Maxime Deslongchamps-Gagnon
Université de Montréal
Résumé : Le walking simulator fait l’objet d’une profonde controverse au sein des communautés de jeu. Ses détracteurs rejettent sa valeur et même sa place dans le paysage vidéoludique alors que ses défenseurs ne s’entendent pas sur la légitimité de son étiquette dénigrante. Ce texte se tâche d’historiciser l’émergence du walking simulator à l’aide d’une analyse discursive de quatre communautés vidéoludiques : les joueurs, les instances marketing, les concepteurs et la presse spécialisée. L’étude relève l’évolution et la cristallisation d’usages, significations et fonctions prévalentes de la dénomination « walking simulator » dans le paysage vidéoludique.
Mots-clefs : walking simulator ; genre de jeux vidéo ; analyse discursive ; Dear Esther ; DayZ.
Abstract in English at the end of the article
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Il semble y avoir dans les dernières années un accroissement de jeux vidéo étiquetés « walking simulator » ;[1] une expression saugrenue qui ne fait pas l’unanimité chez les communautés vidéoludiques, comme l’a déjà documenté la presse spécialisée. Un article d’intérêt sur la question est « Is It Time to Stop Using the Term « Walking Simulator » » de la revue en ligne Kill Screen (2016) consacrée à l’actualité et la culture des jeux vidéo. L’article présente un sondage réalisé auprès de journalistes et de concepteurs dont les jeux sont associés à l’expression controversée, réunissant un total de 26 opinions. Parmi les plus optimistes, on remarque que le terme « walking simulator » permet de s’entendre collectivement sur ce quoi il réfère et on défend la possibilité de se le réapproprier pour affirmer les valeurs positives de la marche en jeu vidéo. Chez les opposants de l’appellation, on avance que « walking simulator » relève plutôt de la condescendance, agit en tant que descripteur imprécis et réducteur, et cherche à marginaliser un type d’expérience de manière à l’exclure de la culture vidéoludique dominante.
En tant que genre vidéoludique, le walking simulator porte effectivement un nom peu représentatif au premier abord. Un exemple canonique, Dear Esther (The Chinese Room et Briscoe, 2012), ne consiste pas à « simuler » la marche à proprement dit. Le joueur n’a qu’à appuyer sur la touche « W » de son clavier pour avancer dans un espace en 3D, ce qui n’a rien à voir avec le réalisme actionnel et la complexité systémique de jeux comme les simulateurs de vol. En contrepartie, Dear Esther propose la marche comme unique moyen de locomotion, imbriqué dans une modalité actionnelle relevant de ce que Dor et Perron (2014, p. 183-4) appellent une implémentation triviale, c’est-à-dire de manipulations qui ne requièrent pas d’habiletés particulières. Une lente promenade ne demande certes pas les habiletés sensori-motrices de l’habituelle course des jeux de plateforme ou d’action, et les autres possibilités d’action du jeu, la rotation du point de vue et le léger zoom avant, ne sont pas plus exigeantes. Le joueur de Dear Esther doit simplement accomplir le trajet relativement linéaire d’une île abandonnée au cœur de ce qui semble être l’archipel des Hébrides. Ce parcours est ponctué d’une narration sporadique et cryptique en voix off, qui consiste en la récitation de lettres destinées à Esther par le protagoniste, dans lesquelles ce dernier partage une profonde détresse et raconte l’histoire de l’île et ses anciens habitants. La promenade solitaire s’accompagne aussi de la découverte d’une variété d’objets et symboles dispersés dans l’environnement — des formules moléculaires peintes sur les parois des rochers et des bâtiments délabrés, des morceaux de carrosserie entassés sur le sol, des chandelles allumées disposées méticuleusement au bord des sentiers, l’échographie d’un fœtus à l’intérieur d’une maison en ruine, etc. — qui renseignent tous indirectement sur les circonstances du drame que vit le monologueur. À travers cette marche contemplative, le joueur est amené à interpréter les liens incertains qui unissent l’histoire de l’île à celle du narrateur. Aucun objectif ne lui est explicité. Aucune menace ne lui barre la route.
À partir de cet exemple, on peut induire un certain type d’expérience peu conventionnel qu’indique l’appellation « walking simulator ». Cependant, sans se référer au contexte discursif du genre et aux emplois réels de l’étiquette, il est difficile de déchiffrer les raisons d’être de celle-ci et de saisir la profonde division qu’elle suscite. Pour obtenir un portrait discursif à propos du walking simulator, il faut examiner les connotations et fonctions que l’expression peut prendre chez chacune des communautés vidéoludiques, retracer les possibles évolutions et cristallisations de son usage, en plus de vérifier les jeux vidéo qu’elle désigne et se familiariser avec les expériences que ces objets offrent. Poursuivant ses objectifs, ce texte s’appuiera sur une analyse des discours sur et autour de l’étiquette en question au sein de plateformes de discussion, d’actualité et de vente en ligne dédiées au jeu vidéo. La documentation récoltée dévoilera deux significations principales qu’incarne l’appellation « walking simulator » : (1) un qualificatif sarcastique destiné aux jeux vidéo ennuyants, qui proposent des expériences si passives que le statut de jeu leur est contesté ; (2) et une dénomination générique qui se rattache à un ensemble d’objets plus spécifiques, ayant fait tout de même élever quelques voix dissidentes en raison de la résonance de la première signification.
Ce travail est crucial pour saisir la dimension générique du walking simulator ; dimension qui n’a toujours pas reçu d’attention sérieuse dans les écrits réalisés sur ce corpus.[2] Effectivement, en aucun cas ceux-ci ne s’appuient sur un cadre théorique tiré d’études génériques ou ne recourent à une analyse discursive, bien que le genre soit aujourd’hui compris comme provenant des discours populaires (e.g. Moine 2005, Arsenault 2011, Therrien 2015). Même lorsqu’ils reconnaissent les débats à propos du walking simulator, ces textes consistent plutôt à isoler des jeux associés (parfois à tort) au genre pour décortiquer leur jouabilité (playability ; Leino 2014), leur tradition esthétique (Juul 2018, Carbo-Mascarell 2016), leurs thèmes de design (Muscat 2016), ou leurs formes (Grabarczyk 2016). Tel qu’il sera justifié davantage à la prochaine section, une approche générique concède aux récurrences formelles un rôle subordonné aux faits culturels. Ce n’est qu’en se concentrant sur le discours qu’il sera possible d’historiciser l’émergence du walking simulator et les controverses relatives à sa place dans le paysage vidéoludique et à la connotation de son étiquette.
