L’après-mythe : Le Réveil de la Force

Volume 8, numéro 1, juin 2018

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TOM CUISINIER-ROSSET
Ecole Normale Supérieure de Lyon

Résumé
Le Réveil de la Force est de toute évidence une réécriture d’Un nouvel espoir, il en reprend jusqu’à la trame, et il réactualise les figures iconiques de la trilogie originale : Han Solo, Leia Organa, etc. Cet article propose de mettre au jour une réflexivité dans le film qui tient précisément à cette relation que le spectateur peut entretenir avec les éléments de la mythologie Star Wars. Cette réflexivité serait possible par la mise en scène de cette relation à l’intérieur même de la diégèse par l’intermédiaire de la nouvelle génération de personnage (Rey, Finn, Poe, Kylo Ren) et de sa relation avec l’ancienne ; s’ouvre alors un discours sur le statut du fan ou du spectateur. L’approche est donc moins scientifique que critique, l’article veut faire partie de la réception du film plutôt que l’analyser.

Mots-clefs: Star Wars, réception, mythe, réflexivité, fan, univers

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Cet article discute de la place du mythe[1] dans Le Réveil de la Force. « Mythe » est un terme qui apparaît de lui-même assez tôt dans toute conversation sur Star Wars, ainsi que ceux d’« univers » ou de « monde », qui ouvrent le champ de la production transmédiatique. Comme le fait par exemple remarquer Alain Boillat :

(…) l’intérêt a tôt fait de se déplacer des films de George Lucas proprement dits vers le monde qu’ils proposent, ce dernier étant diffusé à grande échelle par le truchement de multiples produits de consommation : romans, bandes dessinées, jeux de société, CD, DVD, CD-Rom, jeux vidéo, expositions […] (Boillat, 2006)

Ces deux termes, il me semble, ceux de « mythe » et « d’univers », sont souvent employés comme désignant deux faces de la même pièce. Mais souvent cette distinction relègue au second plan la notion d’univers, le mythe étant un objet en un sens plus facile à saisir pour parler de Star Wars – non pas qu’il s’agirait d’un concept simple, loin s’en faut, mais parce que c’est un objet dont on a déjà quelque chose à dire (que ce soit en anthropologie, en études littéraires ou cinématographiques – sans compter que Lucas revendique l’héritage de Campbell). Cette disposition théorique a sa force, sa cohérence, et sa pertinence, et il n’y a rien d’autre à en exiger. Mais le premier à pâtir de cette vision en termes de mythe, c’est le concept d’univers, qui est secondarisé, compris à partir du mythe. Il ne s’agit pas ici de se demander directement si le terme de mythe est approprié pour parler de Star Wars selon le sens que prend ce mot dans tel ou tel paradigme précis, ce qui demanderait beaucoup plus de travail. Univers et mythe, sans doute, sont compris dans la texture de la diégèse, mais le mythe est un motif, une séquence, l’univers est le tissu. Le mythe c’est une séquence de moments (Oedipe tue son père, couche avec sa mère…), l’univers c’est la diégèse en tant qu’elle est comme une pleine et entière autre réalité.

Ce qu’on a dit pour l’instant du mythe peut étonner, on a rien dit de ce qu’il désigne traditionnellement : un fait anthropologique, comme le terreau d’une croyance, au fondement d’un tabou ou d’une institution, par exemple. Très grossièrement, on peut dire qu’un récit paraît mythique quand sa séquence d’événements diégétiques vaut comme le symbole d’une notion ou d’une idée (par exemple, Oedipe exprime la fatalité, Sisyphe l’absurdité de la vie, etc.). Ce second aspect de la notion n’est pas arbitrairement désigné par le même mot, ces deux aspects sont peut-être deux choses distinctes désignée par le même nom, mais ne sont pas deux choses sans aucun rapport. Le fait même qu’un mythe ne soit qu’une séquence d’action, close, répétable, favorise son caractère abstrait au sens où il est plus facile d’y donner une signification symbolique.

