Numéro spécial, mars 2020 / Special Issue, March 2020
CHARLES MEYER
Université Panthéon-Sorbonne – Paris 1 & OMNSH
Résumé
À partir d’une présentation des concepts d’écologie et de marche sonores ainsi que de leur application au jeu vidéo, cet article propose une méthode d’analyse sonore de jeu vidéo. À partir de deux marches sonores au sein d’une des zones jouables du jeu Horizon Zero Dawn (Guerrilla Software, Sony Interactive Entertainment, 2017) trois approches, politique, fonctionnelle et esthétique de l’écologie sonore étudiée sont développées. Si l’approche politique semble pertinente, les approches fonctionnelle et esthétique montrent les limites auxquelles cette méthode d’analyse sonore est confrontée. Des propositions visant à surmonter ces limites sont esquissées en conclusion.
Mots-clefs : Incorporation, jeux vidéo, écologie sonore, marche sonore, analyse sonore vidéoludique
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Dans le jeu d’aventure en monde ouvert Horizon Zero Dawn (Guerrilla Games, Sony Computer Entertainment, 2017), il est offert au joueur d’explorer, par l’intermédiaire du personnage d’Aloy, un environnement inspiré des États de l’Utah et du Colorado et reprenant vie après une série de catastrophes écologiques provoquées par l’Humanité. Pour mettre en son ce monde en reconstruction, l’équipe de Guerrilla Games a développé un moteur audio permettant de faire entendre les évolutions de l’écosystème du jeu. Dans le cadre d’une interview, Bastian Seelbach, Audio Lead, décrit l’esthétique sonore d’Horizon Zero Dawn en ces termes :
If I were asked to come up with a name for Horizon Zero Dawn‘s audio style, I’d probably suggest Na-Fi (Natural Fiction). Whatever sounds were required had to be believable within the world first and foremost, and we are talking about a realistic, beautiful world. So the sounds we created had to be grounded and a part of their surroundings. (Shuman, 2017)
Pour expliciter cette approche à partir d’un exemple concret, Lucas Von Tol, concepteur sonore senior et superviseur musical, explique, dans la même interview :
Once I handpicked the birds for every habitat in our game, we had to make sure they would sound natural when the player walked around the environment. […] The system constantly monitors the environment around you and ‘spawns’ the virtual ‘birds’ (and other fauna) based on what kind of environment it detects around you. (Shuman, 2017)
À la lecture de ces extraits, il apparaît que l’équipe audio de Guerrilla Games a cherché à créer un environnement de jeu vraisemblable et cohérent, quand bien même une partie de la faune serait composée de robots zoomorphes, capable de s’adapter dynamiquement aux actions que l’avatar, Aloy, effectue sur la commande du joueur.
Cette démarche de création, qui vise à fluidifier les interactions en les rendant intuitives, ainsi qu’à susciter une sensation de présence, s’inscrit dans la continuité de pratiques de conceptions d’environnements virtuels abondamment documentées dans le champ de la recherche sur la présence (Slater, Wilbur, 1997; Lombard, Ditton, 1997 ; Witmer, Singer, 1998). Ces dynamiques d’effacement du médium, au profit d’interactions sans friction, constituent un des angles d’étude de la métaphore de l’immersion, en lien avec les concepts d’illusion (Grau, 2003 ; Therrien, 2011) ou d’hybridation d’univers réels et fictionnels (Schaeffer, 1999 ; Collins, 2013). Au sein des game studies. la métaphore immersive fait toujours l’objet d’études approfondies. Elle a ainsi pu être enrichie entre autres par les concepts de poussée, de contre-poussée (Amato, 2008) ou de frottements (Caïra, 2014), ou remise en question par l’élaboration de la métaphore de l’incorporation (Calleja, 2011), tandis que le rôle du son dans son développement fait l’objet d’un nombre croissant de publications (Grimshaw, 2007 ; Huiberts, 2010 ; Collins, 2013).
Cependant, comme le signale Guillaume Roux-Girard (Roux-Girard, 2014), si ces derniers travaux fournissent des outils pour étudier l’objet vidéoludique et les structures sonores qui lui sont associées, ils ne permettent pas nécessairement d’appréhender l’expérience sonore d’un joueur au contact d’un jeu en particulier ni donc d’étudier ce qui résulte des stratégies immersives sonores déployées par celui-ci. À la suite de cette remarque, ce chercheur propose une méthode d’analyse fondée sur l’écoute, propice aux études de cas, dont un des intérêts réside dans sa capacité à intégrer des outils issus d’autre champs pour s’adapter au jeu analysé. Bien que cette méthode produise une analyse très riche d’Uncharted 2 : Among Thieves (Naughty Dog, Sony Computer Entertainment, 2009), elle ne parvient pas totalement à montrer la spécificité de l’expérience sonore vidéoludique par rapport à celle du spectateur de cinéma ou de l’auditeur radiophonique. En effet, la prise de distance de l’auteur vis-à-vis d’approches plus structurelles du son vidéoludique, qui lui permet certes de se détacher du concept d’earcon (Grimshaw, 2007) au profit de celui d’effet sonore (Augoyard, Torque, 2005) limite en partie son utilisation des concepts de son transdiégétique (Jørgensen, 2009) ou d’écologie sonore vidéoludique (Grimshaw, 2014), pourtant susceptibles d’aller dans le sens d’une étude centrée sur l’expérience sonore du joueur.
