Pirates, plateformes et participants Théoriser les contributions des fans à travers l’histoire post-industrielle de la Sega Dreamcast

Numéro spécial, août 2018

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SKOT DEEMING et DAVID MURPHY
Université Concordia, Flinders University

Traduit de l’anglais par Dominique Pelletier
Parution originale: Fans and Videogames. Histories, Fandom, Archives (2017),
sous la direction de Melanie Swalwell, Angela Ndalianis et Helen Stuckey

 

Résumé
Cet article relate les conditions d’émergence de la création des fans sur la plateforme Dreamcast de Sega. Il met de l’avant le développement d’outils de copie et de développement distribués gratuitement dans la communauté et relève les spécificités de ces créations plus spécifiquement à travers des exemples issus de la série Beats of Rage.

 Mots-clefs : Platform studies, Fan studies, Dreamcast, Beats of Rage

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Dans l’histoire populaire des jeux vidéo, les discours sont ancrés dans un modèle industriel de production artistique centré sur les plateformes, leur contenu et les entreprises qui les fabriquent. Sont omises de ces discours les pratiques des fans, qui persistent au-delà des dénouements traditionnels limités à l’industrie. Par conséquent, on présuppose souvent que l’histoire d’une console se termine dès que l’industrie arrête officiellement de la soutenir. Cependant, dans bien des cas, les cultures de fans continuent de se développer autour des plateformes bien après leur expatriation commerciale. Dans cette étude de cas sur le Sega Dreamcast, en nous basant à la fois sur des contributions des Fan Studies et des Platform Studies, nous nous penchons sur l’histoire post-commerciale de cette plateforme discontinuée, mettant en lumière le lien particulier entre le piratage de la Dreamcast et la scène florissante de production maison[1] entourant cette console.

Notre récit débute avec un collectif connu sous le nom d’Utopia, formé de pirates entrepreneurs qui copient et partagent clandestinement des jeux pour le Dreamcast. En étudiant secrètement cette plateforme, Utopia en a documenté les particularités techniques, produisant ainsi un savoir pouvant être utilisé par d’autres groupes, comme Kalisto, qui a complètement contourné les serrures numériques de la Dreamcast en créant le format .cdi, exécutable de façon autonome. Partagé secrètement au départ, ce format s’est ensuite répandu sur les sites web populaires, dévoilant à une communauté élargie la structure des fichiers de la plateforme, y compris l’information permettant la création de nouveaux jeux. À ce jour, les fans produisent et partagent encore des jeux de Dreamcast en format .cdi, conférant à cette plateforme une nouvelle valeur culturelle et transformant notre perception de cette console, d’un échec commercial retentissant à un succès fructueux en matière de créativité.

 

Le début de la fin

Considéré comme le premier modèle d’une sixième génération de consoles, le Sega Dreamcast voit le jour sur le marché japonais en novembre 1998. Après 10 mois d’attente, la console fait ses débuts nord-américains avec des ventes record de 225 000 exemplaires en 24 heures (Perry 2009, para. 66). À peine un mois plus tard, le Dreamcast apparaît sur le marché européen avec des ventes de 400 000 consoles en moins de deux mois (BBC online, Dreamcast Beats PlayStation Record 1999). Comme aucune autre console ne lui faisait concurrence durant les sept premiers mois suivant sa sortie, la plateforme connaît initialement un franc succès commercial.

Avec son processeur 128-bit et ses disques propriétaires à grande capacité de stockage, le Dreamcast représente une avancée par rapport à la génération de consoles précédente. En comparaison, le PlayStation One de Sony possède un processeur 32-bit considérablement plus lent. Originalement, la console est également dotée d’un modem 56k, plus tard remplacé par un adaptateur à large bande, le Broadband Adapter (BBA)[2], faisant de la Dreamcast la première console à faciliter le jeu en ligne. L’une des particularités technologiques principales de cette console était le format propriétaire de lecture optique de Sega, conçu en partenariat avec Yamaha. Les GD-ROM, aussi connus sous le nom de « giga disques » (CD Media World 2000), ont une capacité d’un gigaoctet, permettant de graver des jeux plus élaborés, aux graphiques plus détaillés que ceux des consoles concurrentes sorties subséquemment sur le marché. Ce nouveau format pouvait uniquement être lu par des lecteurs GD-ROM, il était donc impossible de copier les jeux de Dreamcast avec un ordinateur personnel doté d’un graveur conventionnel. En plus de l’engouement lié à ses composantes matérielles, la plateforme a aussi bénéficié de l’apparition sur le marché du fournisseur de services Internet Sega Net, qui permettait aux joueurs de naviguer sur le web et de jouer en ligne avec le Dreamcast.

Malgré sa réception initiale positive, la popularité de la console a décliné rapidement, en partie à cause de la faible notoriété de la marque. Même si la Genesis (connu à l’extérieur de l’Amérique du Nord sous le nom de Mega Drive) avait propulsé Sega parmi les acteurs majeurs de l’industrie, le Sega Saturn avait, quant à lui, laissé le public sceptique des avancées technologiques des prochaines consoles de la marque. Selon Montfort et Consalvo (2012), la Saturn

était plus dispendieuses que les autres consoles de sa génération et n’a pas été assez soutenue par l’entreprise. Plusieurs joueurs ont senti que Sega tentait alors de se débarrasser de la Saturn en annonçant rapidement le lancement de la Dreamcast et se demandaient si le scénario allait se reproduire[3] (87)

Compte tenu des antécédents de Sega, bon nombre anticipaient la réplique inévitable des concurrents. Le PlayStation 2 de Sony, lancé en mars de l’an 2000, présentait un argument de vente supplémentaire : il pouvait lire les DVD commerciaux. Considérant le prix des lecteurs DVD à l’époque et l’explosion éventuelle du format, la console avait comme valeur ajoutée le potentiel de combler de multiples besoins en matière de divertissement. Après la sortie de la PlayStation 2, les ventes de la Dreamcast ont chuté drastiquement et, moins d’un an plus tard, la plateforme était officiellement discontinuée, alors que Sega annonçait « des plans pour restructurer l’entreprise en mettant l’accent sur la vente de logiciels à ses anciens concurrents » (BBC online, Sega Scraps the Dreamcast 2001).