Deuxième manière de distinguer mythe et univers : leur mode de reproduction. Le mythe est réécrit, on le rejoue, c’est d’ailleurs ce que fait Le Réveil de la Force vis-à-vis d’Un nouvel espoir (il s’agit de détruire une arme surpuissante qui peut anéantir une planète/un système stellaire, etc.). Les deux récits conservent la même structure et les tropes, mais change d’époque, de personnages et d’enjeu diégétique. L’univers, lui, est étendu : on ajoute dans la même diégèse quelque chose qui n’a potentiellement rien à voir, par exemple , le maître de Darth Plagueis, personnage mentionné dans La Revanche des Sith s’appelait Darth Tenebrous, qui n’est mentionné dans aucun film. Cette distinction a une conséquence : le mythe est, en un sens, temporel, il est un schème, comme une histoire qui tient en une ligne (Oedipe tue son père couche avec sa mère, Luke détruit l’Etoile Noire, etc.). L’univers, lui, est spatial, formé d’un ensemble d’éléments co-situés dans la même diégèse, mais potentiellement indépendants, divers.

La notion qui opère la secondarisation de l’univers de Star Wars par rapport au mythe, c’est la notion de mythologie. La mythologie, comme le monde, se conçoit comme un ensemble fini d’éléments organisés d’une certaine manière. La mythologie de Star Wars, c’est quelques figures : Leia, Luke, Han, Darth Vader, etc. Elles peuvent être infiniment variées, réinterprétées, réincarnées mais rien ne vient à manquer à une mythologie, ensemble ces figures forment un tout. L’univers de Star Wars, incluant la somme de ses produits dérivés (qui sont en bonne partie des réitérations du mythe), est aligné derrière cette mythologie, il en est l’éternelle réinterprétation, ce qui est également juste. Mais on peut choisir de voir Star Wars autrement, à savoir comme un univers dont on veut étendre la diégèse. Paradoxalement, cela amène à diminuer le nombre d’œuvres dérivées, ou de produits de consommation, pris en compte dans l’analyse, puisqu’une bonne partie de celles-ci ne jouent pas de cela, ne cherche pas à se situer dans la même diégèse que les films, mais cherchent au contraire à travailler à cette réinterprétation mythique (par exemple, les bandes-dessinées Star Wars Infinities qui réécrivent une partie de la trame scénaristique pour changer les positions des personnages dans l’histoire, par exemple Luke meurt sur Hoth et Leia suit l’enseignement de Yoda et devient Jedi à sa place – c’est une démarche, ici, proprement mythique).

En un sens, Le Réveil de la Force suit cette démarche de réécriture, et est, à ce titre, en rupture profonde, à mon sens, avec l’optique de Lucas. Il en résulte que toute les nouveaux éléments diégétiques (la République, le Premier Ordre) ne cherchent pas à étendre l’univers. La nécessité d’une cohérence diégétique minimale avec la trilogie oblige le film à admettre que la République a été remise en place par l’Alliance Rebelle à la fin du Retour du Jedi, mais il arrange tout cet univers de manière à servir la référence à Un nouvel espoir : le Premier Ordre, nouvel ennemi, devrait être une rébellion contre la République, mais il n’est pas montré comme telle et l’armée qui oppose la « République », pourtant un Etat intergalactique, semble bien irrégulière. La diégèse n’a à ce titre presque aucune consistance, ou, du moins, aucune co-consistance avec celle des anciens épisodes. La diégèse est arrangée de manière à pouvoir reconduire les dispositions scénaristiques de l’Episode IV. De même, Skywalker est à nouveau le dernier Jedi de la galaxie.

C’est sans doute, par ailleurs, un trait stylistique du cinéma d’Abrams que de réécrire les mythes des sagas qui l’intéressent (c’est le cas également dans Star Trek). Le film certes, s’intéresse au mythe, se comprend par lui. Mais ce n’est pas assez précis : cherche-t-il à « faire mythe » ou à « dire » quelque chose du mythe ? Il me semble qu’il cherche à dire quelque chose du mythe, et que la seule chose qu’il récupère de l’idée d’univers, c’est un processus de diégétisation, c’est-à-dire que le mythe, dans Le Réveil de la Force n’est pas seulement sa forme, c’est aussi un phénomène qui existe dans sa diégèse, notamment par le biais des personnages de la nouvelle génération : Finn, Rey, Kylo Ren croient en un mythe, celui de Darth Vader, des Généraux militaires Leia Organa et Han Solo, du Maître Jedi Luke Skywalker, etc. Comme tous les mythes, le film clos un monde, la diégétisation s’arrête là, le procédé est interrompu avant d’ouvrir l’univers, si bien qu’à la place, il ouvre un propos. Le lien que les personnages entretiennent avec leurs mythes est également un propos que le film tient sur son public, ou une certaine idée de son public : les fans. Il n’échappe à personne que la relation que la nouvelle génération de personnages entretient avec l’ancienne est comparable à celle des spectateurs avec la trilogie originale. La nature de cette relation, semble-t-il, n’est pas indépendante de ce qu’on voudrait appeler « post-modernité » au cinéma, mais pour cela, il nous faut entrer pleinement dans l’analyse.