Après avoir établi les assises théoriques et méthodologiques sur lequel cette recherche se fond, le rapport de quatre communautés vidéoludiques à l’étiquette « walking simulator » sera présenté. La mise en parallèle des discours jettera un éclairage sur l’évolution de l’appellation et la multiplicité d’usages et connotations qu’elle matérialise. La fin de texte sera réservée pour préciser la fonction communicationnelle de « walking simulator » et spéculer sur la viabilité de l’expression.
1. Le genre comme phénomène discursif
Les premières études sur les genres du jeu vidéo comportent surtout des préoccupations ludologiques, c’est-à-dire qu’elles prennent en compte des critères propres au jeu pour déterminer ses genres, comme l’interactivité (Wolf 2001, Apperley 2006), les mécaniques (Järvinen 2008), les styles de jouabilité (Carr, Buckingham, Burn et Schott 2006), ou les critères de succès (Egenfeldt-Nielsen, Smith et Tosca, 2008). Dans leur tentative à raffiner la classification des genres, ces travaux se distancient des discours populaires pour théoriser le genre indépendamment de ses fonctions culturelles. Par exemple, la taxonomie de 42 genres créée par Mark J.P. Wolf (2001) comprend des dénominations génériques surprenantes, probablement inutilisées par les communautés vidéoludiques, telles que « dodging », « capturing », « utility », « target », « obstacle course », et bien d’autres. En délimitant un nombre de genres existants et d’étiquettes génériques valides, les typologies de genre s’invoquent comme autorité, alors qu’elles évacuent le discours populaire et présentent des catégories structurelles arbitraires.
Dominic Arsenault démontre dans sa thèse de doctorat (2011) que le genre est un « phénomène discursif », car il se façonne sans cesse à travers les échanges à l’intérieur des communautés de jeu, résistant ainsi aux catégorisations fixes et étanches. Personne n’a donc l’autorité de délimiter un genre sans se rapporter à ce que Arsenault désigne, à la suite de Andrew Tudor (1974), comme la « cristallisation temporaire d’un consensus culturel commun » (p. 333-4). Autrement dit, cela signifie qu’aucun chercheur ne peut inventer un genre ou associer un genre à un jeu d’une époque qui le prédate. C’est également ce que signale Raphaëlle Moine en définissant le genre au cinéma comme « acte de naissance postdaté », c’est-à-dire qu’il :
n’apparaît que lorsqu’il est nommé et désigné comme tel, puisque son existence est liée à la conscience, partagée et consensuelle, qu’une communauté en a. Ainsi, la première occurrence du genre n’est-elle pas à chercher, rétrospectivement, dans les films qui correspondent à la catégorie établie a posteriori, mais dans les discours tenus sur les films (2005, p. 122).
Attribuer la paternité d’un genre à un jeu, autant qu’à un film, en l’identifiant comme le premier d’une lignée formelle comporte son lot de risques, particulièrement si les discours des communautés de l’époque ont été ignorés. Carl Therrien (2015) remarque que l’omission étymologique des étiquettes génériques, telles qu’utilisées contextuellement par les communautés discursives, a mené les universitaires à maintenir un regard rétrospectif sur le genre du jeu de tir à la première personne, arrêtant sa genèse à DOOM (id Software, 1993), alors que l’expression remonte à plus loin, possède de multiples sources et hybridités, et s’est mise à désigner progressivement l’œuvre phare de id Software seulement dans la deuxième moitié des années 90 chez la presse spécialisée, soit des années après sa sortie. Arsenault, Moine et Therrien pointent vers l’importance pour une étude des genres de documenter la terminologie avec laquelle les communautés vidéoludiques tentent de catégoriser des objets et qualifier leur expérience.
Sous cet angle, l’analyse de discours est une solution adaptée au phénomène du genre. La notion de discours est comprise ici au sens où Jay Lemke l’entend, c’est-à-dire à un niveau plus abstrait et structurel que le texte : « When we want to focus on the specifics of an event or occasion, we speak of the text; when we want to look at patterns, commonality, relationships that embrace different texts and occasions, we can speak of discourses » (dans Wodak 2008, p. 6). Le même discours peut se réaliser dans une pluralité de textes à travers la récurrence d’une rhétorique, d’un vocabulaire ou de valeurs. Un discours est actualisé par le texte et entre autres déterminé par la communauté de laquelle il est issu. Selon Patricia Bizzell, une communauté discursive est liée par des pratiques de langage partagées, organisées par des conventions stylistiques et des connaissances canoniques (1992, p. 222). Bien que le genre possède une fonction communicationnelle qui bénéficie à toutes les communautés vidéoludiques, c’est-à-dire qu’il est utilisé pour référer à des formes, thèmes et actions typiques connus des initiés, il sera approché de différentes manières selon les sous-collectivités : les universitaires chercheront à systématiser le phénomène sous les contraintes de leur méthode et cadre théorique ; les instances marketing à s’adresser à un public cible pour mieux leur vendre un produit ; les critiques à partager leur expérience et leur appréciation d’un objet ; les amateurs à débattre des meilleurs jeux de leur catégorie respective, etc. Une analyse de discours doit donc tenir compte des conventions propres à chacune des communautés : même si celles-ci peuvent recourir à une même étiquette, elles peuvent aussi bien en faire un usage différent.
2. Méthodologie
La présente étude de discours tire son corpus de la période de 2012 à 2018 chez les communautés anglophones des joueurs, concepteurs, instances marketing et de la presse spécialisée œuvrant dans le domaine vidéoludique.[3] Le choix de cette période se justifie par la sortie officielle en 2012 de Dear Esther, que la communauté journalistique désigne aujourd’hui comme étant le premier walking simulator. Puisque ce genre demeure un phénomène récent et relativement marginal, le corpus s’arrête aux plateformes anglophones de vente, d’actualité et de discussion en ligne spécialisées en jeu vidéo. Cette délimitation permet en outre de pouvoir rendre compte de pratiques langagières plus spécifiques aux communautés anglophones, qui font parfois précéder avec humour à « simulator » un verbe d’action ou un sujet typique d’un jeu — par exemple, Goat Simulator (Coffee Stain Studios, 2014), Surgeon Simulator (Bossa Studios, 2013), ou encore le qualificatif « Michael Bay simulator » que donnent certains à Just Cause 3 (Avalanche Studios, 2015) pour décrire le spectacle de destruction constitutif du jeu, rappelant celui des films d’action du réalisateur.