Suivant cette logique, la Dreamcast est communément perçue comme un curieux échec commercial, car elle était malheureusement trop en avance sur son temps, aux dires de ses fans. Ces descriptions coïncident avec le discours de l’industrie, perpétuellement centré sur l’innovation technologique, perspective que les contributions sous la bannière des Platform Studies renforcent involontairement. Les plateformes numériques, par conséquent, sont souvent dépeintes comme des objets stables et monolithiques, ancrés dans une histoire d’évolution industrielle. À l’inverse, les pratiques d’un public participatif permettent de déconstruire et reformuler cette vision monolithique d’une plateforme, en mettant plus particulièrement en lumière la signification culturelle plus fluide que fixe d’une console. Pour élaborer sur ce point, en combinant les méthodes provenant des Platform Studies avec une approche axée sur le public participatif, tirée plus spécifiquement du champ interdisciplinaire des Fan Studies, nous pouvons mieux retracer et comprendre les plateformes numériques à travers les pratiques des fans.

 

Méthodologie

Parmi les récentes contributions en études vidéoludiques, les études sur les plateformes proposent un moyen d’examiner les facteurs matériels et culturels ayant un impact sur la création d’objets numériques. Avec une approche qu’on peut qualifier au mieux d’ascendante, cette méthodologie a pour but d’étudier comment les caractéristiques techniques d’une plateforme contribuent à façonner son contenu numérique. Les Platform Studies mettent non seulement l’accent sur les particularités techniques d’une plateforme, mais également sur les méthodes de production, d’interaction et de consommation qui déterminent les conditions culturelles d’un appareil numérique.

Avant de devenir le titre d’une collection publiée chez MIT Press, la bannière des Platform Studies a été créée par Lars Konzack en réponse à un appel en faveur de méthodologies plus unifiées en études vidéoludiques. Dans son article « Computer Game Criticism: A Method for Computer Game Analysis », Konzack esquisse une approche holistique d’analyse des jeux vidéo, soulignant les concepts « hardware, program code, functionality, gameplay, meaning, referentiality, socio-culture » comme des champs d’intérêt particuliers (Konzack 2002 : 1). Publié dans Game Studies en décembre 2006, l’article « Combat in Context » de Nick Montfort s’appuie sur la contribution de Konzack en remodelant l’approche à sept strates de celui-ci en une méthodologie « à cinq niveaux ». À cet égard, la contribution la plus notable de Montfort est l’intégration d’un niveau d’analyse sur la plateforme, afin d’étudier la combinaison unique de matériel, logiciel et micrologiciel[4] au cœur d’un appareil numérique.

En se basant sur les plateformes, Montfort ajoute quatre autres couches d’analyse à son cadre à cinq niveaux : le code, la forme/fonction, l’interface et la réception/opération. L’analyse du code nous permet d’étudier le script exécuté sur une plateforme numérique, alors que celle de la forme/fonction nous oriente vers les éléments graphiques et les tâches que le logiciel peut accomplir. L’analyse de l’interface permet d’aborder l’interaction entre utilisateur et logiciel et celle de la réception/opération, d’examiner les conditions culturelles entourant les logiciels, à mesure que les utilisateurs leur confèrent leurs propres significations et appréciations pendant l’interaction.

Les contributions des Platform Studies ne se limitent pas aux jeux vidéo et à leur réception; elles se réclament d’une approche holistique, critique et unifiée en études vidéoludiques non seulement axée sur un jeu, mais aussi sur les conditions culturelles, sociales et technologiques entourant sa création. La plupart des contributions scientifiques présentent des analyses riches et approfondies des particularités intrinsèques aux appareils, ainsi qu’un cadre sociotechnique pour comprendre la production liée à une plateforme donnée. En appliquant cette méthodologie, les Platform Studies fournissent un compte-rendu pratique du développement industriel des technologies vidéoludiques; en revanche, ces études se penchent rarement sur les nouvelles significations culturelles qu’on attribue aux plateformes au-delà de leur vie commerciale.

Dans Racing the Beam: The Atari Video Computer System (2009), Nick Montfort et Ian Bogost proposent une série d’études de cas, chacune portant sur un seul jeu développé pour la Video Computer System. Dans ces études, l’accent est mis sur les contraintes matérielles avec lesquelles les programmeurs ont dû composer, plus spécifiquement celle de programmer des jeux destinés à être visionnés sur les téléviseurs. Le livre The Future Was Here: The Commodore Amiga de Jimmy Maher décrit la façon dont le « réseau unique de puces étroitement couplées » (2012 : 257) de l’Amiga a amené l’ordinateur multimédia dans les foyers. Même si Maher fait une analyse de la DemoScene[5] centrée sur cette subculture de fans de l’Amiga, la discussion revient toujours vers la production commerciale, particulièrement avec son commentaire sur le fait que plusieurs membres de la DemoScene travaillent maintenant dans l’industrie des jeux vidéo, car ils sont « passés à autre chose ».

