Éléments naturels et espaces immersifs dans les œuvres de Doug Aitken à l’ère de l’Anthropocène

Numéro spécial, mars 2020 / Special Issue, March 2020

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MARIE-LAURE DELAPORTE
Université Paris Nanterre

Résumé

Au-delà d’une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène est également une expérience et un imaginaire détournés par les artistes visuels et plasticiens contemporains. Depuis la fin du XXe siècle, des artistes, comme Doug Aitken, s’interrogent sur le rapport du visiteur de musée à l’œuvre, à son environnement. Ils créent des installations audiovisuelles ainsi que des environnements à partir d’éléments naturels, de faune et de flore, pour positionner le visiteur dans une situation d’immersion corporelle, visuelle et mentale afin de lui faire prendre conscience des phénomènes liés à l’écoulement du temps et aux limites de notre perception.

Mots-clefs : Anthropocène, installation, Doug Aitken, environnement, immersion

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« Vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable […], ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo »

Asai Ryôi.

Ces quelques mots de l’écrivain japonais Asai Ryôi, issus de l’ouvrage Contes du monde flottant (Ukiyo monogatari), publié en 1665, décrivent l’impermanence des choses, l’émotion esthétique nouvelle recherchée aux XVIIe siècle et apportée par la pratique artistique japonaise de l’ukiyo-e, l’« image d’un monde flottant [1] ». Intitulée Mondes flottants, la quatorzième Biennale de Lyon (20 septembre 2017-7 janvier 2018) pourrait être considérée comme un manifeste de l’art à l’ère de l’Anthropocène. En effet, comme l’écrivent Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz : « L’Anthropocène. C’est notre époque. Notre condition. C’est une révolution géologique d’origine humaine » (Bonneuil, Fressoz, 2013, p. 9-10). Ce phénomène fait partie des questionnements posés par les œuvres présentées lors de la biennale. Ces créations font appel notamment à des matériaux « naturels » – eau, air, plantes, animaux… – et mettent en œuvre des espaces comme les installations et les environnements [2] plaçant le visiteur au cœur du processus de perception. Perturbations des éléments naturels et inscription de l’humain dans son environnement étant au centre des discours liés à l’écologie et à l’anthropocène. C’est donc une thèse dont se sont emparés de nombreux artistes contemporains, parfois même avant qu’elle ne soit formulée au début du XXIe siècle par le chimiste néerlandais Paul J. Crutzen [3]. Ce dernier caractérise cette nouvelle ère géologique par l’évidence de l’impact de l’activité humaine sur la planète, dont l’effet le plus prégnant est certainement le dérèglement climatique. Mais pas seulement, il s’agit également de la déforestation massive dans certaines zones, de l’augmentation du taux de dioxyde de carbone, ou encore de l’accélération évidente de l’extinction de certaines espèces animales et végétales. Plus qu’une crise environnementale, le lauréat du prix Nobel de chimie considère l’Anthropocène comme une révolution géologique d’origine humaine. Mais comme pour toute nouvelle ère géologique, l’un des problèmes majeurs est de fixer une chronologie et plus particulièrement de déterminer une période de commencement. Paul J. Crutzen propose la date de 1784 pour marquer son début. Cette année correspond à l’invention par l’ingénieur écossais James Watt de la machine à vapeur, et donc peut être considérée comme le marqueur de l’apparition de la révolution industrielle. Pourtant, d’autres dates ont depuis été énoncées. Celle du 16 juillet 1945, par exemple, qui correspond à l’explosion de la première bombe atomique, dans le cadre des essais d’armes nucléaires réalisés par les États-Unis au Nouveau-Mexique et utilisée le 9 août de cette même année à Nagasaki. Le « tournant » de l’Anthropocène, à la fois historique, géologique et climatique a marqué divers champs disciplinaires, de la philosophie à l’épistémologie des sciences, de l’économie politique à l’écologie, de l’ontologie à l’esthétique ; probablement car il soulève de nombreuses interrogations à la fois sociologiques et anthropologiques. Il apparaît donc comme une évidence que de nombreux artistes visuels, plasticiens, entre autres, aient été marqués par le potentiel imaginatif, créatif et discursif de cette théorie. Il est d’ailleurs possible de trouver des prémices de la mise en image de l’Anthropocène, notamment dans le cinéma expérimental, comme le prouve le film Crossroads (1976) de Bruce Conner. Ce film de 36 minutes est réalisé à partir des images d’archive montrant les tests nucléaires effectués en 1946 dans l’Océan Pacifique, dans l’atoll Bikini. Le titre du film est d’ailleurs le nom désignant cette opération militaire. Au rythme du défilement des images, le champignon atomique ne cesse d’exploser, envisageable de quinze points de vue différent. Aussi terrifiant que grandiose, le film témoigne de la capacité de l’homme à détruire son propre environnement.