Étant donné que des conventions propres à chaque communauté régissent le discours, la signification de l’étiquette « walking simulator » ne pourra être généralisée à toutes les sous-collectivités, d’où l’importance de les séparer. Pour ce faire, il est préférable de cibler des espaces d’expression dédiés à des communautés discursives précises. Pour chacun de ces espaces d’expression, une recherche avec le mot-clef « walking simulator » et ses variantes (« walking sims », « walking simulation », etc.) a permis de recenser 177 commentaires de joueurs, textes de journalistes et concepteurs ainsi que paratextes de jeux vidéo pertinents à l’étude. L’analyse discursive a été motivée par l’interprétation profonde des significations de l’étiquette, donc par un souci de profondeur plutôt que de quantité. Cela signifie que pour chaque résultat, le contexte dans lequel l’expression apparaît, que ce soit celui de la pratique discursive ou de la discussion générale, a été considéré dans l’analyse. Ainsi, celle-ci s’est bonifiée par la détection d’informations complémentaires, comme des qualificatifs gravitant autour de l’appellation et des termes de remplacement, qui l’ont renseignée davantage sur les divergences d’attitudes. Un usage et un contexte (parfois plusieurs) ont été attribués à chaque matériel récolté afin d’être en mesure de déceler des tendances et récurrences dans le discours sur le walking simulator.
Les sections « discussions » de trois titres emblématiques de l’étiquette, soit Dear Esther, Dear Esther : Landmark Edition (The Chinese Room et Briscoe, 2016) et DayZ (Bohemia Interactive Studio, 2013),sur la plateforme de vente Steam ont composé le corpus de discours de la communauté des joueurs. Ces sections sont notamment utilisées pour poser des questions, exprimer des critiques, offrir des suggestions, partager des anecdotes, dire des plaisanteries, et plus. Tandis que Dear Esther est reconnu pour être à l’origine du walking simulator, DayZ est aussi associé à cette expression malgré sa grande disparité formelle avec lui, tel qu’il sera détaillé à la partie 3.1. En désignant deux objets dissemblables, l’étiquette a semblé dévoiler aux prémices de cette recherche une pluralité de significations, ce qui a justifié leur intégration au corpus. Pour Dayz, 68 des 338 entrées « walking simulator » ont été retenues, en sélectionnant le premier et dernier fil de discussion des 34 pages résultant de la recherche du mot-clef afin d’obtenir un corpus analysable en détail. Suivant son traitement, 64 commentaires pertinents ont été préservés. Pour Dear Esther et sa version remastérisée de 2016, la somme totale des 34 fils de discussion à leur sujet (27 pour le premier, 7 pour le dernier) a mené à l’identification de 44 commentaires contenant « walking simulator » et autres termes voisins.
La communauté des concepteurs de jeu a requis le dépouillement d’un corpus provenant d’une autre plateforme, où ces derniers peuvent témoigner d’une manière plus personnelle. Consacré au développement de jeux vidéo, le site web Gamasutra accorde la parole aux concepteurs dans des entrevues, mais aussi dans des textes d’opinion et bilans rétrospectifs écrits de leur main, souvent à l’intention de leurs pairs. Le mot-clef « walking simulator » a produit dans la barre de recherche du site web 95 résultats. Parmi ceux-ci, 20 textes prenant l’une des trois formes précédentes contiennent au moins un passage où un concepteur discute de son propre jeu, désigné par lui-même ou par l’interviewer comme « walking simulator ».
Le discours des instances marketing a été distingué de celui des concepteurs en raison de leur rhétorique et intention différentes : les premiers veulent attiser la curiosité envers leur produit alors que les derniers, notamment sur Gamasutra, auront tendance à revenir rétrospectivement sur le parcours de leur jeu et leur propre démarche créative. La section accordée à la description de produits sur la page de vente Steam de walking simulators a permis de circonscrire un discours spécifique à la communauté marketing. Afin d’établir si le discours en question concerne réellement un walking simulator selon le consensus commun, la recherche de jeux vidéo s’est faite à l’aide de listes préassemblées par des amateurs du genre et de l’outil SteamSpy, qui dénombre les « tags » que les joueurs ont assignés à un jeu et les votes pour chacun d’eux. Selon la plateforme Steam : « Les tags les plus populaires seront utilisés pour déterminer des catégories et permettront à chacun de découvrir de nouveaux produits, genres, thématiques et caractéristiques que vous [les utilisateurs] définirez avec l’ensemble de la communauté » (Steam, s.d.). Plus bas sur la même page, dans la partie « foire aux questions », il est précisé que les tags peuvent même prédominer les suggestions initiales de l’équipe de jeu, la valeur d’un descripteur étant reliée ainsi à l’autorité des joueurs. Alors que Steam n’affiche pas le total de votes derrière chaque tag, SteamSpy accède à des données autrement invisibles aux utilisateurs de Steam, divulguant les jeux auxquels la dénomination « walking simulator » est attribuée de manière plus unanime chez les joueurs.[4] Après avoir consulté la page SteamSpy de plus de 40 jeux vidéo faisant partie de listes produits par les joueurs, il a été noté que l’étiquette « walking simulator » figure dans les cinq descripteurs les plus populaires dans 24 cas,[5] indiquant que ces deniers font partie du consensus commun.
Comme pour les textes générés par les joueurs, la vaste quantité de publications par la presse spécialisée a demandé une restriction plus sévère du corpus. L’analyse s’est donc limitée au cas de Dear Esther et aux critiques produites à la sortie des versions originale et remastérisée par des institutions journalistiques. Le site web d’agrégation de critiques MetaCritic a été utilisé pour collecter des articles provenant d’une multitude de sources et inventorier les notes attribuées au jeu. 10 textes ont été sélectionnés pour chacune des deux versions de Dear Esther, réunissant un total de 20 articles sur les 35 dont le lien était valide au moment de la dernière consultation (le 6 février 2019). Dans le but d’obtenir une diversité de discours, les 5 critiques aux notes les plus hautes et les 5 aux notes les plus basses pour chacune des éditions ont été relevées.