On pourrait dire que Abrams a fait une lecture de Star Wars qui doit plus à TvTropes qu’à Wookieepedia[2]. Le film assume une construction par « tropes » ou topoï à deux niveaux : d’une part des tropes qui font spécifiquement référence à Star Wars et d’autre part des tropes plus généraux qui permettent la construction de la trame. C’est évidemment la démarche de réécriture mythique qui est à l’oeuvre. Dans Le Réveil de la Force, on sent bien que Jakku est une « Tatooine de remplacement », Maz un « Yoda de remplacement » (et ainsi de suite), bien évidemment tout mythe suppose réécriture, donc modification, si bien que Jakku hérite également de quelque chose du cadre post-apocalyptique, et Maz est aussi liée au monde de contrebandiers dont fait partie Han Solo. Certes, la trilogie originale également s’écrivait avec des tropes, des reprises, des réécritures, mais il s’agissait alors d’inventer de nouvelles figures. Par exemple, personne n’avait idée du cliché du Jedi avant que la trilogie l’invente, ce Jedi était alors une composition originale d’un ensemble de figures cinématographiques antérieures sur lesquelles on a déjà beaucoup écrit (notamment : le samouraï, le cow-boy), auxquelles il faisait allusion, plutôt qu’il ne les citait (Jullier, 2015). Dans l’Episode VII, les stéréotypes visés sont spécifiquement ceux de Star Wars. Plutôt que de faire le constat d’un manque de renouvellement ou d’originalité (ce qu’il peut aussi être), faisons remarquer le fait que le film s’adresse à un spectateur qui connaît ces stéréotypes. Les tropes, ici sont pleinement conscients et thématisés par le film, et à notre attention, ce qui était moins le cas dans la première trilogie, où les tropes étaient utilisés dans un but : construire un nouvel archétype. La relation avec les tropes dans Le Réveil de la Force relève alors de ce qu’on pourrait appeler une fétichisation, le goût pour soi-même de ce qui devait servir pour autre chose. Le fétiche est la trilogie originale, ou son image. Le rapport du sujet à une mythologie n’est pas seulement ce que le film met en scène (par le biais de personnages croyant en des mythes), c’est ce que le film exprime (par son écriture des tropes). En effet, le rapport de fétichisation suppose cette distance informée du spectateur complice qui reconnaît les tropes et dont il comprend qu’il est là pour les reconnaître. Les effets de clin d’oeil à ce titre, sont nombreux (le jeu de table holographique dans le Faucon Millenium, par exemple). Autant dire, alors, que le mythe, ici, n’existe que sur le mode de la référence, et que le film est donc pleinement post-moderne, terme que l’on accolait déjà à la trilogie originale, mais qui semble redoublé ici et encore plus pertinent. C’est ce qui fait l’ambiguïté du film, le plaisir du même, qu’il procure est presque gâché par le fait qu’il se donne autant comme plaisir du même, il se voit. Le fan aimerait ne pas remarquer le fan service. Cette ambiguïté on peut encore la reformuler autrement, Le Réveil de la Force est un film de genre dont le genre est « Star Wars », alors que les films Star Wars jusque-là ont toujours voulu faire partie d’un autre genre (l’Attaque des clones reprend le film d’enquête et le film d’amour, La Revanche des Sith la tragédie, etc.).

Il y a aussi une deuxième échelle de tropes, disions-nous : celle des tropes communs à un grand nombre de récit, qui sont en bonne partie le fait d’une écriture scénaristique hollywoodienne. Ils existent eux-mêmes dans le film de deux façons : comme outils d’écriture nécessaires, ce qu’on ne commentera pas, mais aussi, au même titre que les tropes spécifiquement liés à Star Wars, comme « à reconnaître » par le spectateur. Par exemple, le trope de la damsel in distress. On le sent dans la relation entre Finn et Rey, au moment de leur rencontre, du fait de la position de Finn vis-à-vis de Rey, comme s’il voulait la protéger, la sauver, mais il se confronte à un fait qui contrevient à sa représentation des relations homme-femme : Rey semble très bien savoir se débrouiller toute seule. Ainsi le trope de la damsel in distress est mis en scène de manière à être reconnu, et plus encore, il est utilisé comme étant une représentation à laquelle adhère Finn et qui guide son action dans sa diégèse. On touche ici à un second aspect du mythe, comme schème organisateur pour la vie morale et politique. Le film n’emprunte pas seulement le schème de la damsel in distress, il le représente comme un mythe à l’oeuvre.