Mais c’est à partir des années 1990 que des artistes contemporains, comme l’américain Doug Aitken, travaillent une nouvelle esthétique du géologique, de l’érosion et de l’organique, offrant une construction à la fois visuelle et phénoménologique des questions écologiques et environnementales [4].

Ces œuvres, qui sont pour la majorité des installations ou des environnements immersifs, proposent de mettre en image et en espace le phénomène de l’Anthropocène comme une expérience artistique. Elles permettent d’envisager une réalisation de notre rapport au monde, au cœur d’une perception physique et sensorielle intense, menant à une prise de conscience de notre environnement. Heather Davis et Etienne Turpin confirment que « l’Anthropocène est principalement un phénomène sensoriel […notamment perceptible] à travers des modes visuels [5] » (Davis, Turpin, 2015, p. 3-4), qui replace le rapport technique que l’humain entretient avec son environnement au centre de l’œuvre d’art.

L’Anthropocène, en tant que théorie et phénomène, devient une source de l’imaginaire artistique et de revendications aux résonances environnementales, même si tous les artistes ne portent pas forcément un discours ouvertement politisé. Ces œuvres à expérimenter définissent des dispositifs qui peuvent relever soit de la représentation, dans le cas d’installations audiovisuelles, soit de l’expérience avec des éléments naturels végétaux, animaux ou climatiques. Hans Haacke dans son œuvre Circulation (1969-2009) crée un système de circuits alimentés en eau ; dans White Wide Flow (1967-2008), il fait appel à l’air pour faire flotter un monumental tissu rectangulaire en soie blanche. Mais nous verrons également que lors de la Biennale de Lyon, d’autres artistes plaçaient faune et flore au cœur de leur création.

Ainsi, les œuvres présentées par la suite traitent de l’Anthropocène à travers leurs sujets et mettent en place des dispositifs d’immersion physique et mentale afin de faire prendre conscience aux visiteurs de leur inscription, et de ses conséquences, dans leur environnement. Comme l’écrit Bruno Trentini :

L’immersion en situation réelle rend manifeste cette tendance humaine, non pas de rêver, non pas d’expérimenter en faux ce qu’on ne peut pas faire en vrai, mais bien plutôt de faire l’expérience de la contingence de la perception du monde (Trentini, 2014, p. 37).

Il s’agira donc d’analyser les images et les dispositifs d’immersion dans des environnements évoquant certains aspects de l’Anthropocène, créés par Doug Aitken, puis la réactivation du motif de l’eau dans les œuvres contemporaines, et enfin les « systèmes naturels » présentés à la quatorzième Biennale de Lyon.

Des images et des corps pour l’Anthropocène : les œuvres de Doug Aitken

Irmgard Emmelhainz écrit:  

L’image de l’Anthropocène n’est pas encore formée. L’Anthropocène, c’est « l’Âge de l’Homme » qui annonce sa propre extinction. En d’autres termes, la thèse de l’Anthropocène positionne l’homme à la fin de sa propre destinée. […] Pour faire court, les images de l’Anthropocène sont manquantes (Emmelheinz, 2015, p. 138).

Pourtant, certains artistes, comme l’américain Doug Aitken (1968-), se sont préoccupés des questions liées à l’Anthropocène et par le biais de leurs œuvres en ont de fait apporté des images avant même que le terme n’apparaisse.