Plus récemment, Steven E. Jones et George K. Thiruvathukal (2012) ont publié une étude de cas sur le succès de la Wii de Nintendo, une console qui a grandement contribué à l’engouement pour les jeux grand public (Codename Revolution: The Nintendo Wii Platform). Leur analyse met l’accent sur la marque puissante qu’est Nintendo, plus particulièrement comment elle se révèle à travers la populaire manette Wiimote, mais ils abordent aussi la façon dont les fans ont appris à exécuter des programmes indépendants (fait maison), exploitant le potentiel de la console avec le « Twilight hack ». Les publications subséquentes de la série ont élargi le champ des études de plateformes en incluant des contributions sur les technologies soi-disant « obsolètes ». Dans Flash: Building the Interactive Web d’Anastasia Salter et John Murray, qui s’avère un précurseur critique à notre contribution, les auteurs décrivent comment cette plateforme multimédia continue de survivre malgré les constats de son décès, tandis que le livre I Am Error de Nathan Alice ajoute à la discussion en abordant comment les activités des fans du Nintendo Entertainment System persistent au-delà sa vie commerciale, notamment avec le Speed Running[6] et le développement de jeux fait maison.

En intégrant les pratiques des fans à la discussion, les études de plateformes font mention d’un public participatif, même si ces analyses privilégient souvent des usages commerciaux. En contraste, ce sont les fans qui ont été les principaux acteurs à donner une vie post-commerciale à la Dreamcast après sa disparition des étalages, conférant ainsi une toute nouvelle signification à la plateforme. Conséquemment, une analyse de la Dreamcast ne doit pas se limiter à une discussion sur la marchandise officielle, car les adeptes continuent à produire et distribuer de nouveaux jeux pour la console. Heureusement, les Fan Studies ont établi un cadre pour conceptualiser ces pratiques et leur remise en question d’une vision purement commerciale du succès et de l’échec d’une plateforme.

Dans « The Popular Economy » (2008), John Fiske examine les variations entre les producteurs de contenu médiatique et leur public en établissant la distinction entre les économies culturelles et financières (565). Bien que les deux opèrent simultanément, « les valeurs ne circulent pas de la même manière dans l’économie culturelle que la richesse dans l’économie financière » (567). « The Cultural Economy of Fandom » élabore sur ce point en examinant les multiples façons dont les fans acquièrent du capital culturel, notamment par le partage de connaissances, l’appropriation de méthodes de création de nouveaux contenus et l’archivage de matériel désuet et mis de côté. Les fans créent du capital culturel à partir des activités susmentionnées, conférant de nouveaux sens aux objets commerciaux. Malgré cette relation co-constituante, les médias traditionnels marginalisent souvent les pratiques de consommation des fans en qualifiant leurs activités d’aberrantes, renforçant ainsi les tentatives des entreprises de limiter les usages à ceux protégés par le droit d’auteur (Jenkins 2006a : 40).

Conformément à ces stéréotypes sur les fans, les discours des Platform Studies tendent à privilégier les historiographies industrielles des produits, favorisant implicitement leurs usages commerciaux, une approche qui correspond nettement à l’histoire populaire de la conception de jeux vidéo. Dans Best Before: Videogames, Supersession and Obsolescence (2012), James Newman explique comment on crée rapidement un engouement pour de nouveaux produits vidéoludiques en fabriquant de l’obsolescence et en impliquant que les jeux plus anciens sont désuets et sans valeur culturelle (3). Les Platform Studies peuvent pallier cette lacune en créant un dialogue avec les Fan Studies, qui mettent en lumière la façon dont la signification culturelle d’une console change grâce à la participation dévouée du public.

Dans « Star Trek Rerun, Reread, Rewritten: Fan Writings as Textual Poaching », Henry Jenkins explique que les contributions des fans impliquent des actes d’appropriation prudemment calculés, par lesquels une œuvre est réécrite « pour mieux produire de nouveaux sens » (472). Bien que ces pratiques soient demeurées bien vivantes durant des décennies, surtout à l’abri des médias, « le web a poussé cette strate dissimulée d’activité culturelle à l’avant-plan » (Jenkins 2006b : 137). Avec les réseaux d’information, les communautés de fans se sont élargies au sein de cadres participatifs plus vastes dédiés à la distribution de leurs propres objets culturels. À travers leurs sites web, forums et wikis, les amateurs de la Dreamcast suivent cette tendance et étudient encore activement cette plateforme discontinuée de Sega, processus qui a débuté dès qu’on a réussi à pirater la console.

 

Une brève histoire des pirates de la Dreamcast

Dans le cas de la durée de vie de la Dreamcast, les contraintes techniques qu’on associe souvent à l’échec commercial de la plateforme sont aussi celles qui lui confèrent un sens nouveau dans un contexte post-commercial. Le fait de doter la plateforme d’un lecteur incapable de lire les DVD a certainement contribué à son échec sur le marché. C’est cependant l’exploitation de ce même lecteur qui a transformé la machine en véritable vecteur de créativité. Voici donc notre récit sur le piratage de la Dreamcast et, lorsque possible, sur l’histoire de cette pratique. Notre contribution se base surtout sur le BBA et le lecteur GD-ROM : deux dispositifs utilisés pour contourner la protection du Dreamcast et jouer à des jeux piratés.