Le mythe de la damsel in distress n’est pas politiquement neutre, il est lié évidemment à des questions de représentation des relations homme-femme, dont le féminisme a entrepris l’analyse. Avoir choisi de le représenter comme un mythe (et pas de l’utiliser comme un outil d’écriture) et même, comme un mythe qui « échoue », qui est réfuté par le comportement de Rey, fait paradoxalement contribuer le film à une entreprise de déconstruction des stéréotypes, que ne renierait pas un certain féminisme. Déconstruire n’est pas un acte étranger à la post-modernité, ni aux gender studies, c’est même un de leur point commun, en plus du fait que, comme Star Wars, on peut sans doute dater l’origine de ces gestes philosophiques dans les années 1970. Quoiqu’il en soit, les personnages de la nouvelle génération sont ceux qui croient au mythe, et qui sont mus par lui, un mythe, du fait même de sa structure narrative et de sa signification anthropologique, pouvant se muer en une maxime d’action. Mais qu’en est-il des personnages dans Le Réveil de la Force qui incarnent le mythe? Je parle ici de l’ancienne génération : Leia Organa, Han Solo, Chewbacca. Leur statut de mythe les rend plastiques, ajustables aux nouvelles idées de ceux qui croient en eux, nouvelle génération de personnage comme spectateurs. En conséquence, ils sont débarrassés de ce qui était idéologiquement gênant chez eux : Han Solo est beaucoup moins machiste, par exemple, comme on peut le remarquer dans son dialogue avec Rey, quand il lui confie un blaster. Le film décide de ne pas jouer la carte de la désillusion. C’est seulement à cet endroit que le film est mythe plutôt qu’il parle de mythe. Pourquoi ? Par une forme d’engagement, ce n’est pas seulement un film qui parle des fans, de ce phénomène d’adhésion au film, c’est un film qui est fait par un fan et qui adhère donc au mythe. Politiquement, c’est une manière de revendiquer et afficher une intelligence du public lui-même puisque le film est un « film de spectateur ».

Le machisme n’est pas la seule chose qui a été lissé chez Han et les personnages de l’ancienne génération : le racisme aussi, mais je voudrais parler ici d’un racisme qu’on pourrait dire intradiégétique. Prenons un point de vue intradiégétique : les Wookies sont a priori une espèce intelligente qui mérite d’être traitée équitablement, ils ont un langage, bien qu’on ne le comprenne pas. Quiconque regarde à nouveau l’ancienne trilogie et a cette idée en tête (du fait sans doute, de l’intertexte diégétique proposé par toutes les œuvres de l’ancien univers étendu, voire à ce propos le sort réservé aux Wookies dans les jeux vidéo The Force Unleashed ou Knights of the Old Republic, ou même la relation que Yoda entretient avec eux dans La Revanche des Sith) peut être étonné de la manière dont on parle de Chewbacca, comme d’une espèce d’animal, et on se trouve à identifier l’attitude des personnages, surtout Han et Leia, comme du « racisme anti-Wookie ». Bien sûr il ne s’agit pas ici de s’indigner contre un « racisme » envers des êtres qui n’existent pas, on a déjà bien assez à faire avec le racisme existant. Mais remarquons que dans une logique d’univers, on accepte l’idée que les personnages soient « racistes », car on est prêt à diégétiser cette attitude : c’est dus à leur système de croyances, dont le film peut parfaitement se distancer. Je crois que ces effets ont été largement sous-estimés dans les films de Lucas, que ce soit dans le « racisme » dont font preuve les personnages de Han et Leia vis-à-vis de Chewbacca, ou d’Obi-Wan et Qui-Gon vis-à-vis de Jar-Jar. Remarquons que justement, dans l’univers (étendu), cette question est traité : dans la bande-dessinée Dernier Combat sur Jabiim, le racisme anti-Tusken d’Anakin est clairement mis en défaut par le personnage d’A’Sharad Hett, Jedi élevé par des Tusken. Ce « racisme » est insupportable pour Abrams qui croit en ses idoles, comme nous spectateurs, à double titre, car il n’accepterait pas que Chewbacca soit montré comme acceptant aussi stoïquement ce « racisme ». Chewbacca n’est jamais représenté comme une altérité dans Le Réveil de la Force, alors que dans la trilogie originale, il est radicalement étrange et incompréhensible. Ainsi les cris de Chewbacca sont « humanisés », plus expressifs (de même que tout le film tend à la surexpressivité, on le verra) et plus facilement compréhensibles pour un humain (ainsi quand il répond qu’il ne sait pas, on entend quelque chose de proche de « I don’t know »). Plus généralement, ses cris sont assortis d’un jeu corporel qui les rend plus faciles à comprendre. Le « racisme » dont est victime Chewbacca est d’ailleurs explicitement dénoncé dans le film, puisque Finn en fait preuve à son égard : « you understand that thing? – Yes, and it can understand you! » (remarquons d’ailleurs que cela se joue au niveau de la compétence linguistique). Le récit mythique mis en place ici est radicalement étranger à toute forme de distance avec les personnages.

