Introduction. Préserver le jeu: sélection, duplication, circulation

Numéro spécial, août 2018

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Alison Gazzard et Carl Therrien
University College London, Université de Montréal

 

Les dernières années ont vu se déployer de nombreuses initiatives encourageantes visant à préserver l’histoire des jeux. En 2014, des experts de l’UC Santa Cruz et de Stanford ont publié “A Unified Approach to Preserving Cultural Software Objects and their Development Histories” (Kaltman et al.). En Océanie et aux quatre coins de l’Europe, de plus en plus de chercheurs s’attachent à exhumer les histoires du jeu à un niveau local, et certaines de ces histoires ont déjà cheminé pour se retrouver dans les pages d’un ouvrage majeur (Video Games Around the World, 2015). L’apport des cultures de fans, qu’on survole un peu rapidement au sein des grandes chroniques du développement technologique et industriel du média, est devenu un objet de fascination à part entière (Fans and Videogames: Histories, Fandom, Archives, 2017). De nombreux jeux vidéo classiques ont été rendus accessibles au plus grand nombre sur Internet archive grâce à l’émulation au sein même des fureteurs internet, et les communautés de fans dévouées s’évertuent à archiver des collections complètes de ROMs pour toutes les plateformes. Des exceptions au Digital Millennium Copyright Act sont exigées par un ensemble de conservateurs professionnels. Des musées et diverses institutions culturelles dédiées au jeu ont émergé dans plusieurs pays afin de présenter l’histoire du jeu vidéo à un public plus vaste et de souligner son apport culturel.

Dans son ouvrage de 2012 Best Before: Videogames, Supersession and Obsolescence, James Newman ne dissimule pas son pessimisme en ce qui concerne la possibilité de préserver le jeu vidéo sous une forme jouable. Alors que de nombreux efforts de préservation se déploient à travers le monde, les défis matériels et légaux qui nourrissent les considérations de Newman ne cessent de se complexifier. Pour le moment, la communauté peut se rabattre sur les EverDrives et l’émulateur Gotek (pour les lecteurs de disquettes) mais les jeux vidéo sous leur forme matérielle sont incontestablement en train de « mourir ». Est-il réaliste de se reposer sur la bonne volonté des fans afin de créer des émulateurs fidèles, considérant la complexité de tels projets pour des consoles commercialisées dans les années 1990? L’arrivée de la rétromonétisation a incité l’industrie à émuler son propre patrimoine, mais cet intérêt des partis concernés se traduit aussi par une volonté renouvelée de faire cesser l’activité des sites d’abandonware et de réguler la circulation des titres classiques. La réédition de jeux vidéo qui n’ont pas encore vingt ans s’avère difficile dans le contexte actuel, alors que les droits pour différentes composantes d’un même jeu peuvent être éparpillés entre différentes entités, et divisés à nouveau par des accords de distribution locaux. Par exemple, les studios Night Dive ont annoncé en février 2015 qu’ils n’avaient d’autre choix que d’abandonner leur projet de raviver No One Lives Forever sur GOG ou Steam; les avocats de la compagnie n’ont pu démêler la situation légale. L’Entertainment Software Association a combattu certaines des exceptions à la règlementation sur les droits d’auteurs convoitées par les institutions de préservation; le maintien de ces exemptions et la quête de nouvelles permissions risquent de nécessiter beaucoup de travail dans les années à venir.

Au-delà de la préservation des objets en soi, comment pouvons-nous aspirer à préserver la pratique du jeu? Dans “The Impossible Task of Reconstructing the Rules to an Ancient Board Game”, Natasha Frost relève certaines des difficultés auxquelles sont confrontés les chercheurs qui tentent de reconstituer l’expérience d’un vieux jeu de plateau dépourvu de la moitié de ses accessoires et d’un manuel d’instruction. Mais même lorsque l’aspect matériel est préservé de manière adéquate dans une petite boîte, l’expérience d’un jeu issue de moments historiques infiniment plus près de nous peut demeurer insaisissable, les particularités de sa jouabilité à jamais figées dans le temps. Les contributions de ce numéro spécial explorent le même réseau de questionnement sous-tendu par les efforts contemporains qui s’attachent à préserver le jeu. Comment peut-on reconstruire l’expérience interactive? Quelle est l’importance de la matérialité de l’objet dans la préservation de la pratique du jeu? Quels types d’expériences et de performances sont intégrés au sein des efforts de préservation? Quelles sont les stratégies actuelles déployées afin de représenter le jeu dans les institutions culturelles? Quel est le rôle des collectionneurs et des fans dans la préservation du jeu en ligne et hors ligne? Quelles sont les expériences ludiques que nous cherchons à préserver, et pourquoi?