Lorsque le Sega Dreamcast est disparu des étalages, les pirates étaient déjà occupés à élaborer d’autres moyens de copier et distribuer ses logiciels. Si le lecteur GD-ROM pouvait lire les CD-ROM traditionnels, les ordinateurs personnels, eux, ne pouvaient pas lire les disques GD-ROM. Les pirates ont donc dû faire preuve d’innovation pour trouver un moyen de télécharger les données sur les disques. Par chance, l’adaptateur à large bande Internet BBA permettait de se connecter à un PC grâce à son port Ethernet, pratique que darcagn (2007), fondateur du site web Dumpcast, a contribué à démocratiser en diffusant des instructions étape par étape aux utilisateurs intéressés à télécharger les fichiers d’un GD-ROM. Ce processus fonctionne grâce à un progiciel nommé http-d-ack permettant l’accès aux données de n’importe quel GD-ROM lu par la Dreamcast, à condition que celui-ci soit branché à un ordinateur via un routeur résidentiel connecté à Internet. Une telle prouesse est exécutée en accédant directement à l’adresse IP de la console avec un fureteur conventionnel, facilitant ainsi la lecture et le téléchargement des fichiers sur le disque.

En raison de la capacité de stockage accrue des GD-ROM, les jeux du Dreamcast étaient trop lourds pour les CD-ROM conventionnels, les fichiers audio et vidéo devaient donc être « compressés, supprimés et/ou sous-échantillonnés » (Racketboy 2005). La contribution de Racketboy met en lumière l’expertise nécessaire au piratage d’un jeu de Dreamcast, processus qui requiert une connaissance approfondie de la structure spécifique à chaque jeu. Pirater un jeu ne se limite pas à isoler les fichiers potentiellement supprimables, il faut également être capable de manipuler l’ensemble des fonctionnalités du logiciel. Selon Racketboy, cette tâche exige des aptitudes techniques allant bien au-delà de celles de la majorité des utilisateurs, il est donc « préférable de laisser ce processus aux quelques groupes qui ont de l’expérience en la matière » (Ibid.). Pour cette raison, ce sont les pirates experts en transfert de fichiers et en reproduction qui pirataient initialement les jeux, allant jusqu’à distribuer clandestinement le catalogue intégral des jeux de Dreamcast. Ces groupes d’experts ont également créé les formats de fichiers permettant d’exécuter des jeux compressés sans devoir modifier le matériel de la console.

Cette pratique consistant à extraire, supprimer et/ou compresser des fichiers marque la première étape du remixage des jeux pour la Dreamcast. Différents groupes de pirates créent plusieurs versions du même jeu, souvent considérablement différentes selon les éléments qui ont été omis. Si certains groupes préservent les cinématiques au profit de la continuité narrative, sacrifiant principalement les mélodies et les effets sonores, d’autres font l’inverse : ils suppriment les cinématiques au profit des fichiers contribuant à l’expérience immersive du jeu. À cet égard, le piratage devient une forme émergente de remixage découlant des contraintes techniques spécifiques aux jeux de Dreamcast et des solutions pratiques mises au point pour contourner les limites de la console.

 

Utopia et Kalisto

À l’été 2001, le collectif de pirates Utopia annonçait qu’il avait réussi à pirater le système de protection de la Dreamcast (Smith 2000) et qu’il avait créé le Dreamcast Boot CD V1.1, permettant aux utilisateurs de télécharger et exécuter des jeux compressés sur le Dreamcast. Avec la diffusion de ces données sur un fichier NFO[7], le groupe est également devenu le catalyseur d’une « communauté active de piratage de fichiers » (Xiaopang 2008) en encourageant leurs pairs à enrichir leur base de connaissances. Le piratage de la Dreamcast a subséquemment été adopté par des groupes de fans possédant les connaissances requises pour faire fonctionner les jeux. Initialement, les joueurs avaient besoin d’une copie du disque de démarrage d’Utopia, qui devait être lu avant l’exécution d’un jeu piraté. De plus grandes avancées ont été nécessaires avant que la communauté puisse s’étendre au-delà d’une poignée d’experts passionnés.

Peu après la sortie du Dreamcast Boot CD V1.1, le collectif de pirates connu sous le nom de Kalisto a réussi à intégrer les protocoles de démarrage aux disques piratés. Leur premier jeu piraté autonome, Evolution: The World of the Sacred Device, voit le jour à peine un mois après la sortie du disque d’Utopia. Dans le texte de leur fichier NFO, Kalisto remercie d’emblée l’équipe d’Utopia pour leur travail « vraiment impressionnant! » (Kalisto 2001). Cette reconnaissance est digne de mention; les scènes de pirates ont le sens de la communauté. Les nouveaux collectifs au sein de ces groupes basent leurs contributions sur le legs de leurs prédécesseurs pour former ce que Coleman et Dyer-Witheford (2007) appellent les « digital commons » (934), un bien commun numérique où l’information est partagée plutôt qu’un lieu d’activité clandestine. Par leurs contributions, les consortiums d’experts ont réussi à diffuser un large éventail de jeux piratés en utilisant des protocoles décentralisés pour partager les fichiers. Les moins expérimentés pouvaient alors se connecter à ces réseaux, télécharger les fichiers .cdi exécutables et les graver à l’aide du logiciel DiscJuggler.