Cette segmentation des plateformes a permis d’isoler les discours récurrents de chacune des communautés et de les comparer pour vérifier des recoupements ou des écarts entre ceux-ci. Puisque les textes amassés sont tous datés, il a été possible d’évaluer des évolutions et cristallisations dans l’usage de l’étiquette « walking simulator ». La prochaine section consiste à présenter le discours des quatre communautés à partir des données obtenues.
3. Le discours des communautés
3.1. Les joueurs
L’étiquette « walking simulator » est tout particulièrement accolée au jeu de survie DayZ, malgré ses affinités au genre du jeu de survie multijoueur. Dans celui-ci, le joueur contrôle un survivant faisant face à la menace d’épidémie de zombies que renferme le pays fictif de Chernarus. Dans les premiers moments, ce dernier n’a aucun moyen de se défendre contre les morts-vivants et les autres survivants hostiles. Il doit par conséquent parcourir l’unique carte du jeu pour trouver des alliés, des armes et de l’équipement de protection, mais aussi d’autres types de ressource pour éviter de périr de faim, de soif, de succomber aux blessures ou aux maladies qui peuvent l’assaillir. En quoi DayZ mérite-t-il donc le qualificatif « walking simulator » ?
Parmi les 64 commentaires du corpus, 48 d’entre eux contiennent un usage de l’étiquette destiné à critiquer les défauts du jeu.[6] Il est important de noter que DayZ propose un terrain vaste dans lequel les joueurs-survivants peuvent être dispersés à ses extrêmes. Découvrir un item, apercevoir un signe de vie ou atteindre un lieu clef peut impliquer une longue traversée de la carte du jeu sans rencontrer de résistance ni d’événement ou d’objet digne d’intérêt. « Walking simulator » apparaît ainsi dans des plaintes liées aux longueurs dans l’expérience du jeu :
Still a walking simulator[…] In 3 hours play time tonight I saw 1, 1 zombie […] I think even the alpha [version] could have done with a little more work to avoid the average gamer from raging over the lack of content, stupidly long walks and problems that were in the mod (Smith 2013).[7]
Haven’t played for a while, is it finally not walking simulator where you walk for 30 minutes to meet your friend then walk for an hour to gather loot to then die for whatever reason then repeat the process? (Princess Luigi 2015).
[I]n this game you only get attacked once in a blue moon, everything else is just a walking simulator as so to make you fall asleep before your eventually shot (Exavior 3.1 2016).
Worst. Purchase. Ever. Walking Simulator. Walk to apple tree to apple tree in the hope to find some apples but in the end you starve. There’s not much to do (Florx 2017).
Puisque DayZ a opté pour un système de développement ouvert, nombreuses discussions concernent la direction que devrait prendre le jeu, entre autres en ajoutant des véhicules pour accélérer les déplacements (e.g. MattStranger 2018; Haxxxxxxxxxxxx 2014; Purple Bacon 2014). Les lents correctifs apportés à la conception du jeu, sorti dans sa version stable cinq ans après sa première parution en « accès anticipé » sur Steam, explique en partie l’acerbité des critiques.
L’analyse de la totalité des fils de discussion a dévoilé que le terme « simulator » n’est pas systématiquement accompagné du qualificatif « walking ». Dans un de ceux-ci, des utilisateurs emploient des descriptifs comme « running simulator » ou « hiking/looting/bandit simulator » (dans Blue November, 2014). En fait, le mot-clef « running simulator » génère 674 entrées dans la section « discussions » du jeu et d’autres combinaisons similaires, comme « marathon simulator » et « jogging simulator », produisent aussi quelques résultats. « Walking simulator » n’est alors qu’une expression parmi tant d’autres pour évoquer le rythme monotone du jeu ; phénomène propre aux discours sur DayZ.
En ce qui a trait l’édition de 2012 de Dear Esther, l’étiquette est d’une nature générique dans 17 des 27 cas. Pour y attribuer une telle catégorie, son contexte devait contenir soit des références explicites à la notion de genre ou à l’acte de classifier un ensemble d’objets, soit une mise en relation à des jeux similaires ou à d’autres genres, sinon l’expression devait être utilisée pour exprimer un modèle de jeu plus complexe qu’une stricte promenade. Par exemple :
I own dear esther and loved it, but honestly i refer to it as a walking simulator. It is the best way to classify it. Don’t take it so personally. […] I love Fps, strategy games, survival/rogue games, Rpg’s, open world games and walking simulators (Belgarath, 2014).
Regardless, I absolutely view Dear Esther as a “stress reliever.” It’s serene, relaxing, great soundtrack, and simple. Pretty sure that’s the whole idea of a walking sim in the first place, and this one is the most walkingest sim of any walking sim I’ve played (MADk1ngHatter, 2016).
I actually decided to check this game out. As I recently found out, this new genre, walking simulator is my favourite one as I like to take my time and explore the world (Bō / Toni, 2016).
Même si le terme « genre » n’apparaît pas dans tous les extraits, « walking simulator » renvoie au concept lorsqu’il côtoie d’autres genres, comme dans le premier commentaire, ou lorsqu’il évoque une idée de jeu qui peut être mené à bien, non pas une défaillance en soi, comme dans le deuxième commentaire.
Reste que la séparation entre la connotation péjorative et l’attribut générique de l’expression n’est pas toujours évidente, particulièrement dans les discours se situant dans les deux années subséquentes à la sortie officielle du jeu, durant lesquelles le genre du walking simulator n’était peut-être pas encore cristallisé. En tout et pour tout, l’appellation a mérité les deux usages à la fois ou n’a pas été classée par manque d’information signifiante à six occasions. Elle s’est manifestée en tant que défaut intrinsèque à six reprises également. Le discours des détracteurs n’est pas bien différent que celui des critiques de DayZ, insistant sur son caractère fastidieux, passif et futile, en plus de remettre en cause dans quatre cas le statut de jeu de Dear Esther :
Well no where does it tell you it’s a damn walking simulator. If you bought this for a simple/confusing story and pretty graphics then it’s probably worth a buy. FFS though don’t call this a “game” I might as well have walked around outside while someone whispered a story in my ear and that would have been just as much a game. I don’t care if it’s on steam really but again, get rid of the “adventure” genre and I’d be happy (Shadow, 2013).
