MARC JOLY-CORCORAN ET LAURENT JULLIER
Université de Montréal, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
À l’heure où l’empire Disney essaie de transformer la franchise Star Wars avec la recette Marvel en ouvrant les valves de la production sur plusieurs plateformes (comics, séries télé, jeux vidéo) – le flux de sorties régulières de longs-métrages et autres objets transmédiatiques ne semblant pas vouloir freiner – il est bon de s’interroger sur l’évolution qui, depuis plus de quarante ans désormais, affecte la plus fameuse galaxy far, far away de la fiction contemporaine. L’angle d’attaque de ce numéro de Kinephanos, pour ce faire, sera résolument contemporain, puisqu’il vise en premier lieu les films sortis après le rachat de la franchise par Walt Disney. Néanmoins la perspective diachronique est impossible à écarter : hors les très jeunes spectateurs, en effet, et les rétifs à cet univers venus là seulement pour accompagner des aficionados, la grande majorité du public tend à regarder ces films en fonction d’un capital cognitif et affectif acquis au contact des deux trilogies d’origine. Or l’empan temporel que couvre la saga est riche en changements, même si son inventeur George Lucas a passé le temps pendant lequel il la possédait à la présentifier à tour de bras, notamment en la retouchant au rythme du progrès technique. Qu’il s’agisse du style moyen des fictions mainstream, de la balance entre production et postproduction, de la distribution des films ou des pratiques de réception, beaucoup de composantes du cinéma ne sont plus ce qu’elles étaient en 1977. À cet égard, dégageons rapidement trois « problèmes » d’ordre socio-anthropologique posés par ces transformations aux nouveaux longs-métrages Star Wars.
Premier « problème » – les guillemets modérant le bien-fondé de l’épithète puisque du strict point de vue économique la saga se porte on ne peut mieux, ce qui est un gage d’adaptation réussie -, celui du temps qui passe. Chacune des trois trilogies correspond en gros à une génération, et ce qu’on a vu une fois enfant ne peut plus jamais être vu avec des yeux d’enfant. C’est pourquoi, par exemple, la prélogie a désormais bien meilleure réputation qu’il y a 20 ans : ceux qui l’ont vue, à l’époque, dans leur âge tendre, sont maintenant assez vieux et assez influents pour la défendre dans l’espace public, d’autant qu’elle constitue même la porte d’entrée qui leur a fait découvrir les premiers films – voilà sans doute pourquoi, contrairement aux fans de la première garde qui ont vu New Hope au cinéma, ils ne ressentent pas le même sentiment de trahison. Or ce New Hope de 1977, comme s’en souviennent les spectateurs de l’époque, s’inscrivait aux yeux des commentateurs dans une lignée stylistique qu’on n’appelait pas encore les films postmodernes mais les nostalgia movies. On pouvait les opposer, alors, à cette partie du « Nouvel Hollywood » (encore un terme inconnu alors) qui s’était spécialisé jusqu’ici dans le constat désenchanté, la noirceur et la fin des utopies (de Point Limite Zéro à Taxi Driver en passant par Sorcerer ou The Rain People). La présence de self-consciousness dans la démarche de George Lucas ne pouvait qu’être remarquée, par-delà même les références intertextuelles implicites à Flash Gordon ou explicites à La Prisonnière du désert. On ne pouvait pas, en 1977, éviter de cataloguer Lucas comme un réalisateur opérant au troisième degré, c’est-à-dire copiant le premier degré juste assez pour s’en différencier par une petite pointe d’ironie pas méchante mais simplement smart[1]. Cependant, à l’époque, une grande partie du public n’en a pas eu conscience ou, ce qui revient au même, pas eu cure : les enfants, bien sûr, et tous les spectateurs qui avaient passé outre, là encore par ignorance ou par indifférence, la détection d’un « courant sombre » du « Nouvel Hollywood ». Dans un récent entretien, Mark Hamill rappelait d’ailleurs avoir demandé à Lucas durant le tournage du premier opus s’il devait interpréter Luke au premier degré ou avec un peu d’ironie, avant de s’entendre répondre qu’il fallait simplement jouer ce qui était écrit – une façon, déjà, de laisser le public attribuer le degré à sa guise[2]. Or quarante ans plus tard, la proportion de ces spectateurs ayant saisi l’épisode originel de la saga comme une œuvre réflexive au troisième degré est devenue tout à fait marginale, bien plus encore qu’en 1977. De surcroît, entretemps, le post-cool a succédé au cool. On chercherait en vain la moindre trace d’ironie dans les plus grands succès mondiaux de la période : Titanic, Avatar, Harry Potter et… la prélogie de Lucas en 1999-2005. L’air du temps est à la sincérité déclarée – à la New Sincerity plus ou moins intimement assumée, pour utiliser une des étiquettes utilisées un temps dans les médias anglophones.