Après la sortie du Boot CD V1.1, Sega a insisté que la compagnie allait « poursuivre tout site web faisant illégalement la distribution de jeux pour le Dreamcast » (Smith 2000). Cependant, les pirates du Dreamcast n’utilisaient pas les sites web comme principal moyen de partage; ils préféraient faire circuler les jeux de manière décentralisée sur Internet Relay Chat et par les réseaux de pairs. Aussitôt que Sega a laissé tomber la console, les menaces de recours judiciaires sont devenues moins importantes; les pirates ont donc commencé à partager leurs fichiers ouvertement. Des sites comme Dreamcast Junkyard, Planet Dreamcast et DCemu (abréviation de Dreamcast Emulation) sont devenus des lieux populaires de partage de jeux et d’information, et les sites d’émulation à plus large portée, comme The ISOzone, ont également rejoint le mouvement en hébergeant des bases de données de jeux piratés en format .cdi. À ce jour, bon nombre de sites demeurent actifs et continuent de donner accès à une grande variété de jeux, incluant de nouvelles créations développées par les fans dévoués à la Dreamcast.

Comme bien des fans avant eux, les amateurs du Dreamcast ont commencé à modifier et créer des jeux pour satisfaire leurs désirs non comblés par le marché. Au lieu de développer de nouveaux projets à partir de zéro, certains ont choisi de remixer des jeux existants en changeant les décors, les personnages et la musique. Parmi les plus importantes contributions sont celles du collectif de jeux fait maison Senile Team, les pirates néerlandais qui ont créé une suite au jeu Streets of Rage (Sega 1991), ainsi qu’un moteur de jeu[8] spécialement conçu pour permettre aux fans de continuer dans la lignée de leur travail. Conséquemment, la production maison liée à la Dreamcast est unique, mais ne représente pas une activité entièrement nouvelle, car elle s’inscrit dans une longue lignée d’activités de braconnage textuel menées par les fans (Jenkins 1988).

 

Les pratiques de remixage et le moteur de jeux Beats of Rage

Sorti sur les étalages en 1991, Streets of Rage de Sega est un jeu de combat à progression bien connu, en deux dimensions, semblable au jeu Final Fight de Capcom (1989). Intitulé Bare Knuckles dans sa version originale japonaise, Streets of Rage combine l’esthétique des anime et des manga avec des techniques d’animation 2D en 16-bit, un style populaire pour les jeux de combat en 2D. Dans les années 1990, les développeurs comme Data East, Midway, SNK, Capcom et Konami ont lancé sur le marché une pléthore de jeux semblables, particulièrement du point de vue de l’esthétique et de la mécanique de jeu. Dans ce genre de jeu, le joueur contrôle généralement un personnage qui se déplace latéralement, de gauche à droite, et qui se bat contre une myriade d’ennemis génériques. À chaque niveau, la difficulté augmente avec le nombre d’adversaires, jusqu’à ce qu’on atteigne le niveau de cet ennemi particulièrement redoutable qu’on appelle communément le boss.

Grâce à la popularité de la franchise, les fans anticipaient avec impatience la sortie d’une version de Streets of Rage pour la Dreamcast, mais Sega déployait plutôt ses efforts pour produire des jeux en trois dimensions. Lorsque l’entreprise a laissé tomber la console, les espoirs de voir un tel jeu sur le marché se sont envolés, ce qui a mené le collectif de jeux fait maison Senile Team à créer Beats of Rage (2002). Dans une entrevue avec Sega Addicts, Roel et Jeroen van Mastbergen expliquent comment ils ont créé leur version du jeu, qui est ensuite devenue un moteur de jeu complètement modifiable :

On ne produit plus de bons jeux de combat à progression en 2D de nos jours et on ne va pas attendre la sortie de Streets of Rage 4 jusqu’à la fin des temps. Alors, pourquoi ne pas faire nous-mêmes un jeu de combat? C’est ce que nous avons fait. Nous avons nommé le jeu Beats of Rage en hommage à Streets of Rage en intégrant des lutins de la série King of Fighter (Westgarth 2012)

Le commentaire des van Mastbergen fait écho à ce thème récurrent chez les fans : un public engagé qui assume la succession d’une franchise abandonnée en produisant de nouveaux contenus pour pallier le manque de nouveautés officielles. Si la motivation originale derrière Beats of Rage était de combler l’absence d’une suite commerciale, son usage s’est répandu bien au-delà de sa visée originale, particulièrement lorsque les fans se sont mis à en reprendre le moteur pour créer leurs propres jeux de combat. Selon Jeroen van Mastbergen, le moteur de Beats of Rage a commencé à gagner en popularité vers la fin de 2003, lorsque Neil Corlett a adaptée sa version du jeu pour la Dreamcast. Chez les fans de la Dreamcast, les créations découlant de Beats of Rage n’étaient pas rares : au-delà de 100 jeux ont vu le jour dans les dix dernières années. Le moteur a donné la chance aux fans de créer les jeux auxquels ils ont toujours voulu jouer en reprenant la structure de base et la mécanique de jeu léguée par leurs prédécesseurs. Comme les DJ qui remixent des œuvres musicales, les fans ont remixé Streets of Rage en une pléthore de créations uniques. Ceux qui n’avaient pas de connaissances avancées en programmation pouvaient tout simplement apprendre comment intervertir les fichiers pour modifier les personnages, la musique et les décors.