Dans ses installations audiovisuelles, Aitken joue d’une dualité immersive. D’une part, l’immersion de l’artiste dans l’environnement de création des images, destinées à l’œuvre exposée, une immersion dans le cadre du processus créatif. D’autre part, l’immersion du spectateur/visiteur dans l’environnement du musée, face ou entre les images en mouvement, mettant en action une perception tant visuelle que sonore, physique et mentale. A la fin des années 1990, l’un des thèmes majeurs et récurrents traité dans ses œuvres est celui du temps qui passe à travers les motifs terrestres, géologiques, de l’érosion, des fluides qui s’écoulent. L’une des œuvres emblématiques de ces questions est la trilogie composée par les films Monsoon (1995), Diamond Sea (1997) et Eraser (1998).

Dans Monsoon, l’artiste se positionne dans une situation d’attente, de la mousson en l’occurrence, dans la jungle de Guyana, non loin du site du massacre de Jonestown, un suicide collectif de la secte « Le Temple du Peuple » ayant eu lieu le 18 novembre 1978 à l’initiative de son leader Jim Jones. Pour Diamond Sea, Aitken décide de se rendre dans les mines de diamant du désert de Namibie, le plus vieux désert du monde s’étendant sur environ 70 000 km2. Il tente d’y rester aussi longtemps que possible, à savoir cinq semaines, afin de défier l’interdiction faite au public de rester sur les lieux depuis 1908. Il y crée ainsi une forme de narration à partir de paramètres topographiques, en filmant le sable, la lumière du soleil, les ombres, les machines qui creusent et exploitent cette zone désormais restreinte et contaminée, témoignant des contrastes entre la nature et la technologie, de la tension provoquée par la mécanisation, l’industrialisation qui profite des ressources naturelles et les détruit par la même occasion. Quant à Eraser, l’artiste y entreprend une marche à travers l’île des Caraïbes de Montserrat, après la première éruption volcanique de la Soufrière survenue en 1995, puis une seconde en 1997. Sur plus de sept kilomètres de chemin, traversant l’île du nord au sud, l’artiste enregistre le paysage qu’ont laissées les catastrophes : paysage apocalyptique, sauvage, hostile, abandonné. L’artiste filme l’absence de ce qui a disparu et n’existe plus, créant à la fois un sens de proximité et d’immersion.

Ces trois œuvres filmiques, dont le résultat de création est montré sous la forme d’installations audiovisuelles, mettant en scène l’absence, l’attente, la passivité voire l’inaction, rappellent les réactions de l’homme face aux bouleversements géologiques et climatiques. Ces images, très semblables au modèle du documentaire et conformes à la volonté de l’artiste de leur donner un effet de réel, se trouvent transformées en vision artistique à travers la réactualisation de sites isolés, oubliés, ou interdits, toujours empreints d’une histoire ou de la trace d’un événement. Ce type de narration « non-conventionnelle », d’un récit créé qui se construit au fur et à mesure de l’enregistrement, sans scénario préétabli, témoigne d’une recherche de structures alternatives aux modes visuels traditionnels et permet la création d’un rendu de l’image à l’aspect fluide, presque liquide, métaphore de l’écoulement temporel. Lors de la projection en musée, cet effet augmente l’immersion du corps du visiteur. Différents dispositifs viennent d’ailleurs renforcer l’immersion comme un rideau qui dirige la déambulation des visiteurs à travers la narration du film se développant sur plusieurs écrans, ou encore un cercle d’écrans construit pour entourer le visiteur et mettant en place une projection biface, comme ce fut le cas lors de l’exposition Doug Aitken : Electric Earth, présentée au MOCA de Los Angeles (10 septembre 2016-15 janvier 2017). Dans l’œuvre Altered Earth, exposée au Parc des Ateliers à Arles (20 octobre – 20 novembre 2012),le spectateur n’est « plus face à l’écran, mais bien entre les écrans » (Martin, 2015, p. 39), ce qui « amène le public à se regarder voir ». La multiplication des douze écrans implique l’impossibilité d’une perception visuelle simultanée, rappelant toujours un peu plus les limites de nos propres capacités visuelles, corporelles et intellectuelles. C’est également la possibilité de créer une dynamique entre les différents visiteurs. L’artiste propose un environnement audiovisuel, quasi-monumental, mêlant images de la géographie locale à un paysage plus global et aux effets de la mondialisation sur les éléments naturels. Les images se développent ainsi à un niveau physique proprioceptif, s’ajoutant à la perception visuelle et du paysage sonore, le corps étant entouré par les écrans. Ces possibilités perceptuelles, narratives et poétiques sont offertes par les technologies, notamment numériques, utilisées par Aitken, développant pour le spectateur une conscience phénoménologique du temps, qui dépasse une conception linéaire du temps grâce à un réseau complexe d’images nous faisant entrer dans une temporalité hétérogène. Le temps que créent les œuvres d’installation est un temps vécu, expérimenté. En effet, il est moins question de matérialiser des objets que de définir des espaces à expérimenter, comme le rappelle Eric Troncy :

