Dans son ouvrage-phare La Société du spectacle, paru en 1967, Guy Debord parlait du spectacle comme d’une forme englobante de plus en plus autonome où la production d’images était appelée à remplacer la réalité. La destruction des valeurs traditionnelles ayant consacré la victoire de l’avoir sur l’être, l’avènement de la société du spectacle s’apprêtait à voir celle du paraître sur l’avoir. C’est ce monde terrifiant, où l’humain a en quelque sorte programmé sa propre obsolescence, que décrit le documentaire allemand The Illegal Film, réalisé par Martin Baer et Claus Wischmann.
Démarrant comme une simple réflexion sur les pouvoirs de la photographie (et du cinéma), qui se distingue des autres arts en tant qu’elle se veut directement extraite du réel, et non sa simple reproduction plus ou moins fidèle, le film bascule rapidement dans plusieurs thématiques, toutes plus brûlantes d’actualité les unes que les autres. Dans un monde où la commercialisation à grande échelle des caméras a mené à la multiplication exponentielle des images, que deviennent le droit d’auteur et le respect de la vie privée? Les médias de masse n’ont-ils pas contribué à coloniser les cerveaux à un point tel que désormais, notre imagerie mentale appartienne à d’autres? Le désir de filmer (et de se filmer soi-même) n’est-il pas la marque d’un bouleversement total de notre rapport à la réalité vécue? Ces technologies de reproduction d’images en série n’amènent-elles pas à une réduction de l’être humain à ses caractéristiques extérieures, quantifiables, au mépris d’une intériorité qui peut être beaucoup plus riche (mais plus incontrôlable)?
Mais là où le film devient véritablement terrifiant, c’est dans sa dernière partie, où il aborde la question de la réalité virtuelle. Désormais, les techniciens en sont rendus au point de pouvoir créer des images absolument indiscernables de la réalité. Ce qui prend pour l’heure la forme d’attractions hologrammes pour les enfants pourrait rapidement être utilisé pour manipuler des évènements ou des individus à des fins de tromperie. Le film se clôt sur cette prédiction (ou sur cet avertissement désespéré) : dans l’avenir, les machines qui auront remplacé l’homme, biologiquement incapable de suivre la cadence imposée par le développement, pourront s’échanger des images d’un réel recréé. C’est en quelque sorte le cauchemar de Debord qui prend vie.
The Illegal Film est à n’en point douter un documentaire d’une extrême pertinence, que tous devraient visionner pour réaliser l’ampleur de la menace anthropologique qui nous guette. Sans prise de conscience, nous ne serons plus chez Debord, ni chez Orwell, ni chez Huxley, là où nous sommes déjà : nous serons chez Mary Shelley, entièrement à la merci du monstre que nous aurons créé.