To clarify, I always thought I’d like dear esther, I don’t mind walking around simulators. Not to mention everyone raves about how pretty it is. So I bought it a while ago, and my god I could barely sit through 15 minutes. It’s boring, and not to mention ugly as all hell […] Honestly, there is a place for ‘games’ (experiences?) like this, but steam really isn’t the place (Fox, 2014).
Les deux utilisateurs ci-dessus fournissent dans le même fil de discussion un lien vers une vidéo du populaire youtubeur TotalBiscuit (2012). D’après ce dernier, Dear Esther aurait un ratio « prix/durée plutôt mauvais », serait « prétentieux », « ennuyant », « frustrant », « insignifiant », « une perte de temps », et surtout, tel que répété à maintes reprises par le Britannique, « pas un jeu » (traduction libre). Même si le youtubeur n’accueille pas nécessairement l’arrivée du jeu avec la dénomination « walking simulator », ses remarques montrent comment l’appellation péjorative a pu être préparée.
Les critiques acerbes s’estompent cependant pour le cas de Dear Esther : Landmark Edition, au sujet duquel un discours générique domine dans 15 des 17 publications, signalant une cristallisation du genre. Dans les conversations qu’entretiennent ces 15 commentaires, les utilisateurs débattent de l’origine et des critères du genre et offrent des suggestions de walking simulators à leurs pairs:
Walking simulators dont do shooting stuff. The whole idea is that you walk… and thats it mechanically-wise. So puzzling and shooting are no-no’s for a walking simulator classification. But maybe thats just me who thinks like that (Dekaku 2017).
Along with Gone Home, the very best walking simulators I’ve played but I still haven’t gotten to Kholat, Everybody’s Gone To The Rapture and What Remains of Edith Flinch. I’ll reiterate that Firewatch is really good and as a bit more going on than Dear Esther (Willow 2018).
Ces deux exemples témoignent d’un recul sur la proposition du jeu, qui n’est plus marginale et inattendue, mais mieux définie et située parmi d’autres jeux vidéo. Alors que l’étiquette « walking simulator » était principalement un descriptif qualitatif indiquant un défaut de jeu dans DayZ et plus rarement dans Dear Esther, elle s’est plutôt mise à référer un ensemble de jeux au même concept aux alentours du lancement du Landmark Edition en 2016. Cela étant dit, il est crucial de prendre note que la présente analyse retient des tendances dans le discours, pas des changements définitifs d’usage. Il reste encore aujourd’hui des tensions entre les deux significations de sorte qu’il serait imprudent de dater une transformation discursive finale.
3.2. Les instances marketing
Même des années après la sortie officielle de Dear Esther, l’expression n’est toujours pas employée par les instances marketing pour décrire leurs produits sur leur page de vente Steam. Les 24 walking simulators répertoriés sont dépeints avec des combinaisons variées de descriptifs tels que « story exploration game » (Gone Home ; Steam 2013a), « narrative video game » (The Beginner’s Guide ; 2015a), « first-person mystery » (Firewatch ; 2016a) et « first-person thriller » (Virginia ; 2016b). Les synopsis mettent invariablement l’accent sur des propriétés autres que la marche, comme la perspective à la première personne (11 fois), l’acte de découvrir ou d’explorer (10) et la narration (8) — à l’exception de celui de The Lost Valley (2015b), qui justifie narrativement que le protagoniste, en raison d’un accident de vélo, poursuit son chemin à la marche. Le walking simulator est au plus évoqué par la mention de titres populaires du genre, par exemple : « from the creators of Gone Home » (Tacoma ; 2017) et « from the creators of […] Dear Esther » (Amnesia: A Machine for Pigs ; 2013b).
Sauf pour ces trois derniers exemples, qui réfèrent explicitement à la marche ou à des walking simulators connus, les couvertures numériques insistent sur des conventions vidéoludiques familières aux joueurs, tout en restant trop vagues pour préciser les attentes de ces derniers. Le point de vue à la première personne, le récit d’enquête (suggéré par des termes comme « mystery » et « thriller ») et l’exploration sont toutes des caractéristiques qui traversent les genres vidéoludiques. Ce flou descriptif explique probablement pourquoi certains se sont sentis trompés en découvrant malgré eux le walking simulator, sans compter que dans la moitié des cas (dont Dear Esther), le produit est présenté en tant que jeu, alors que des joueurs ne le reconnaissent pas comme tel. Puisque l’étiquette s’est répandue et revient massivement dans la section « tags », son absence dans le discours de la communauté marketing ne peut être le résultat d’une ignorance. Son omission est plutôt stratégique : « walking simulator » n’est pas une expression méliorative chez cette communauté de discours.
3.3. Les concepteurs
Parmi le corpus de textes publiés dans Gamasutra, l’expression « walking simulator » est employée d’une manière croissante dans le temps (2 occurrences en 2014, 2 en 2015, 4 en 2016, 4 en 2017, et 8 en 2018). De même que pour la communauté des joueurs, les usages de l’étiquette dans la période de 2016 à 2018 sont plus populaires, décomplexés et réflexifs, alors qu’ils témoignent d’un genre pas tout à fait cristallisé dans les premières années. À deux occasions, les concepteurs se montrent hésitants à classifier leur création avec une appellation qui ne renvoie pas à un modèle vidéoludique clairement défini :
I think we could have just as legitimately chosen ’environmental story game or ’empathy game’ or ‘walking simulator’. I’d suggest we’ll be treading similar ground to other first person adventure games like Gone Home and Dear Esther (Burroughs dans Alexander, 2014).
[…] these new forms of games don’t have solid genres to belong in- they are “Interactive Experiences”, or “Art Game”, or “Walking Sim”, or whatever label that really doesn’t explain much of what this genre is (Sineni, 2015).
Par après, « walking simulator » devient progressivement une catégorie mieux définie, qui ne demande pas d’explications ou de comparaisons.