Ainsi le Réveil de la Force garde toujours une proximité avec ses personnages. Pourtant, cela se conjugue parfaitement avec la distance post-moderne qui montre les stéréotypes et clichés comme tels, pour qu’ils soient reconnus et appréciés en tant que tels. Il faut donc reformuler : cette proximité, elle se donne surtout sur le mode de la « concernabilité » [relatibility] (Jullier, 2015). C’est-à-dire que nous, spectateurs, nous nous reconnaissons, ou nous reconnaissons la situation d’autres personnes dans notre vie, dans les personnages et cela suscite leur proximité. On peut penser à la réaction de Rey face à la proposition de Han (« are you offering me a job ?»), ou à la relation de parents séparés qu’entretiennent Han et Leia. Puisque c’est là une relation qu’on entretient avec des personnages, potentiellement mythiques, les personnages de la jeune génération entretiennent eux-mêmes cette relation de concernabilité avec les personnages mythiques (Finn voit en Han Solo un Général de la Rebellion, Rey un contrebandier, etc.).

Cette situation, diégétiquement, on pourrait la dire « post-mythique », car les personnages se situent après les événements qu’ils prennent pour mythe (ce n’est pas un mythe à venir, comme l’Apocalypse, mais un mythe originel, comme un mythe de fondation). Cette situation post-mythique est signifiée par les divers décors qui rappellent la trilogie originale, notamment sur Jakku. Comme nous, spectateurs de Star Wars, Rey vit au milieu des restes de la trilogie (Rey a un casque de la Rébellion, vit dans un AT-AT, etc.) qui apparaissent systématiquement dans des plans qui les singularisent, les montrent comme des objets fétiches, uniquement pour évoquer l’intertexte visuel de la trilogie. En même temps, ces éléments sont souvent décadrés, loin du goût lucasien pour la symétrie et l’abstraction géométrique picturale, ces épaves ne sont plus les principes organisateurs du plan. Ce passage sur Jakku ressemble énormément à un film post-apocalyptique, montrant des personnages vivant dans des ruines, vivant de récupération, dans une société insensible (comme le montre le peu de nourriture que Rey récupère grâce à son travail). Les restes pré-apocalyptiques, du point de vue des habitants post-apocalyptiques, font partie du paysage, ils rejoignent la nature (en cela, les restes de l’histoire sont ainsi naturalisés), sont une matière première au même titre que n’importe quoi d’autre. Ce qu’ils mettent alors en oeuvre, c’est une forme de recyclage, pareil à ce que faisait Lucas avec une grande variété de figures issus de diverses cultures (quand il récupère le casque du samouraï pour faire celui de Darth Vader, Merlin pour faire Obi-Wan, etc.) parce que le mythe comme fait anthropologique, non seulement fait passer la culture pour de la nature au sens de Barthes (puisque le mythe « a retourné le réel, l’a vidé d’histoire et l’a rempli de nature. », écrit-il dans Mythologies (Barthes, 1970) , mais devient une partie de la nature, du réel, dont on peut faire quelque chose. Ici, les objets du mythe sont devenus matières à recyclage pour les personnages, cela leur fait office de nature et en même temps ce recyclage ne se fait pas jusqu’au bout, car le Croiseur Impérial reste un Croiseur Impérial aux yeux du spectateurs, il n’est pas encore recyclé en autre chose comme la figure iconique du casque de samouraï recyclé pour devenir celui de Darth Vader.