Créer une installation, c’est mettre le spectateur dans la situation de devoir inventer un certain nombre de rapports : à son corps, aux éléments d’informations qui (sur)chargent, à un espace, à une fonctionnalité. C’est la possibilité d’intervenir directement sur ses sensations, de la “délocaliser” instantanément (Troncy, 1993, p. 12).

Dans ces dispositifs de projection multiple, la perception doit faire face à de nouvelles perspectives, de nouvelles sensations du temps. Il ne s’agit donc pas uniquement de regarder les images mais de les ressentir et de participer à la construction du récit. Temporalité et fluidité vont notamment être mises en exergue dans les œuvres faisant appel au motif de l’eau.

De l’eau, encore de l’eau…

Faisant partie des différents éléments naturels utilisés par Doug Aitken comme matériau ou comme motif, l’eau est également au cœur des discours sur l’anthropocène, à la fois symbole d’une force, tangible ou invisible, aux limites de l’expérience humaine, permettant l’appréhension de son propre espace vital. La pertinence du motif dans les arts visuels est expliquée par Anne-Marie Duguet :

À travers l’eau, sous elle, dans ses reflets, dans tous ses états, de goutte, de mirage, d’océan, de plan d’eau, dans un verre ou en rideau. […]L’eau est omniprésente, assumant des rôles multiples, optiques, métaphoriques et philosophiques. Elle est surface de réflexion, limite et milieu (Duguet, 2014, p. 157).

Si le flux aquatique peut rappeler le flux des images, l’eau, sous ses diverses formes, se trouve au centre des préoccupations écologiques, environnementales et géo-politiques. Dès le début des années 1960 la biologiste et écologiste Rachel Carson expliquait :

De toutes nos ressources naturelles, l’eau est devenue la plus précieuses […] A une époque où l’homme a oublié ses origines et n’est même pas capable de voir son besoin de survie le plus essentiel, l’eau et d’autres ressources sont devenues les victimes de son indifférence (Carson, 1962, p. 75).

Le développement des problématiques liées à l’eau, depuis les années 1960, a rendu l’utilisation du motif aquatique d’autant plus pertinent dans les créations visuelles.

Dans l’œuvre de Doug Aitken, New Ocean (2001), c’est un environnement panoramique qui se déploie dans le lieu d’exposition et les images, filmées en Argentine et en Alaska, forment des murs d’eau passant d’un état liquide à un état vaporeux. Cette projection circulaire à 360° entourant le visiteur, explore les états de transition, du liquide au solide, oscillant entre un détail aussi minutieux qu’une goutte d’eau, jusqu’à la vaste étendue d’un panorama d’océan. L’œuvre se compose à la fois de de systèmes géométriques et de processus organiques, de ralentis et d’accélérations soudaines, de micro et macro perspective. Le flux en transformation rappelle le pouvoir de la nature, et de l’eau plus précisément, sur l’homme. Ce type d’installation va permettre d’insérer des modèles de spatialité dans une dimension temporelle [6], la forme cyclique et circulaire du dispositif spatial facilite l’immersion du visiteur. Il s’agit donc d’installer le temps dans l’espace et de réactiver l’appréhension phénoménologique de l’œuvre par le visiteur dont la conscience physique et mentale est éveillée par son expérience de l’environnement artistique. Un visiteur comme une surface d’inscription, un « visiteur-passager » qui se transforme au cœur de l’œuvre. L’artiste explique d’ailleurs ses intentions :

