Le chant de la révolte
Après une première réalisation cinématographique (Comet, 2014) fâcheusement passée inaperçue, Sam Esmail prend d’assaut le petit écran sans crier gare. À travers un déluge de séries télévisées plus modérées les unes que les autres, son éclectique Mr. Robot (États-Unis, 2015-2019) vient bouleverser le monde du petit écran avec une approche ingénieusement intimiste de l’hacktivisme à son extrême. Les débuts télévisuels du réalisateur égyptien racontent l’histoire d’Elliot Alderson, technicien informatique à la santé mentale précaire et employé dans une compagnie de cybersécurité qui tente de protéger les plus imposantes corporations du marché économique d’éventuelles attaques virtuelles. D’apparence inoffensive, c’est contre toutes attentes que le millénial nous révèle mener une double vie à la tête d’un groupe d’hacktivistes, dont le seul but est de détruire l’une de ces corporations pour laquelle il travaille. En se réappropriant les codes du personnage torturé qu’il avait expérimenté dans son long métrage oublié Comet, Esmail impose brutalement dans la première saison de la série une profonde réflexion sur l’Amérique actuelle, l’Amérique obscure ; celle où les inégalités, surtout monétaires, frauduleusement camouflées n’ont plus lieu d’être.
Avec des thématiques controversées comme la cybersécurité, la maladie mentale et la méfiance envers le gouvernement, le créateur de Mr. Robot ne pouvait qu’offrir au spectateur de quoi se questionner sur l’exactitude de la représentation en visionnant le portrait satirique d’une réalité désagréablement familière. Pour arriver à mener d’une main de fer un tel exploit, Esmail n’avait d’autres choix que de déployer un protagoniste dont la force toute entière repose sur une alléchante imperfection humaine. À la manière du personnage d’Edward Norton dans le fantasque Fight Club (Fincher, 1999), Elliot est le produit d’une aliénation sociale. Sur papier, il n’a rien à envier, mais dans le concret, il a tout pour séduire. Recroquevillé comme un enfant dans un coin de son appartement, en pleine crise d’angoisse et flagellé par les séquelles du passé (pour ne pas dire par une société qui l’a malmené), le personnage animé par une excellentissime performance de Rami Malek laisse un goût doux-amer de compassion. Cet être fictif passe les trois-quarts de son temps au beau milieu d’activités illégales (si ce n’est pas la consommation de morphine, c’est le hacking) et pourtant, par on-ne-sait-trop quel tour de magie, Esmail s’immisce dans la vulnérabilité défaillante du public pour y bousculer l’idée préconçue que le vice humain assumé n’a pas sa place à la télévision. Peut-être est-ce dû à cette narration hors champ qui implique jusqu’au cou le spectateur dans la psyché confuse et hypnotique d’Elliot ?
Or, par cette utilisation d’une habile technique de psychologie inversée, le réalisateur réussit également à faire brillamment cohabiter en un seul personnage (et qui plus est le protagoniste) les figures de l’héros et de l’antihéros. En 2015, le long métrage Blackhat de Michael Mann avait tenté une combinaison similaire en campant les traits de Thor dans le rôle du hackeur qui vient au secours du monde entier. Là où Esmail surpasse Mann dans la réinvention de l’héroïsme, c’est en consacrant aux défauts du protagoniste une ample importance constamment mise de l’avant, dans le but éventuel d’exploiter les critères du superhéros traditionnel. Une manœuvre créatrice difficile à exécuter peut-être, mais loin d’être impossible, car il suffit de porter une attention particulière à Elliot pour trouver sous la surface d’une vicieuse normalité ; le traumatisme originel, l’identité secrète (accompagnée d’un costume) et les aptitudes extraordinaires qui le propulsent au même rang que Batman et Superman. Mais ne devient-il pas ainsi héros malgré lui, poussé à honorer ce titre dans toute sa maladresse incomprise et sa folie transcendante ? Sans doute, mais la caméra s’occupe d’embellir de manière crédible la capacité de son pouvoir, par une composition impeccable au cœur de laquelle les nombreuses contre-plongées magnifient la prestance angoissée d’Elliot en une ode donnant l’espoir d’une libération enfin réaliste.
Grâce à l’amalgame d’un protagoniste surdoué (quoi que terriblement mal dans sa peau et imparfaitement héroïque jusqu’au bout des ongles) et d’une esthétique digne des plus célèbres tableaux de Pollock, Sam Esmail perfectionne son style narratif encore naissant. Il y fait d’ailleurs appel pour honorer la promesse utopique de redonner au peuple surchargé de névroses le contrôle économique qui lui revient de droit. Imperfection humaine oblige, le réalisateur ne peut échapper à l’erreur du débutant, qui se manifeste dans la substitution partielle d’un Elliot maladroit en interactions sociales par son intégration à la tête d’un groupe d’hacktivistes très médiatisé. Contradiction crève-cœur venant tacher toute l’idéologie qui fait du personnage la réincarnation dramatisée de feu Aaron Swartz ou encore du tristement persécuté Edward Snowden. Dieu merci, ce malencontreux faux pas n’enlève en rien la beauté avec laquelle Esmail se matérialise en maitre des paradoxes du monde moderne, dont le devoir sacré est de disséquer l’inconcevable oppression sociale acceptée de tous pour mieux comprendre le concept presque prohibé qu’est le désenchantement du monde. Les prochaines saisons promettent ainsi un développement profondément psychologique, et diablement alléchant.
Mr. Robot (Sam Esmail, 2015-2019, États-Unis)
Disponible en streaming sur Amazon Prime Video
www.primevideo.com Bande annonce saison 1