Des concepteurs de jeu confirment néanmoins que l’étiquette dérange, ce qui indique sans doute pourquoi la communauté marketing en fait abstraction. Brandon Sheffield rapporte comment l’appellation s’est présentée sous forme d’insulte lorsqu’il a décidé d’annuler la sortie de son jeu sur la Wii U en solidarité à une employée de Nintendo congédiée injustement : « I learned from hundreds of people tweeting at me that: […] – nobody wants our stupid walking simulator anyway (we are not making a walking simulator – we were planning to bring out a new version of our small puzzle game Gunhouse) » (2016). Dans un entretien avec d’autres créateurs du genre, Dan Pinchbeck, à l’origine de Dear Esther, partage les désagréments que l’expression cause : « It’s a stupid term because it doesn’t in any way represent the actual player experience of the games » (dans Irwin, 2017). L’expression est insultante pour des artisans du milieu du jeu vidéo puisqu’elle banalise l’expérience que propose leur œuvre qui, à leurs yeux, ne se limite pas à une promenade insignifiante. Le cofondateur de Variable State, Jonathan Burroughs, corrobore le témoignage de Pinchbeck : « It’s inherently a reductive description […] It’s silly », mais il ajoute une nuance : « it is useful in the sense that if someone describes a game as a walking simulator, it’s immediately of interest to me » (idem.).
L’expression a peut-être l’avantage de susciter la curiosité par son amalgame terminologique inusité, mais elle possède surtout une fonction propre au genre, qui sert les concepteurs de jeu. Dans 14 des 20 occurrences, les équipes de jeu s’en servent pour communiquer brièvement ce qu’est leur création. Notamment :
Charlotte is an exploration/walking simulator game (Goins, 2016).
We eventually combined elements of walking simulators, shooting galleries, and scavenger hunts into an ultra-casual experience (Dunbar, 2018).
In January we made two different games: Angela worked on a really weird clicker/idle/incremental game and I decided to make sort of a 2D walking simulator for a game jam (da Silva, 2018).
Il est intéressant de noter que tous les concepteurs derrière les 14 textes ont participé à des œuvres relativement marginales, qui ne font pas partie de la quarantaine de walking simulators extraits des listes d’amateur du genre. Une interprétation possible de cet usage de l’étiquette est que l’intérêt de la fonction communicationnelle de celle-ci prime sur l’allusion à une expérience ennuyante et loin des canons vidéoludiques qu’elle dégage également. Cette ambivalence chez les concepteurs revient aussi dans le sondage de Kill Screen en introduction de texte et rappelle que le débat sur la viabilité de l’étiquette « walking simulator » n’est pas clos.
3.4. La presse spécialisée
Parmi la presse spécialisée, un regard favorable presque unanime est porté sur Dear Esther (et les plus populaires des walking simulators). Si l’on se fie au site web d’agrégation de critiques MetaCritic (s.d.), 29 avis positifs, 5 mitigés, et 3 négatifs sont dénombrés au sujet de l’œuvre phare en provenance des journalistes, contre 114 avis positifs, 51 mitigés et 82 négatifs parmi les joueurs (fig. 1). « Walking simulator » ne fait pas du tout partie du vocabulaire de la presse spécialisée dans les 10 articles récoltés sur Dear Esther. Celle-ci le désigne plutôt comme « experimental work » (Hoggins, 2012), « interactive experience » (Jeremy, 2012) ou « piece of art » (Huinker, 2012). Ces termes de remplacement laissent entendre que Dear Esther est à l’époque une proposition innovatrice et originale, sans modèle générique et même médiatique auquel référer. Certains journalistes rapportent d’ailleurs la controverse sur le statut ludique de l’œuvre sans vouloir se prononcer, mais se retrouvent paradoxalement dans l’obligation de trahir leur volonté puisqu’ils doivent immanquablement préciser la nature de l’objet qu’ils évaluent pour clarifier aux lecteurs l’expérience que celui-ci offre. Sans exception, ils prennent position dans le débat et l’alimentent en qualifiant Dear Esther de jeu, de non-jeu ou encore en lui accordant un statut hybride — par exemple : « story-game » (Fernandez, 2012).
Tandis qu’aucun journaliste n’emploie la dénomination « walking simulator » en 2012, leur discours à l’égard de sa version remastérisée de 2016 est drastiquement différent. Dans 8 des 10 cas, la presse spécialisée octroie la paternité du genre à Dear Esther. Que cette attribution soit véridique ou non n’a pas d’importance, car ce seul changement de discours est une preuve convaincante de l’émergence générique du walking simulator. Conformément au cadre théorique postulé en début d’article, il rappelle que c’est le discours, non pas un jeu vidéo en soi, qui met au monde le genre dans un acte postdaté. Pour cette raison, les racines du walking simulator ne peuvent être retracées dans des jeux prototypiques d’un autre temps, dont les formes coïncident avec des exemples paradigmatiques du genre, comme le fait Pawel Grabarczyk (2016, p 249-51) en retournant à Alice – an interactive museum (Haruhiko Shono, 1991), The Dark Eye (Inscape, 1995) et LSD: Dream Emulator (OutSide Directors Company, 1998). L’analyse de discours implique de respecter le contexte historique d’un genre, faisant en sorte que les réels usages et évolutions des étiquettes descriptives soient pris en compte.
4. Conclusion
L’étiquette « walking simulator » a servi aux joueurs pour critiquer le rythme lent et la jouabilité passive de Dear Esther, au même titre que DayZ. Mais, en contraste à ce dernier jeu, elle a souligné aussi que l’œuvre de Briscoe et The Chinese Room est trop lacunaire pour être un jeu. Cela dit, la majorité des commentaires du corpus ont une utilisation générique de l’expression, quoique celle-ci n’est pas toujours évidente à déterminer, surtout dans les deux premières années suivant la parution du jeu. C’est également vrai chez la communauté des concepteurs : plus le discours est récent, plus le terme « walking simulator » renvoie clairement à un genre, soit à une famille de jeux et un modèle vidéoludique plus définis et admis. Alors que la communauté des concepteurs et des joueurs possède ses propres dissidences, les instances marketing et la presse spécialisée ont un rapport plus consensuel à l’appellation. Chez les premiers, celle-ci n’inspire pas l’enthousiasme nécessaire pour stimuler des ventes et se retrouve donc ignorée. Dans la communauté journalistique, elle est progressivement venue représenter un jeu difficilement catégorisable en 2012. Évidemment, une recherche plus exhaustive, incluant davantage de textes, walking simulators et plateformes discursives au corpus, permettrait d’obtenir un échantillonnage plus représentatif et de cerner des variations dans le discours. Reste que la mise en rapport des communautés discursives étudiées ici indique une évolution fondamentale dans l’emploi et la signification de l’étiquette « walking simulator » : d’un qualificatif insultant qui émane d’une première controverse, soit le statut de jeu ou non-jeu que méritent ces objets, à une dénomination générique qui elle aussi fait l’objet d’un débat, à savoir si le terme devrait être toujours utilisé pour désigner des œuvres comme Dear Esther. Même si « walking simulator » est devenu une étiquette générique, sa connotation péjorative ne s’est pas effacée pour autant, puisqu’elle suscite toujours des réactions.