Je me concentre sur la transformation et le développement, mais au sein du développement il y a également l’entropie et le déclin. On regarde toujours vers le futur. Mais c’est le présent qui nous change. Le présent absolu [7] (Aitken, 2003).

Il réaffirme ainsi la position de l’individu dans le monde présent, en mouvement, en harmonie ou en conflit avec son environnement. Un être présent au moment actuel face à l’entropie[8] et au chaos.

Si Doug Aitken a réalisé de nombreuses installations audiovisuelles – faisant appel à un ou plusieurs écrans -, il crée également des environnements perceptifs et sonores qui ne proposent pas d’images ou de représentations, mais des espaces à expérimenter, construits à partir d’éléments naturels : eau, air… Ces mêmes éléments qui se trouvent perturbés dans le contexte de l’Anthropocène. Ainsi, le phénomène, source de pensée artistique et motif esthétique, permet à Aitken de développer des œuvres qui l’interrogent et qui s’inscrivent dans le temps de la création actuelle et proposent un nouveau régime de perception contemporaine. Le philosophe Bruno Latour note d’ailleurs :

Ce qui fait de l’Anthropocène un repère clairement détectable bien au-delà de la frontière de la stratigraphie, c’est qu’elle est le concept philosophique, religieux, anthropologique et […] politique le plus pertinent pour échapper aux notions de « Moderne » et de « modernités » (Latour, 2014, p. 32).

Ce qui permet à l’artiste de réfléchir sa pratique au présent. C’est le cas du paysage sonore, Sonic Fountain (2013), pour lequel Aitken s’inspire de phénomènes naturels, afin de mettre en place un dispositif immersif. Il s’agit d’une fontaine aux allures « hypnotiques », construite à partir d’une grille suspendue équipée de neuf robinets, laissant couler l’eau par pulsations rythmiques en fonction d’une partition précise. Un espace sonore supplémentaire est généré à partir de l’enregistrement capté par des micros situés dans l’eau et qui retransmet le son des gouttes, son diffusé dans l’environnement aux allures de grotte aux eaux laiteuses. Le visiteur est invité à déambuler autour du cercle d’eau et à s’imprégner de l’atmosphère humide et sonore de l’environnement. Architecture liquide, fluide, à la structure mouvante, l’œuvre plonge le visiteur dans un espace « sans notion de lieu ou de temps ». Comme l’écrit Mathilde Roman :

Au cœur de l’installation, il y a le souci de chercher à accentuer chez le spectateur le sentiment de sa présence dans un espace et la conscience de ce qui l’environne, de l’immerger dans son entier, non seulement en tant que regardeur mais en prenant aussi en compte sa nature corporelle […]. À travers une expérience physique totale, elle ouvre un autre registre d’émotions esthétiques, inscrivant la relation à l’œuvre dans le sensible, engageant le spectateur dans un autre type de rapport au monde (Roman, 2012, p. 33).

L’eau, source d’énergie créatrice incontournable, est le composant essentiel de Sonic Fountain, utilisé pour ses caractéristiques propres.

