Aster a pris un pari extrêmement risqué en voulant adopter à la fois le regard de l’entomologiste, qui observe de loin les évènements (regard assumé dès les premières images, avec le travelling avant sur la maison miniature qui finit par renfermer les personnages du film), et celui d’une focalisation interne (principalement la mère, mais aussi parfois le fils) où rêve et réel peuvent s’entrechoquer à loisir.
Ce n’est pas le seul reproche (mais, au regard de ce qui va suivre, en est-ce vraiment un?) qu’on peut faire à Hereditary: le début contient certaines longueurs, et le scénario emprunte une bonne partie de ses ressorts à d’autres films d’horreur. En revanche, sur le plan de l’efficacité, il n’y a rien à redire: certains moments sont tout simplement terrifiants et la tension avance crescendo jusqu’à la finale. On dira donc ce qu’on voudra, le film atteint largement sa cible et permettra sans doute à Hereditary de prendre sa place au sein du renouveau du cinéma d’horreur américain qu’on observe depuis déjà quelques années. En tant qu’amateurs du genre, espérons que la vague va perdurer.
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