La notion d’horizon d’attentes de Hans Robert Jauss (2015) permet en guise de conclusion d’ajouter quelques réflexions sur l’articulation de « walking simulator » dans les différents discours. D’après ce dernier, un texte littéraire n’est jamais reçu en isolation : il « prédispose un certain mode de réception » et « évoque des choses déjà lues » (p. 55). Ainsi, il implique un « système de références » contenant une expérience antérieure de la réalité quotidienne, des formes et des thématiques intertextuelles ainsi que des genres (p. 54). Avec ce système vient un horizon d’attente qui peut être trompé devant une œuvre nouvelle, créant ce que l’auteur appelle un « écart esthétique », ou tout simplement confirmé devant une œuvre familière (p. 58). En ce sens, les instances marketing ont cherché à réduire tout décalage en utilisant des descripteurs familiers tels que « exploration », « story » et « game ». À l’opposée, en désignant Dear Esther avec des termes comme « experimental work » chez la presse spécialisée et « walking simulator » chez les premiers détracteurs de la communauté des joueurs, les communautés ont voulu témoigner respectivement d’un écart esthétique et signaler l’expérience d’un jeu peu orthodoxe.[8] Mais ces deux derniers qualificatifs ne fixent certainement pas le même horizon d’attente. L’un renvoie à l’innovation, l’autre à une déficience de jouabilité. Et c’est justement cette manipulation de l’horizon d’attente qui continue d’être au cœur des débats sur l’étiquette « walking simulator ».
S’objectant à l’expression dénigrante « walking simulator », des termes alternatifs qui se veulent plus neutres ou légitimes sont proposés un peu partout sur le web par les amateurs du genre avec espoir qu’ils soient adoptés en très grand nombre, entre autres : « first-person walker » (Penabella, 2015), « phantom rides » (Beirne, 2015), « environmental narrative game » (Tv Tropes, s.d.), « secret box games » (Goodwin, 2014) et « first-person exploration » (Arlo, 2016). Bien que certaines de ces étiquettes de remplacement aient été reprises, notamment chez les universitaires (e.g. Muscat et al. 2016), « walking simulator » persiste dans les discours parce qu’il est déjà chargé de références vidéoludiques, étant désormais lié à un horizon d’attente commun. Les auteurs mêmes de ces suggestions plus respectueuses doivent recourir à l’étiquette péjorative dans leur plaidoyer pour renvoyer à un ensemble de jeux existant et transmettre efficacement ce que désigne leur nouvelle appellation. Dans la mesure où le genre se définit par une fonction communicationnelle (voir Moine 2005, p. 79-85) et une capacité à forger une compréhension partagée de ce dont il désigne (Gregersen 2014, p. 163), il paraît impossible de se débarrasser d’une étiquette générique cristallisée par un horizon d’attentes commun.
Considérant l’histoire similaire de termes comme « impressionnisme », « shoegaze » et « hack and slash », qui étaient initialement employés pour dénigrer respectivement des peintures, performances musicales et pratiques ludiques ne se conformant pas aux canons de leur époque (voir Maxon et Cox dans Kill Screen Staff 2016, s.p. ; Gillespie et Darren 2012, p. 455), et qui sont maintenant émancipées de leur connotation négative initiale, force est d’admettre que le même sort attend celui de « walking simulator ». Les joueurs dévouent des sites web au genre, les concepteurs s’en servent pour définir leurs œuvres, et la presse spécialisée fait part de listes des meilleurs jeux appartenant à cette catégorie. L’adoption d’un nouveau terme serait en ce sens futile : en plus de faire partie du bagage vidéoludique des communautés vidéoludiques, l’étiquette est désormais en voie d’être réappropriée définitivement, si ce n’est pas déjà fait. « Walking simulator » n’est pas près de disparaître. Même que l’expression n’évoquera peut-être dans le futur qu’une brève panique générique, c’est-à-dire une polémique suscitée par des joueurs réactionnaires, alarmés de l’institutionnalisation d’un ensemble d’objets qui écorchent leur idée normée du jeu vidéo.
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Alice – an interactive museum (Haruhiko Shono, 1991)
Amnesia: A Machine for Pigs (The Chinese Room, 2013)
DayZ (Bohemia Interactive Studio, 2013)
Dear Esther (The Chinese Room et Briscoe, 2012)
Dear Esther: Landmark Edition (The Chinese Room et Briscoe, 2016)
DOOM (id Software, 1993)
Dream (Hypersloth, 2015)
Eidolon (Ice Water Games, 2014)
Everybody’s Gone to the Rapture (The Chinese Room, 2015)
Firewatch (Campo Santo, 2016)
Goat Simulator (Coffee Stain Studios, 2014)
Gone Home (Fullbright 2013)
Just Cause 3 (Avalanche Studios, 2015)
Layers of Fear (Bloober Team SA, 2016)
Lifeless Planet Premier Edition (State 2 Studios, 2014)
LSD: Dream Emulator (OutSide Directors Company, 1998)
Marie’s Room (like Charlie, 2018)
Mind: Path of the Thalamus (Pantumaca Barcelona, 2015)
Proteus (Key et Kanaga, 2013)
Sunset (Tale of Tales, 2015)
Surgeon Simulator (Bossa Studios, 2013)
Tacoma (Fullbright, 2017)
That Dragon, Cancer (Numinous Games, 2016)
The Beginner’s Guide (Everything Unlimited, 2015)
The Dark Eye (Inscape, 1995)
The Old City: Leviathan (PostMod Softworks, 2014)
The Lost Valley (Drumov et Berdochan, 2015).