… toujours de l’eau et des « systèmes naturels »

L’utilisation des énergies comme matériaux est un concept qui a été développé par l’artiste allemand Hans Haacke (1936-) à travers la notion de « système naturel ». Les œuvres qui suivent ce principe existent par elles-mêmes et réagissent à leur environnement, qu’il soit instable ou indéterminé, tout en étant autonomes et indépendantes. La forme devient alors aléatoire et peut réagir à la lumière, à la température, éventuellement être animée par le visiteur. C’est le cas de la sculpture Condensation Cube (1965-2006), organisme quasi-vivant qui se transforme de manière flexible en fonction de son environnement. Ce cube de plexiglas contenant de l’eau, qui se condense et s’évapore, témoigne d’un processus physique essentiel, dû à la différence de température entre intérieur et extérieur. Les gouttes d’eau se créent de façon aléatoire et adoptent des formes au hasard. Ces œuvres permettent une analyse des styles physiques et biologiques, qui s’altèrent en fonction du temps qui passe et ne répètent jamais le même motif, le mouvement de l’eau et de l’air rappelle celui de l’être vivant, s’adaptant à son environnement. Mais le concept de « système naturel » peut également être appliqué aux œuvres créant un environnement contenant des végétaux et des animaux.

Daniel Steegmann Mangrané (1977-) crée lui aussi des œuvres pouvant être qualifiées de système naturel. Dans l’environnement de l’œuvre A Transparent Leaf Instead of the Mouth (2016), le visiteur est confronté à un vivarium imposant qui interroge le mouvement et sa perception grâce à la transparence des parois et au camouflage de ses petits habitants, des « phasmes » (insectes caméléons) qui évoluent dans un écosystème formé à partir de chêne, de hêtre, de ronces et de fougères. Cet environnement créé par l’artiste témoigne de la place du vivant dans son œuvre et retransmet visuellement l’effet du végétal. Les jeux de transparence et de reflet, tout comme le camouflage et la métamorphose des insectes dans leur environnement végétal, prolongent l’expérience visuelle du visiteur, en passant du vivant à l’inerte, de la faune à la flore. Cet écosystème qui repose sur une interdépendance complexe reproduit le mimétisme animal, jusqu’à dupliquer l’image du visiteur dans l’ondulation des vitres de verre qui finit par se dissoudre dans l’œuvre et ses effets perceptifs. Cet effet de mouvement visuel et de plongée dans la flore tropicale est également au cœur d’un film du même artiste : 16mm (2009-2011). Tournée dans la forêt vierge du sud-ouest du Brésil, le Mata Atlântica, située dans la région costale, l’œuvre dévoile la nature au plus près. Chaque feuille, chaque branche, chaque souffle d’air circulant dans la forêt amazonienne est capturé par la caméra, suspendue à un câble de 60,96 mètres de long, à environ 3 mètres de haut. Tourné en 16mm, comme l’indique le titre, le film applique les stratégies structuralistes, puisqu’une bobine de pellicule mesure 60,96 mètres, ce qui correspond à un mètre de film pour environ 5,46 secondes ou encore 18,3 cm pour chaque seconde. Et chaque mètre de film, correspond à un mètre de traversée, permettant un enregistrement en un seul long travelling, à vitesse constante. Ce processus technique qui met en évidence la temporalité de la création permet également de faire émerger la sensation de pénétration de la forêt, dans sa densité physique et historique. Des plus petits phénomènes naturels aux énergies les plus vives, l’artiste tente de rendre en image la théorie de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, le « perspectivisme multi-naturaliste ». Selon lui, tous les êtres vivants partageraient une même « humanité » qui les unit, une perspective qui nous permet d’ouvrir notre conscience au monde et de nous engager vis-à-vis de notre environnement à la fois physiquement et spirituellement.