La conjonction de ces deux facteurs antinomiques, c’est-à-dire la lecture au troisième degré et le goût pour la sincérité totale, mène au second de nos « problèmes » – qui n’en aurait pas été un si l’option choisie par Disney avait été celle du reboot total qui fait table rase de tout ce qui a été créé auparavant. Les scénaristes de Star Wars engagés par Disney ont en effet choisi de traiter la trilogie originale comme une œuvre conçue au premier degré, c’est-à-dire comme un parangon d’authenticité. Cette conception mobilise de nombreux lieux communs artistiques, en particulier celui du créateur incompris parce que trop singulier, rejeté par les studios, qui bricole dans son garage des effets spéciaux géniaux et n’a pas les moyens d’engager de stars. Elle repose aussi sur la prise en compte du « culte » qui entoure la première trilogie et qui a donné naissance à tout un fandom. Les scénaristes rejoignent de ce fait une logique de série télé : la première trilogie sert de « bible »[3] aux nouveaux épisodes. Il est piquant de constater, donc, qu’une œuvre d’opposition à la modernité, s’appuyant consciemment sur la tradition de l’Age d’or en en soulignant plaisamment certains aspects, puisse servir de socle pour incarner elle-même la tradition. Ainsi l’allusion au mythique devient-elle à son tour mythe tout court ; mais tous les spectateurs n’ont pas la distance temporelle ni la volonté critique nécessaires à goûter cette ironie de l’histoire.
Troisième et dernier « problème », toujours dans cette logique de franchisation, donc toujours en recoupant des problèmes que connaissent bien les séries télé : tout nouveau Star Wars, comme tout nouvel épisode d’une série qui marche et qui dure, doit trouver la balance entre différence (par exemple : Luke a changé de caractère) et répétition (par exemple : les sabres-laser, le parricide, les gentils droïdes). Walt Disney se retrouve ainsi face à l’une des difficultés majeures des entrepreneurs désireux de mettre sur le marché à grande échelle un bien qui a eu du succès d’abord en tant que produit authentique unique. On peut décrire cette difficulté avec les outils que Boltanski et Chiapello utilisent pour parler de la marchandisation de l’authentique : la balance entre différence et répétition, qu’ils appellent codification, « tend à limiter la diversité des significations qui peuvent être extraites du bien. Dès lors, une fois reconnues les significations intentionnellement introduites par l’intermédiaire du codage, le bien tend à perdre de son intérêt et à décevoir même si son usage continue d’assurer correctement une fonction donnée »[4].
Il est bien connu que les « significations » extraites de ce « bien » très particulier qu’est l’univers Star Wars ont essentiellement fleuri grâce à son public. Les observateurs qui ne le savaient pas s’en sont aperçus avec la sortie de la prélogie, quand nombre de fans ont exprimé leur sentiment de se sentir trahis ou dépossédés par Lucas – simplement, ils n’avaient pas extrait de cet univers les mêmes significations que lui… Les producteurs de la nouvelle lignée de Star Wars estampillée Disney ont donc essayé de se conformer à ce qu’ils pensaient être l’essence de la première trilogie telle que les fans (mais lesquels exactement?) l’avaient comprise. On peut dès lors rapprocher cette stratégie de celle qu’a choisie la firme Wolkswagen pour lancer la New Beetle en 1998 après l’engouement créé par la première Coccinelle sortie en 1946 : en effet, « Coccinelle » était un surnom choisi par le public, et « Nouvelle Coccinelle » une façon d’officialiser cette lecture. La marchandisation de l’authentique fonctionne ainsi, jusqu’à ce qu’une ou deux ou trois générations plus tard, en cas de succès, le côté artificiel de cette opération s’évanouisse.