Ce casque apparaît dans un plan du Réveil de la Force, c’est d’ailleurs la ruine qui attire le plus l’attention, lui aussi individué dans un plan iconique, comme l’AT-AT, centré dans l’image, son apparition n’est pas une référence dans un plan fixe, mais un dévoilement opéré par travelling. Or, il n’est pas contemplé par le seul spectateur mais également par un personnage : Kylo Ren. Ce casque tire une certaine force de son individuation par le cadre et le montage : une iconicité qui fait de lui un renvoi à la trilogie (le casque est presque le symbole de tout Star Wars). En tant que tel ce symbole est un fétiche de fan. Mais ce fétichisme est redoublé dans la diégèse du film puisque c’est avant tout le fétiche de Kylo Ren. C’en est un fétiche du fait de son individuation comme pure et simple symbole du mal, indépendamment de son histoire ou de la conclusion du mythe dans lequel il prend place : la rédemption du personnage – conclusion, qui, du fait de l’orientation qu’elle donne au mythe, en permet l’assise morale, politique ou anthropologique, la signification et l’importance.

Cette communauté d’intérêt pour le fétiche du casque de Darth Vader rapproche Kylo Ren du spectateur. Ce personnage manifeste d’ailleurs une concernabilité remarquable pour un méchant, il rappelle un adolescent colérique et rebelle (notamment, d’un point de vue de physiognomonie, du fait du visage imberbe de l’acteur Adam Driver), contrairement à Tarkin ou Darth Vader, il semble mû par des affects. Le personnage a fait débat chez les spectateurs à la sortie du film semblant faire pâle figure en comparaison avec Darth Vader, peut-être à cause de cet attachement superficiel à l’icône de son grand-père, et au côté obscur. Rien, en effet ne semble exactement le motiver, son histoire n’est pas celle d’une chute du côté obscur, comme celle d’Anakin, mais celle d’un attachement fétichiste puisqu’apparemment sans raison au côté obscur, au point même qu’il résiste à un appel du côté lumineux, hapax dans la saga. Le rapprochement du personnage du méchant et du spectateur, dans la mesure où il s’opère dans le rapport fétichiste aux objets, peut-être vu comme une manière d’opérer de l’intérieur une critique de la relation spectateur-saga. Et cette critique n’est audible que parce qu’elle est aussi une auto-critique.

Or le film sert lui-même à son spectateur les fétiches dont il jouit, parfois au point, comme on l’a dit, que ce geste-là lui-même soit trop visible comme tel. La musique se fait un bel indice de cela : les compositions musicales elles-mêmes sont bien différentes de la musique originale de Williams, sur ce film, les thèmes sont moins nombreux et ceux qui apparaissent sont des thèmes déjà connus, qui rejoignent l’esthétique du fétiche, comme le moment où surgit le Faucon Millénium dans l’image et du thème correspondant, ou du casque de Darth Vader, justement. La musique est moins opératique, et surtout elle se cristallise autour d’une émotion précise. Elle se rapproche d’une musique comme celle du collectif de compositeurs américains Two Steps From Hell, qui composent des morceaux très courts, univoques, prêts à l’emploi pour du montage ou du jeu de rôles. On pourrait citer deux moments où la musique (et le surjeu) font ainsi passer en force un manque dans la caractérisation du personnage : quand Finn dit « Because it’s the right thing to do » à Poe qui lui demande pourquoi il l’aide, ou encore quand Rey, subitement, dit à son patron que « le droïde n’est pas à vendre » – autant de moments singuliers, de points dans le récit où les personnages expriment abruptement une détermination qu’on ne leur connaissait pas, à l’aide d’un passage en force de la musique (quitte à avoir le goût de « l’argument d’autorité », même pour le spectateur : pourquoi tant d’émotion soudainement ?). Autant que des faiblesses d’écriture, ces passages peuvent être pris pour des moments de jeux complices avec le spectateur qui reconnaît le trope, accepte le fonctionnement d’une scène comme prétexte pour le lancement de la trame scénaristique.