« L’espace en soi et le temps en soi sont condamnés à s’estomper en de simples ombres, et seule une sorte d’union entre les deux saura préserver une réalité indépendante », ces quelques mots prononcés par Hermann Minkowski en 1908 au 80e Congrès des Chercheurs en Sciences Naturelles et Médecins Allemands, appelant à l’unité entre les trois dimensions spatiales et la quatrième dimension du temps, ont inspiré l’artiste argentin Tomás Saraceno (1973-), pour son installation Arachno Concert With Arachne (Nephila senegalensis), Cosmic Dust (Porus Chondrite) and the Breathing Ensemble (2016). L’artiste y met en espace la notion d’hyper-surface du présent, en générant deux cônes lumineux à l’aide de projecteurs. L’un des rayons lumineux éclaire un cadre dans lequel une toile d’araignée hybride est suspendue, habitée par une araignée vivante faisant vibrer la toile ; ce que l’artiste appelle « une observatrice endémique ». Le second faisceau lumineux projette le fragment d’une autre œuvre de Saraceno, intitulée 163 000 années-lumière, qui montre l’image du Grand Nuage de Magellan, une galaxie visible depuis l’hémisphère sud – il faut 163,000 ans à la lumière émise par cette galaxie pour atteindre la surface de la Terre – et illumine la toile d’araignée d’une teinte bleu pâle. Les vibrations de l’araignée sont enregistrées grâce à un assorti­ment de micros et amplifiées pour créer la bande sonore de l’installation. L’œuvre est un espace qui symbolise un événement du temps présent et de l’espace vécu. Le moment présent est un point dans l’univers où se rencon­trent deux cônes de lumière, celui du passé et celui du futur. Les cônes lumineux du passé et du futur se rencontrent là où l’observateur pose son regard. Mathilde Roman confirme :

L’expérience artistique devient le lieu d’une immersion affirmant notre être en situation, c’est-à-dire le non-isolement de la conscience percevante. Le sujet est dans le monde, pris dans le flux des sensations, percevant et perçu à la fois, sans cesse ramené à l’intersubjectivité élargissant sa vision du monde à la présence d’autrui (Roman, 2012, p. 133).

En effet, l’expérience que le visiteur fait de l’œuvre lui permet de prendre conscience de son propre environnement, de son inscription et de son appréhension de cet environnement, mais aussi des conséquences que son propre comportement engendre dans le monde qui l’entoure au quotidien. Et les effets néfastes de son comportement sont notamment dénoncés par le philosophe Jean-Luc Nancy.

Dans L’Équivalence des catastrophes (après Fukushima) Nancy écrit pour sa part :

Il n’y a plus de catastrophes naturelles : il n’y a qu’une catastrophe civilisationnelle qui se propage à toute occasion. On peut le montrer à propos de chaque catastrophe dite naturelle, tremblement de terre, inondation ou éruption volcanique, pour ne rien dire des bouleversements produits dans la nature par nos techniques (Nancy, 2012, p. 57).

Déforestation, extraction de pétrole, émission de gaz à effets de serre et troubles atmosphériques, disparition de la barrière de corail, connexions en réseau, mondialisation, accélération des flux, constante mobilité, dissolution des relations, déracinement des individus, l’Anthropocène peut être une forme supplémentaire d’anthropocentrisme en plaçant l’homme au cœur des bouleversements géologiques de notre contemporanéité. La notion d’Anthropocène est donc fondatrice pour de nouvelles pratiques artistiques, des œuvres qui suscitent errance, attente, contemplation, reliant les visiteurs à leurs propres sensations et à celles du monde, établissant l’immersion sensorielle comme forme de conscience et de connaissance, faisant de l’expérience artistique un moyen d’aller à la rencontre de phénomènes liés à l’écoulement du temps et aux limites de notre perception.

S’emparer de l’Anthropocène comme révélateur d’imaginaires artistiques permet la transformation du monde en image et en expérience, dans des œuvres qui s’inscrivent comme « déclencheurs » d’une réalisation et d’une perception de soi, par soi-même et par autrui. Le corps adopte un rôle dans le contact et la communication à l’autre, un lien vers le monde extérieur à travers son comportement, permettant l’exploration des limites de la présence de l’être et son lien à l’Autre.

Bibliographie

Ouvrages

Bonneuil C. et Fressoz J.-B. (2013), L’ Événement anthropocène, Paris, Éditions du Seuil.

Carson R. (1962), Silent Spring, Greenwich, Fawcett Publications.

Davis H. et Turpin E. (2015), Art in the Anthropocene, Encounters Among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, Londres, Open Humanities Press.

Nancy J.-L. (2012), L’Équivalence des catastrophes (après Fukushima), Paris, Galilée.

Roman M. (2012), On Stage : La dimension scénique de l’image vidéo, Blou, Le Gac Press.