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Les articles de ce numéro proposent, sous différents angles, de poser un regard éclairé sur l’objet transmédiatique qu’est le Star Wars de l’ère Disney. Comment la franchise évolue-t-elle, entre transnarrativité et mercantilisation, entre les avis contradictoires des fans et l’autoréflexivité des créateurs post-lucassien qui semblent moins intéressés à poursuivre la saga qu’à réaliser des films qui parlent d’elle. Ainsi le dernier opus, au moment où nous écrivons ces lignes, Solo: A Star Wars Story, semble-t-il faire les frais de ce que certains observateurs appellent déjà la Star Wars fatigue. L’article de Quentin Mazel qui ouvre le numéro, « Originalité et pérennité, le cas de Star Wars VII, Le Réveil de la Force », sans aborder cette fatigue directement, expose justement la problématique que fait naître le recours aux formes discursives et formelles de répétition. On y voit comment celles-ci sont, d’une part, perçues par la critique et transformées en critères pour juger de la qualité du film, et d’autre part analysées par les fans pour alimenter leurs dithyrambes ou exercer leurs courroux sur les réseaux sociaux ! Quant à la ‘marchandisation de l’authentique’, elle relève à Hollywood d’un courant de réappropriation culturelle qui prend plusieurs formes. Dans “A bridge and a reminder: The Force Awakens, between repetition and expansion”, Ana Cabral Martins pose la question de la continuité entre l’ancien et le nouveau, nécessitant une taxinomie dont la définition des termes, encore poreuse, est toujours sujet de débat. Les sequels, reboots et revivals, en plus de respecter une logique marchande issue de la tradition des serials pourtant vieille de plusieurs décennies, deviennent à l’ère actuelle des outils d’exploration et d’expansion transnarratifs qu’il faut distinguer du simple remake.
Pour sa part, “Fan Girls Going Rogue” de Jessica Austin s’intéresse à la réception de The Force Awakens et Rogue One chez les fans féminins à l’aide d’une étude en ligne qui a mobilisé 330 répondantes. L’analyse se penche spécifiquement sur la réception des nouveaux personnages féminins centraux, Rey et Jin, notamment celle qui caractérise un certain groupe de spectateurs masculins réagissant plutôt mal à ce nouveau registre. Le quatrième texte, celui de Tom Cuisinier-Rosset, « L’après mythe, une lecture du Réveil de la Force », s’attarde à mettre en exergue l’autoréflexivité des nouveaux épisodes de l’ère Disney. Comme nous l’avons dit, la première trilogie, plus particulièrement l’épisode New Hope, fait pratiquement office de bible, de blue print sur laquelle s’appuie clairement The Force Awakens en reconnaissant (ou en construisant) la valeur de mythe des premiers épisodes fondateurs. La réplique de Rey : « I thought he was a myth », parle d’elle-même.
Les deux textes qui suivent proposent deux études de cas. “Go Rogue” de Pedro Moura analyse un concours organisé par Disney avant la sorti de Rogue One, et invitant les participants à créer de courtes vidéos en ligne inspirées de leur univers favori. Moura met ici en évidence une stratégie de Disney qui vise en garder un certain contrôle, ou à tout le moins à les encadrer, sur les créations de fans. De son côté, Katriina Heljakka s’intéresse aux jouets et à la relation qu’entretient le fan adulte avec ceux-ci, notamment le collectionneur. Dans “Re-playing legends’ worlds: Toying with Star Wars’ Expanded Universe in adult play”, elle aborde la question du world building en relation avec le world play, et la façon dont certains fans utilisent le jouet comme vecteur diégétique à travers des activités de mise en scène photographique, ce qu’elle appelle le photoplay (à ne pas confondre avec le photoplay de Münsterberg). Enfin, le dernier texte, de Amedeo d’Adamo, “Deathstarchitecture : the Space of Evil”, offre une perspective sur la transfiguration architecturale de l’espace maléfique allant de la Death Star, dans New Hope, à la Starkiller base dans The Force Awaken, tout en comparant l’évolution figurative et symbolique entre l’Empire et le Premier Ordre.
De quoi voir plus clair, nous l’espérons, dans cette inextricable constellation métatextuelle de références, de clins d’œil et de renvois à son propre passé qu’est devenue la saga Star Wars…
Bonne lecture !
Notes
[1] Sur ces questions de degrés, voir Laurent Jullier, « L’image à l’épreuve de l’ironie. Les degrés d’énonciation et de réception du récit audiovisuel », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 12 | 2018. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/3404 ; DOI : 10.4000/rfsic.3404
[2] Entretien avec François Forestier, « Star Wars. Les Derniers Jedi : Comment je suis devenu Luke Skywalker », L’Obs, 13 décembre 2017 [En ligne] URL : https://www.nouvelobs.com/cinema/20171212.OBS9147/star-wars-les-derniers-jedi-comment-je-suis-devenu-luke-skywalker.html
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bible_(télévision)#cite_note-1.
[4] Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 598.