The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013)
The Vanishing of Ethan Carter (The Astronauts, 2014)
TIMEframe (Random Seed Games, 2015)
Virginia (Variable State, 2015)
What Remains of Edith Finch (Giant Sparrow, 2017)
Maxime Deslongchamps-Gagnon est doctorant au programme d’études cinématographiques et chargé de cours à la mineure en études du jeu vidéo à l’Université de Montréal. Son projet de thèse concerne le rôle de l’émotion dans l’engagement moral en jeu vidéo. Il est auxiliaire de recherche pour le Laboratoire universitaire de documentation et d’observation vidéoludiques (LUDOV) et le Partenariat international de recherche sur les techniques et technologies du cinéma (TECHNÈS). Avec Hugo Montembeault, il co-anime Profil Ludique, une baladodiffusion universitaire consacrée au genre du walking simulator.
Abstract: The walking simulator genre is at the center of a deep controversy among game communities. Its critics reject its worth and even its place in the video game landscape while its supporters disagree on the legitimization of its derogatory label. This paper intends to historicize the rise of the walking simulator by means of a discursive analysis of four game communities : the players, the marketing entities, the developers, and the specialized press. The study reveals the evolution and crysallization of predominant uses, meanings and functions of the designation “walking simulator” in the video game landscape.
Keywords: walking
simulator; video games genre; discourse analysis; Dear Esther; DayZ.
[1] Dans ce texte, l’expression « walking simulator » est parfois mise en italique, d’autres fois entre guillemets. Dans le premier cas, elle désigne un jeu ou un ensemble de jeux lui correspondant ; dans le deuxième cas, elle souligne un simple fait de discours. Le terme anglais est préféré aux traductions « simulateur de marche » ou « simulation de promenade », encore trop marginales dans le discours des communautés francophones de jeu vidéo, en plus de ne pas rendre compte de pratiques langagières spécifiquement anglophones (relatées plus loin à la section 2.).
[2] C’est entre autres cette constatation qui a motivé la création du projet de baladodiffusion universitaire Profil ludique < https://soundcloud.com/profil-ludique > par Hugo Montembeault et moi-même. En cours depuis septembre 2017, Profil ludique cherche à dresser le portrait du walking simulator, à dégager ses filiations ainsi qu’à repérer ses disséminations dans le paysage vidéoludique et ailleurs. En date du 8 mars 2019, 14 épisodes d’une durée moyenne d’environ deux heures ont été produits. Ce présent texte a donc été construit en parallèle à ce projet et s’est nourri des passionnantes réflexions émises par ses participants (auditeurs y compris). J’en profite pour remercier avec gratitude ces personnes et spécialement mon coanimateur, l’admirable Hugo Montembeault.
[3] Il sera tout à fait pertinent d’inclure dans une recherche ultérieure la communauté des universitaires. Ici, le discours de cette dernière n’a pas été considéré pour plusieurs raisons, notamment : son faible bassin de textes, sa distance prise sur les débats autour du walking simulator et la priorité accordée aux discours populaires qu’implique une approche générique.
[4] L’outil web montre que l’étiquette « walking simulator » se démarque radicalement dans les seuls cas de Dear Esther (SteamSpy, s.d.a.) et de Gone Home (Fullbright, 2013)(s.d.b.) avec un nombre de votes presque deux fois plus élevé que le descriptif en seconde position. Ces résultats suggèrent que ces deux œuvres font partie d’un consensus culturel parmi les joueurs sur le walking simulator. En date du 11 mars 2018, les cinq descripteurs les plus populaires de Dear Esther sont : « Walking Simulator » (avec 969 votes), « Indie » (485), « Exploration » (423), « First-Person » (378), « Short » (289) ; et ceux de Gone Home sont : « Walking Simulator » (3293), « Short » (1703), « Indie » (1229), « Exploration » (1207), « Atmospheric » (1074).
[5] En date du 6 février 2019, les 24 walking simulators sont : Dear Esther, Dear Esther: Landmark Edition, Gone Home, The Beginner’s Guide (Everything Unlimited, 2015), Firewatch (Campo Santo, 2016), Proteus (Key et Kanagan, 2013), The Stanley Parable (Galactic Café, 2013), Sunset (Tale of Tales, 2015), The Vanishing of Ethan Carter (The Astronauts, 2014), Mind: Path to Thalamus (Pantumaca Barcelona), Amnesia: A Machine for Pigs (The Chinese Room, 2013), Dream (Hypersloth, 2015), Everybody’s Gone to the Rapture (The Chine Room, 2015), Virginia (Variable State, 2015), What Remains of Edith Finch (Giant Sparrow, 2017), Layers of Fear (Bloober Team SA, 2016), Tacoma (Fullbright, 2017), The Old City: Leviathan (PostMod Softworks, 2014), That Dragon, Cancer (Numinous Games, 2016), Lifeless Planet Premier Edition (State 2 Studios, 2014), Marie’s Room (like Charlie, 2018), Eidolon (Ice Water Games, 2014), TIMEframe (Random Seed Games, 2015), et The Lost Valley (Drumov et Berdochan, 2015).
[6] Quatre autres catégories se partagent 14 cas et ont permis d’interpréter des usages humoristiques (sans sarcasme), réflexifs (des joueurs remarquent comment l’étiquette est utilisée tout en restant distants), imaginatifs (certains reconnaissent que DayZ serait un walking simulator seulement si des éléments clefs étaient retirés) et flatteurs (ou du moins, qui témoignent de l’appréciation). Quatre commentaires ont résisté à toute catégorisation en raison d’un manque de contexte.
[7] Pour chaque citation, les caractères en gras ne sont pas présents dans le texte original. Ils ont été ajoutés pour attirer l’attention sur certains passages.
[8] Cet écart esthétique suppose d’ailleurs une innovation au sens où Alastair Fowler l’entend (dans Arsenault 2011, p. 167-9). Le théoricien de la littérature comprend l’évolution d’un genre à travers la réalisation de trois œuvres clefs : l’une innovatrice, une autre paradigmatique, et la dernière définitive. L’œuvre innovatrice se traduit par une formule nouvelle et marginale, telle qu’était Dear Esther. Mais le modèle de Fowler est trompeur : la conception téléologique qu’il produit de l’histoire des genres médiatiques suggère que ceux-ci évoluent tous à l’intérieur d’un processus prédéterminé et marqué d’une fin.