Troncy E. (1993), L’endroit idéal, Val de Reuil, L’Île du Roy.

Chapitres d’ouvrages

Aitken, D. (2003), « Passengers – entretien avec Russell Ferguson », in M. Boulton Stroud éd., A-Z Book (Fractals), Berlin, Hatje Cantz, n.p.

Duguet, A.-M. (2014), « Rendre sensible le mouvement de l’être », in Bill Viola, Grand Palais, Galeries Nationales, Paris, 5 mars – 21 juillet 2014, Paris, RMN, pp. 142-159.

EmmelhAinz, I. (2015), « Images Do Not Show: the Desire to See in the Anthropocene », in H. Davis et E. Turpin (dir.), Art in the Anthropocene, Encounters Among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, Londres, Open Humanities Press, pp. 131-142.

Latour, B. (2014) « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe », in E. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, pp. 27-54.

Martin C. (2015), « Étude de modèles d’interactions écran-public alternatifs », in R. Jaudon, D. Marchiori et L. Vancheri (dir.), Ecrans. Expanded Cinéma, Paris, Classiques Garnier, pp. 35-52.

Trentini, B. (2014), « Pour une immersion non transparente », in B. Guelton, Les Figures de l’immersion, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 25-38.

Marie-Laure Delaporte est docteure en histoire de l’art contemporain, diplômée de l’Université Paris Nanterre, elle est l’auteure d’une thèse intitulée « L’artiste à la caméra: hybridité et transversalité artistiques (1962-2015) », soutenue en décembre 2016. Chercheuse associée au laboratoire « Histoire des Arts et des Représentations », elle a récemment publié plusieurs articles, parmi lesquels: « Transformation animale des corps : le devenir post-humain des personnages de Matthew Barney et David Altmejd », in Revue Histoire de l’art, n°81, juin 2018. Elle est actuellement boursière post-doctorale au Centre allemand d’histoire de l’art-Paris et enseignante vacataire en histoire de l’art à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et Université Paris Nanterre, et enseigne également l’anglais à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines.

Abstract

Beyond a new geological era, the Anthropocene is also an experience and an imaginary world twisted by visual and plastic contemporary artists. Since the end of the XXth century, artists like Doug Aitken examine the relation of the museum visitor to artistic work and its environment. They create audiovisual media as well as installation art from natural elements, fauna and flora, in order to place the visitor in a visual, physical and mental immersive situation, so that he/she can become aware of  phenomenons such as time passing and perception boundaries.

Keywords : Anthropocene, installation art, Doug Aitken, environment, immersion


[1] Puis le terme apparaît, associé à la notion d’image, « e », dans une préface rédigée par Ankei, pour un livre illustré de Hishikawa Moronobu, Images de guerriers japonais (Yamato musha-e), publié vers 1680: l’artiste, considéré comme le fondateur de l’école ukiyo-e, était qualifié de peintre d’un monde flottant (ukiyo eshi) ; dans un autre livre, cette même année, l’expression « image d’un monde flottant » (ukiyo-e) est utilisée.

[2] Il est intéressant de noter que le terme « environnement » définit à la fois les différents éléments qui entourent un être, l’atmosphère écologique et une catégorie d’œuvres d’art.

[3] Dans une conférence donnée en février 2000 lors du colloque du « Programme international Géosphère-Biosphère » à Cuernavaca au Mexique.

[4] Les recherches de Doug Aitken sur le rapport immersif à l’œuvre et la réflexion sur la nature sont informées par les pratiques des générations précédentes comme celles qui sont développées au cours des années 1960 et 1970 par les artistes du Land Art.

[5] Traduction de l’auteure : « the Anthropocene is primarily a sensorial phenomenon […] through modes of the visual ».

[7] Traduction de l’auteure : « I’m focusing on transformation and growth, but within growth there is also entropy and decay. We are constantly looking toward the future. Yet it’s the present that changes us. The absolute present. »

[8] Le concept d’entropie fut également théorisé et utilisé par Robert Smithson, notamment dans son texte « Entropie and the New Monuments » (1966).