Abrams développe ainsi durant tout le film une esthétique de la surexpressivité, un maniérisme. Cette surexpressivité a ses conséquences formelles dans les mouvements de caméras, dans sa manière d’aller chercher des gros plans par des mouvements de grue, notamment sur Finn (par exemple quand il est témoin de l’enlèvement de Rey par Kylo Ren sur Takodana). Cela contraste beaucoup avec le classicisme formel de Lucas, qui utilise beaucoup plus de plans fixes. Remarquons d’ailleurs que dans la trilogie originale il y a assez peu de surenchère (quand bien même il y a un retour du même): la deuxième étoile noire était seulement en construction, moins puissante que la première, alors qu’ici Starkiller se donne explicitement comme surenchère vis-à-vis de l’Etoile Noire (ce qui, encore une fois, viole la vraisemblance de la diégèse : comment une organisation voyou comme le Premier Ordre peut construire des outils à ce point plus dangereux que ceux d’un Empire galactique ?). Maniérisme, surexpressivité, fétichisme marchent ensemble, et se ressentent dans les arabesques du cadre que forment maintenant des pano-travellings dans l’espace par pure gratuité. Pour fonctionner comme un divertissement post-moderne, la dimension ludique du film, qui passe par le fétiche, c’est-à-dire une indifférence à ce qui pourrait être une interprétation « sérieuse » du film, à la signification morale, politique, anthropologique de son mythe, nécessite une certaine distance, celle dont Poe fait lui-même preuve, dans un moment remarquable de concernabilité, prenant le contrôle d’un TIE et disant qu’il avait toujours rêvé de manipuler pareille machine, comme le spectateur qui la prend pour un jouet, alors que d’un point de vue intradiégétique, elle devrait avant tout être considérée comme une machine de guerre.

Mais le film joue avec la distance qu’il instaure, il la rattrape. Certes sa manière de susciter les émotions est distanciée mais il les suscite quand même au bout du compte. Le film n’est pas une parodie, ou du moins pas au sens où il serait censé seulement faire rire. Ce qui point alors dans le film, c’est l’effet en retour que produit sur nous le fétiche, il ne nous laisse pas indemne. En effet Kylo Ren est un « méchant » qui souffre, ce qui n’était pas vraiment le cas de Darth Vader (sauf dans La Revanche des Sith, à la mort de Padmé, avant qu’il ne soit Darth Vader) et encore moins de l’Empereur ou de Tarkin. On touche d’ailleurs à sa plus profonde intimité quand il tente de pénétrer les pensées de Rey et que finalement c’est elle qui voit les siennes et trouve quelque chose d’intime (au sujet de son père). Kylo Ren se blesse vraiment dans son jeu de fétiches : il se blesse vraiment pendant son duel au sabre avec Rey. D’ailleurs, fait remarquablement rare pour un Star Wars, Abrams choisit de nous montrer le sang (on en voit dans le duel entre Kylo Ren et Rey, dans un insert d’ailleurs, mais aussi dès le début, quand Finn a le sang de son camarade sur son casque). De même, les séquences de torture ne sont pas « ellipsées » (contrairement à l’Empire contre-attaque et Un nouvel espoir), c’est l’obtention des résultats qui l’est (et d’ailleurs, la torture sur Poe est efficace, la douleur fût réelle, là où la torture sur Leia dans Un nouvel espoir n’a servi à rien, pas même à abîmer son costume).

 

Conclusion
Ce retour du premier degré, cette « nouvelle sincérité », critique le fétichisme, en même temps qu’elle en fait preuve. Il en va ici d’un appel à la fin du cynisme qui était venu avec la première post-modernité ironique de Han Solo, une attitude distanciée et moqueuse qualifiant maintenant certaines communautés geeks (ce qui a partie liée avec le rapport que les communautés geeks entretiennent avec les problématiques d’oppression des minorités, comme le remarque, de l’intérieur Mar_Lard[3]). Évidemment, distance et cynisme entretiennent des relations privilégiées.

Les études de réception ont montré que critiquer les contenus culturels de l’extérieur, bien que ce soit très souvent nécessaire et justifié, peut glisser vers un certain mépris social puisqu’il s’agit souvent de critiquer des œuvres populaires et ce qu’elles font à leur public, comme si celui-ci n’était capable d’aucun sens critique, d’aucune compétence interprétative. On pense par exemple à ce que dit Jean-Marc Leveratto à propos d’une certaine sociologie de la « domination culturelle » qui se retrouve à « légitimer une approche méprisante de la conduite du spectateur » (Jullier, 2015). Conséquemment, l’étude d’une œuvre comme la présente n’avait pas la prétention de prendre pied dans le champ des études de la réception. Il s’agissait moins d’analyser les manières dont est reçue une œuvre que de la poser à égalité avec les discours que le public formule.