En suivant une dynamique de contrôle relativement simple, les avatars de Beats of Rage sont généralement limités à quatre actions possibles : le saut, l’attaque, le corps à corps et une attaque spéciale. Chaque action se déclenche en appuyant sur un bouton, sauf pour le corps à corps, qui remplace l’attaque en proximité d’un ennemi. Bien que les jeux contemporains soient plus complexes, la mécanique de Streets of Rage a fourni à Senile Team la structure simple du moteur Beats of Rage. Les fans n’ont qu’à utiliser la structure de base du fichier et y ajouter de nouveaux éléments audiovisuels, car les contrôles sont déjà en place. Parmi les versions dignes de mention qui ont été téléchargées plus de 10 000 fois (ISOzone), on retrouve plusieurs jeux ayant emprunté à la culture populaire, comme Beats of Rage: Kill Bill Vol. 1, Beats of Rage: Crisis Evil 1 & 2 et X-Men: Beats of Rage.

 

Figure 1. Beats of Rage (Roel et Jeroen van Mastbergen, 2006)

La version de JaMbo87, Beats of Rage: Kill Bill Vol. 1 (2007), s’inspire de la fameuse scène de la « Villa des feuilles bleues » du film de Quentin Tarantino. Incarnant le personnage de la mariée, dans un décor recréant l’environnement de la scène, le joueur se mesure aux adversaires du film, tels que les 88 fous, GoGo Yubari et O-ren Ishii. N’ayant jamais connu de jeu vidéo Kill Bill, JaMbo87 a créé ce superbe hommage à l’œuvre de Tarantino, allant jusqu’à intégrer des mélodies et des sons directement de la trame sonore du film. De plus, le jeu s’inscrit dans la tradition esthétique de Streets of Rage en présentant des personnages en résolution 16-bit au style inspiré des anime. Dans son ensemble, Beats of Rage: Kill Bill Vol. 1 (2007) est une impressionnante prouesse esthétique qui témoigne d’un souci du détail digne des productions commerciales de ce genre.

La version Crisis Evil 1 & 2 de NeverGoingBack réinvente le populaire jeu d’horreur survivaliste Resident Evil (1996) pour en faire un jeu de combat à progression. Originalement conçu pour le PlayStation One et précurseur des jeux d’horreur du même genre, Resident Evil emmène ses joueurs dans des labyrinthes en trois dimensions, où ils doivent se battre contre des zombies, résoudre des énigmes, trouver des objets rares et gérer des ressources limitées. Crisis Evil 1 & 2 fusionne la thématique de Resident Evil aux jeux d’action de type arcade, remplaçant la mécanique du jeu d’horreur survivaliste à cadence lente, atmosphère sombre et suspense par des batailles successives intenses. Malgré ces changements radicaux, le jeu demeure fidèle à la trame narrative de Resident Evil en hommage à la franchise originale. Par contre, cette trame narrative est dévoilée différemment dans chacun des jeux. Comme dans un polar traditionnel, la perspective du joueur de Resident Evil est limitée au narrateur incarné par son personnage; il découvre les indices et résout le mystère graduellement. En contraste, le jeu Crisis Evil 1 & 2 a été conçu en tenant pour acquis que les joueurs connaissent déjà l’histoire intégrale de la franchise originale, car elle y est racontée d’emblée en guise d’introduction.

Figure 2. Crisis Evil 2 (Nevergoingback, 2008)

Crisis Evil 1 & 2 s’inscrit dans l’esthétique audiovisuelle de Streets of Rage avec ses graphiques en 16-bit inspiré des styles manga et anime, contrairement à Resident Evil, qui est conçu en trois dimensions avec une esthétique de blocs et de polygones adaptée à la nature de la PlayStation One. De plus, la musique sombre de l’original a été habilement remixée à un tempo plus élevé en y ajoutant des percussions qui se fondent au rythme accéléré du jeu. Comme bien d’autres projets créés par les fans, Crisis Evil 1 & 2 rend hommage à la franchise qui l’a inspiré. Par contre, cette nouvelle version transforme systématiquement la trame narrative et l’iconographie de l’original, créant une œuvre hybride qui s’en distingue complètement sur le plan de l’ambiance et de l’esthétique.

Beats of Rage: Kill Bill Vol. 1 (2007) et Crisis Evil 1 & 2 rendent hommage à d’autres franchises en réinventant celles-ci en format 16-bit. Le jeu X-Men: Beats of Rage de VicViper et Kungpow est un cas légèrement différent, car il mélange les éléments de plusieurs jeux d’arcade populaires avec des personnages familiers tirés de bandes dessinées. En 1992, Konami lance X-Men, un jeu de combat à progression en 2D basé sur la populaire bande dessinée de Marvel Comics. La même année, la compagnie rivale Capcom lance X-Men: Children of the Atom, un jeu de combat en duel[9] en 2D, aux dynamiques semblables à celles des jeux de la franchise Street Fighter. La version de Konami est demeurée un jeu exclusivement pour les arcades jusqu’à la sortie sur les étalages d’un remake pour consoles en 2010. Cinq ans après sa sortie comme jeu d’arcade, X-Men: Children of the Atom de Capcom a aussi été adapté pour certaines consoles.

Paru en 2007, X-Men: Beats of Rage de VicViper et Kungpow mélange les composantes de ces deux jeux pour en faire un nouveau jeu de combat à progression. L’œuvre créée par ces fans intègre cinq des six personnages originaux du jeu X-Men de Konami (Colossus, Storm, Wolverine, Nightcrawler et Cyclops), ainsi que plusieurs personnages exclusifs à X-Men: Children of the Atom (Psylocke, Iceman, Jean Grey, Rogue et Gambit). À la place des ennemis génériques communs à plusieurs versions de Beats of Rage, les créateurs ont incorporé des personnages secondaires tirés de la franchise de bandes dessinées, respectant la tradition des fans de construire sur le legs de leurs influences. D’un niveau à l’autre, les joueurs adeptes de bandes dessinées rencontreront des personnages familiers. Ces adaptations, où des figures emblématiques prennent la place d’adversaires génériques, ajoutent une richesse narrative supplémentaire à l’expérience de jeu. De ce fait, X-Men: Beats of Rage se distingue par son niveau de complexité supérieur à la majorité des jeux créés par les fans.