Dans “Playing Games With Cultural Heritage” Joanna Barwick, James Dearnley et Adrienne Muir affirment que la sélection est l’un des aspects les plus problématiques de la préservation des jeux. Alors que plusieurs institutions ont défini des critères de sélection, les notions de jeu « important », « marquant » et « pionnier » semblent tenues pour acquises (2011:385). La question de la sélection a émergé naturellement comme l’une des préoccupations centrales dans la plupart des contributions de ce numéro spécial. Dans un contexte industriel de renouvellement constant, les sites potentiels pour les archéologues des médias prolifèrent à un rythme alarmant; Aycock partage ses réflexions sur le processus de sélection de terrains pertinents afin de découvrir et de documenter les stratégies d’implémentation techniques. Les fans continuent à produire du contenu pour des machines de jeux issues d’autres époques (par exemple le Speccy Jam annuel, qui invite les créateurs de jeux vétérans ou nouvellement formés à explorer le potentiel de la ZX Spectrum), combattant activement la culture de l’obsolescence, or la préservation de tels efforts est rarement vue comme une priorité. L’inspection de jeux créés par les fans sur la Dreamcast par Deeming et Murphy met en lumière les pratiques ludiques qui peuvent nous échapper lorsque nous appréhendons l’histoire de jeu vidéo à travers l’œillère des cycles de vie commerciale. Newman souligne l’importance d’intégrer des dysfonctionnements (glitchs) réalisés par des joueurs experts – à travers le célèbre exemple du « Minus World » dans Super Mario Bros. – dans sa présentation du Game Inspector développé au National Videogame Arcade. Plus avant, l’inspection des pratiques de glitch hunting et speedrunning par Scully-Blaker met en lumière l’étendue des pratiques « alternatives » de jeu et l’intérêt de préserver de telles appropriations ludiques.

Alors que les justifications qui guident la sélection du commissariat – le « pourquoi? » – peuvent demeurer implicites au sein des expositions de jeu vidéo, les stratégies de représentations – le « comment » – deviennent visibles et parfois tangibles dans l’espace du musée. Les intervenants interviewés dans le cadre de ce numéro reconnaissent tous la nécessité de maintenir une certaine accessibilité aux jeux dans leur forme jouable. Mario Accordi Rickards et Miceala Romanini (directeur et codirectrice de la VIGAMUS Foundation, respectivement) voient ici une possibilité d’ “apprentissage furtif”; les visiteurs acquièrent des connaissances sur les jeux et les éléments de design importants en jouant aux classiques. Mais même les plateformes les plus populaires et répandues sont confrontées aux périls de l’obsolescence et le maintien de telles expositions devient de plus en plus difficile. Ceci engendre un stress financier additionnel sur les institutions. Andreas Lange note que le Computerspielemuseum à Berlin doit engager une équipe de trois techniciens afin de restaurer et d’entretenir l’équipement. Par ailleurs, cette expertise technique deviendra plus rare dans un futur proche. Comme le note Newman, interactivité ne peut pas toujours se traduire aisément en accessibilité directe à l’expérience du jeu, particulièrement dans le contexte d’une visite de musée. Prenant acte de l’inévitabilité de l’obsolescence matérielle, sa contribution relève le potentiel des représentations audiovisuelles de la jouabilité afin de procurer un accès de seconde main plus clair et commissarié. Pour Scully-Blaker, la pratique du speedrunning en soi peut être vue comme un geste de commissariat cherchant à expliciter les potentialités tacites inscrites au cœur de l’objet vidéoludique.

Plusieurs institutions ont cherché à impliquer la communauté des joueurs dans le processus de sélection afin de concrétiser leurs expositions. Le World Video Game Hall of Fame du Strong Museum of Play repose sur les nominations et les votes du public; le projet est au fondement de l’ouvrage A History of Video Games in 64 Objects (2018). Le Musée finlandais du Jeu à Tampere a voulu développer cet esprit de communauté depuis les premières phases du projet. Suominen, Sivula et Garda nous présentent un survol remarquable de ce développement en focalisant sur les efforts conjoints des communautés de fans, des muséologues et des collectionneurs. Cette contribution, de même que l’ensemble de ce numéro spécial nous l’espérons, peut être vu comme un guide pour tout groupe cherchant à construire des institutions similaires. Malgré la dégradation matérielle et autres défis de la pratique de préservation, la médiation effectuée par ces institutions devient essentielle si l’on espère voir la culture ludique circuler et inspirer de nouvelles générations de fans, de créateurs, de bricoleurs et d’universitaires. Nous tenons à remercier tous les auteurs qui ont participé à ce numéro pour leur dévotion envers la préservation du jeu.

 

Remerciements

La traduction de certains textes dans ce numéro spécial a été financée par une bourse du Arts and Humanities Research Council au Royaume-Uni.

 

Bibliographie

BARWICK, J., DEARNLEY, J. & A. MUIR (2011), “Playing Games With Cultural Heritage. A Comparative Case Study Analysis of the Current Status of Digital Game Preservation”, Games & Culture, Vol. 6, No 4, pp. 373-90.

FROST, N. (2018), “The Impossible Task of Reconstructing the Rules to an Ancient Board Game”, Atlas Obscura, January 11, online: <https://www.atlasobscura.com/articles/latrunculi-impossible-task-board-games-ancient-mystery-puzzle-monopoly>

KALTMAN, E., WARDRIP-FRUIN, N., LOWOOD, H. & C. CALDWELL (2014), “A Unified Approach to Preserving Cultural Software Objects and their Development Histories”, online:
<https://escholarship.org/uc/item/0wg4w6b9>

NEWMAN, J. (2012), Best Before: Videogames, Supersession and Obsolescence, London: Routledge.

SWALWELL, M., STUCKEY, H. & NDALIANIA, A. (dirs.) (2017), Fans and Videogames: Histories, Fandom, Archives, New York: Routledge.

WOLF, M. J.-P. (ed.) (2015), Video Games Around the World, Cambridge: The MIT Press.

WORLD VIDEOGAME HALL OF FAME (2018), A History of Video Games in 64 Objects, Dey Street Books.