Le présent texte pourrait faire partie des objets que devrait étudier une étude de réception sur Le Réveil de la Force. Cela ne signifie pas que la présente interprétation est nécessairement partagée, mais qu’elle s’offre en partage.

Ce que suggère alors Le Réveil de la force du fait de cette auto-critique, c’est la position ambiguë d’une conscience (des problèmes sociaux, du caractère mythique des mythes) sans distance. Ce qui peut se trouver visé par ce discours, c’est aussi une attitude surplombante de l’universitaire. Quelqu’un qui refuse de se poser lui-même comme « spectateur », de jouer le jeu de la fiction, même s’il s’agit de l’analyser, et se retrouve en constant conflit avec ce qu’il doit être : spectateur. On ne peut en même temps attaquer la posture du spectateur et tenter d’en être un soi-même, ce que nécessite pourtant le discours qu’on veut établir. On court alors le risque de souffrir de ce qu’il faudrait appeler « le mythe de Kylo Ren » entendant l’appel du côté lumineux : la haine de soi.

 

Bibliographie

BARTHES, R. (1970) Mythologies. Paris : Éditions du Seuil.

BOILLAT, A. (2014), ​Cinéma, machine à mondes: essai sur les films à univers multiples​. Chêne-Bourg : Georg éd.

______. (2006) « Des films, un monde », Décadrages n°8-9 (automne), pp  9-40.

JULLIER L. (2002) Cinéma et cognition, Paris, l’Harmattan.

______. (2015)  ​Star wars: anatomie d’une saga​. Paris : Armand Colin [2005].

 

Sitographie

<https://cafaitgenre.org/2013/03/16/sexisme-chez-les-geeks-pourquoi-notre-communaute-est-malade-et-comment-y-remedier/>

<https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/12/20/chronique-philo-star-wars-la-fin-des-mythes_5232372_4401467.html>

<https://www.francetvinfo.fr/culture/generation-jedi-comment-star-wars-est-devenu-un-mythe-moderne_1717411.html>

<https://lejournal.cnrs.fr/billets/star-wars-une-mythologie-contemporaine>

 

Abstract              

The Force Awakens is obviously a rewriting of A new hope, it uses the same plot, and it updates the iconic figures of the original trilogy: Han Solo, Leia Organa, etc. This article proposes to expose a reflexivity within the film and settled on this very relationship between the viewer and the elements of Star Wars’ mythology. Such reflexivity is possible by staging this relationship within the diegesis itself through the new generation of characters (Rey, Finn, Poe, Kylo Ren) and its relationship with the old one; then opens a speech about the status of the fan or the spectator. The approach is less scientific than critical, the article wants to be part of the reception of the film rather than analyzing it.

Key words: Star Wars, reception, myth, reflexivity, fan, universe

 

Tom Cuisinier–Rosset est étudiant à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon. Il a fini un premier master en Etudes Cinématographiques et Audiovisuelles en 2017 avec un mémoire de M2 portant sur l’univers de Star Wars, et poursuit maintenant des études en Philosophie Contemporaine.

 

Notes

[1] Par exemple l’ouvrage Star Wars : le Rebelle et l’Empereur, dirigé par Pierre Berthomieu, fait partie de la collection « les Grands Mythes du Cinéma », ou celui d’Andrew Gordon : “Star Wars, a Myth for our time”, ou encore l’article de Sandra Laugier « Star Wars, une mythologie contemporaine ». En-dehors des productions académiques : on pourra constater l’emploi du mot « mythe » chez France Télévision, Le Monde… (voir sitographie). On pourrait aussi rappeler l’exposition au Louvre « Mythes Fondateurs : d’Hercule à Star Wars ».

[2] Wookiepedia est une encyclopédie sur Internet qui compile toutes les informations intradiégétiques sur Star Wars. TvTropes propose, quant à lui, une compilation des tropes de la culture populaire.

[3] <https://cafaitgenre.org/2013/03/16/sexisme-chez-les-geeks-pourquoi-notre-communaute-est-malade-et-comment-y-remedier/>