La production d’une version de Beats of Rage requiert un bon esprit créatif et des connaissances techniques poussées pour pouvoir en effectuer le montage audio, modifier le moteur de jeu Beats of Rage et créer de nouveaux graphiques en 16-bit. Malgré ces prérequis, les fans ont mis sur pied plusieurs façons de simplifier le processus afin que les utilisateurs moins expérimentés puissent créer de nouveaux jeux. Sur le wiki du moteur OpenBOR, un manuel a été publié pour guider les fans à travers le processus de création de leur premier projet. Lorsque les pirates de Senile Team ont créé le moteur, ils ont aussi créé une structure de fichier étonnamment facile à parcourir et à modifier. Les fans n’ont qu’à placer leurs fichiers dans les dossiers appropriés (décors, personnages, niveaux, musique, scènes, sons et lutins) et les renommer adéquatement. Pour cette raison, aucune programmation n’est requise pour créer un nouveau jeu de Dreamcast.

Comme nous le mentionnons précédemment, les connaissances techniques sont indispensables à la création de nouveau contenu audiovisuel. Les images de chaque personnage dans Beats of Rage se combinent pour créer des lutins animés en format GIF; les fans doivent donc faire marcher, sauter et attaquer leurs personnages pour les intégrer au moteur de jeu. Bien que certains utilisateurs n’aient pas ces habiletés, plusieurs d’entre eux ont découvert qu’ils pouvaient contourner ce problème en important directement des fichiers provenant d’autres communautés de pirates. Un moteur de jeu de combat en 2D sur PC, bien connu des fans sous le nom de MUGEN, intègre également des animations en format GIF, les fans du Dreamcast peuvent donc y puiser à souhait des animations pour les utiliser avec Beats of Rage. En naviguant sur des sites populaires comme mugen.the.chronicles.org, les utilisateurs néophytes peuvent accéder à un large éventail de contenus, incluant des personnages tirés de franchises de séries télévisées, de jeux vidéo et de bandes dessinées populaires.

Un autre moyen de remixer des éléments de contenu visuel est d’importer des décors à partir d’autres jeux de combat. Beaucoup de niveaux dans X-Men: Beats of Rage contiennent des images provenant de Teenage Mutant Ninja Turtles: Turtles in Time (1992) de Konami. Bien qu’il ne soit pas clair comment VicViper et Kungpow ont créé les décors, plusieurs hypothèses sont possibles. La production maison, à cet égard, témoigne de l’ingéniosité des fans de la Dreamcast, plus particulièrement ceux qui ne possèdent pas les connaissances techniques pour programmer des jeux et les aptitudes artistiques pour créer de nouveaux graphiques. Comme dans d’autres cultures de remixage, les fans de Beats of Rage incorporent une quantité considérable de contenus audiovisuels provenant d’un large éventail de sources préexistantes.

Le plus important défi technique rencontré lors de la création d’un jeu Beats of Rage est de devoir programmer les mouvements des personnages non joueurs et des adversaires. Heureusement, le moteur facilite cette tâche en offrant la possibilité d’effectuer les modifications dans un document texte simple. À l’aide du wiki Beats of Rage, les fans peuvent apprendre rapidement à créer les mécaniques qui contrôlent les mouvements des personnages et à ajuster la détection de collisions, les cycles de résurrection et les points de vie. Une fois la programmation complétée, après avoir fait des ajouts et des modifications aux paramètres initiaux, le coffre à outils automatisé de Senile Team permet de créer un fichier .cdi pouvant être gravé sur un CD-ROM conventionnel. C’est la dernière étape : après avoir téléchargé et gravé le fichier, le jeu s’exécutera automatiquement sur n’importe quelle Dreamcast.

 

Conclusion (Au-delà de Beats of Rage)

Dans une économie industrielle, la Dreamcast n’est rien de plus qu’un échec commercial, mais dans une économie culturelle, cette plateforme n’est rien de moins qu’une véritable réussite sur le plan de la créativité, car elle témoigne de la façon dont les fans confèrent de nouveaux sens aux plateformes de jeux vidéo dans leur vie post-commerciale. Catalyseur de centaines de jeux créés par des fans, le moteur Beats of Rage est devenu pour son public un mouvement à part entière, un lieu démocratisant la production collective et le partage de jeux. La richesse de cette culture découle directement du legs des pirates de la Dreamcast, qui ont conçu les outils, formats et réseaux de distribution qui continuent de nourrir de nouvelles générations de jeux créés par le public. Ces activités, qui ont commencé par la copie et la distribution de jeux clandestins, ont dévoilé les spécificités techniques de la plateforme discontinuée par Sega et ont donné naissance à une communauté de créateurs dévoués, qui continuent à exploiter le potentiel technologique de la console.

À mesure que s’accroît la distance entre la vie commerciale de la Dreamcast et sa vie post-industrielle, les périphériques créés spécifiquement pour cette plateforme deviennent de plus en plus difficiles à trouver. Traditionnellement le seul moyen de transférer des données à partir de la console, le BBA devient de plus en plus rare sur le marché des collectionneurs, ce qui a poussé les pirates entrepreneurs à fabriquer leurs propres adaptateurs maison (Racketboy 2010). D’autres mettent sur pied des méthodes alternatives pour exécuter des jeux de Dreamcast sans utiliser de CD-ROM.

Les plus récentes contributions incluent le disque dur Dreamcast SD (Secure Digital), un lecteur de cartes SD modifié qui se branche directement au BBA, permettant de stocker et exécuter les créations des fans. Ce nouveau périphérique a changé la façon dont les fans utilisent et partagent les jeux de Dreamcast, car ils ne sont plus limités par la capacité de stockage des CD-ROM. Les fans peuvent maintenant jouer à des « pure rips » des jeux de Dreamcast discontinués au lieu de se limiter aux versions qui devaient auparavant être compressées. Conséquemment, les pirates contemporains du Dreamcast revoient leurs pratiques et archivent maintenant les jeux dans leur intégralité, donnant aux autres fans accès au catalogue complet de la console.

Au-delà des modifications matérielles mentionnées précédemment, le Dreamcast demeure un objet d’expérimentation technologique. Avec la mise en œuvre de nouveaux projets, comme l’ajout d’un port USB et la modification de son disque dur externe (Cauterize 2014), notre compréhension technoculturelle de la console augmente et change considérablement. À partir de ces exemples, on peut comparer les méthodes de production de connaissance des Platform Studies à d’autres méthodes appliquées de manière semblable par les fans. Comme le mentionne Hills (2002), dans le milieu institutionnel, la tendance est de distinguer les bonnes pratiques scientifiques des activités de culte aberrantes des fans, créant une situation où les contributions de chercheurs qui sont aussi des fans sont rarement valorisées (3-4). En documentant comment la console limite et favorise la créativité, les fans de la Dreamcast ne sont-ils pas, eux aussi, des chercheurs en Platform Studies? Pour nous, ils le sont assurément; et les courants contemporains en histoire des jeux vidéo devraient accorder davantage de respect et d’importance aux pratiques des fans, qui continuent de donner de nouveaux sens aux objets technologiques abandonnés.

Avec un ancrage dans l’histoire allant au-delà de leur développement commercial, les consoles donnent naissance à des cultures post-industrielles foisonnantes, qui prolongent et transforment la valeur historique d’une plateforme bien au-delà de sa durée de vie commerciale. Dans cette étude de cas, nous n’avons examiné qu’une infime partie de ces activités en nous basant sur un mode de production de connaissances limité à la plateforme, dérogeant ainsi de la logique conventionnelle sous-jacente aux discussions sur l’histoire des plateformes numériques. Le Dreamcast n’est pas un exemple unique; notre approche théorique peut s’appliquer à d’autres cas, comme les communautés artistiques florissantes entourant le Play Station Portable de Sony ou le Gameboy de Nintendo. La culture vidéoludique post-industrielle est marquée par l’apport vivant de ces communautés, qui transforment la valeur historique d’une console et construisent des ponts entre les épistémologies en reliant les modes de production de connaissances institutionnelles et vernaculaires.

 

Remerciements

La traduction de cet article a été rendue possible grâce au soutien financier du Arts and Humanities Research Council (Royaume-Uni)

 

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Ludographie

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Beats of Rage: Kill Bill. Dreamcast. JaMbo87. 2008.

Beats of Rage: X-men. Dreamcast. VicViper et Kungpow. 2007.

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Resident Evil. PlayStation One. Capcom, Inc. 1996.

Streets of Rage. Sega Genesis. Sega Enterprises, Inc. 1991.

Teenage Mutant Ninja Turtles: Turtles in Time. Arcade. Konami. 1992.

X-Men. Konami. Arcade. 1993.

X-Men: Children of the Atom. Arcade Capcom, Inc. 1993.

 

Notes

[1] Les termes « fait maison » et « production maison » sont les traductions du terme anglais « homebrew », qui fait référence aux logiciels créés en dehors d’un contexte commercial et destinés à s’exécuter sur du matériel breveté en contournant les mécanismes de protection du droit d’auteur.

[2] Le Broad Band Adapter était un périphérique vendu séparément pour améliorer la connexion internet du Dreamcast.

[3] Note de la traductrice : Les citations de cet article sont traduites librement de l’anglais.

[4] Un micrologiciel ou microprogramme est une composante électronique matérielle à laquelle sont intégrés des logiciels donnant des instructions d’opération à un appareil.

[5] Les membres de la DemoScene étaient parmi les utilisateurs les plus avancés de l’Amiga, mettant à profit leur expertise technologique pour maximiser les capacités graphiques et audio de l’appareil. Découlant de subcultures centrées sur le Commodore 64, les racines de la DemoScene « sont ancrées dans le piratage et le partage clandestin de logiciels commerciaux » (Maher 2012 : 181) dans le but de créer des vidéos appelés « démos ».

[6] Le Speed Running est une pratique compétitive où les fans d’un jeu tentent d’arriver à la fin le plus rapidement possible.

[7] NFO est l’abréviation d’info. Le fichier porte cette appellation car il contient de l’information sur les jeux piratés.

[8] La culture post-industrielle du Play Station Portable se rassemble autour de sites comme PSP-Hacks (http://www.dashhacks.com/psp.htm). Le Gameboy de Nintendo est aussi au cœur de scènes prolifiques de chip music et de jeux fait maison (Padzierny 2013).

[9] Le jeu de combat en duel se distingue du jeu de combat à progression : dans les jeux de combat en duel, les mêmes adversaires se battent l’un contre l’autre durant plusieurs rondes consécutives.