Dans le cadre de cet article, nous chercherons à concilier ces différentes approches en proposant une méthode d’analyse sonore fondée sur la transposition de la pratique de la marche sonore au jeu vidéo.
Nous nous attacherons à répondre aux problématiques suivantes : Dans quelle mesure la marche sonore peut-elle constituer un outil d’analyse sonore de jeu vidéo ? Quelles approches d’étude peuvent émerger de cette pratique d’écoute mobile ? Quelles en sont les limites ?
Au cours de la première partie de cet article, nous présenterons les concepts d’écologie et de marche sonores ainsi que leurs applications au jeu vidéo, afin d’étudier sur le plan théorique la pertinence de la transposition de la marche sonore au jeu vidéo et d’introduire les axes d’analyse que cette pratique pourrait suggérer.
Dans les trois parties suivantes de cet article, nous rendrons compte de marches sonores réalisées dans la zone de Meridian de Horizon Zero Dawn et nous présenterons les informations livrées par leur interprétation suivant trois approches : politique, fonctionnelle et esthétique.
Enfin, nous conclurons cet article en répondant à la série de problématiques ci-dessus pour mettre en évidence les intérêts et les limites d’une méthode d’analyse basée sur la marche sonore.
Écologie sonore et marches sonores au sein d’univers fictionnels vidéoludiques
En 1977, dans un contexte de prise de conscience des conséquences de la pollution sonore, Raymond Murray Schafer élabore deux concepts visant à écouter et penser notre environnement : le paysage sonore et l’écologie sonore. Le premier est défini comme :
L’environnement des sons. Techniquement, toute partie de cet environnement pris comme champ d’étude. Le terme s’applique aussi bien à des environnements réels qu’à des constructions abstraites, tels que des compositions musicales ou montages sur bande, en particulier lorsqu’ils sont considérés comme faisant partie du cadre de vie. (Murray Schafer, 2010, p.384)
La définition du second repose en partie sur celle du paysage sonore :
L’écologie sonore se définit […] comme l’étude des influences d’un environnement sonore ou d’un paysage sonore sur les caractères physiques ou le comportement des êtres qui l’habitent. Elle a pour objectif de signaler les déséquilibres qui peuvent se révéler défavorables ou dangereux. (Murray Schafer, 2010, p.382)
Pour appliquer ces concepts, Murray Schafer entreprend de produire des sonographies de paysages sonores, pour « représenter la répartition géographique des faits sonores » (Murray Schafer, 2010, p.385) ainsi que leurs évolutions dans le temps. Afin de compléter ces documents, principalement graphiques, par une approche plus attachée à l’écoute, Murray Schafer organise des marches sonores : « La marche sonore est une exploration du paysage sonore dans un lieu donné, guidée par une partition. La partition consiste en une carte indiquant le climat sonore et les sons inhabituels qui se présenteront tout au long du trajet. » (Murray Schafer, 2010, p.304)
Avec les marches sonores, le projet scientifique et pédagogique de Murray Schafer devient politique. En effet, ces pratiques d’écoute ciblée sont pour lui « le fondement même d’une politique de design sonore, » (Murray Schafer, 2010, p.305) dont les principes essentiels sont « le respect de l’oreille et de la voix, […] la conscience du symbolisme des sons, […] la connaissance des rythmes du paysage sonore naturel » et « la compréhension des mécanismes d’équilibre grâce auxquels un paysage sonore aberrant peut se corriger. » (Murray Schafer, 2010, p.340)
L’association de la démarche politique et environnementale de Murray Schafer à ces préconisations d’ordre esthétique constitue une matrice pour de nombreuses pratiques artistiques articulant écoute et marche, d’Hildegard Westerkamp [1] à Janet Cardiff [2] en passant par Christina Kubisch [3].
Ainsi, au-delà de leur portée politique, les concepts développés par Murray Schafer comportent également une importante dimension esthétique. Déplacer la pratique de la marche sonore d’un environnement réel vers un environnement fictionnel vidéoludique pourrait donc fournir au moins deux perspectives, politique et esthétique, à partir desquelles produire des analyses sonores de jeu vidéo.
Par ailleurs, l’écologie sonore vidéoludique a déjà fait l’objet de travaux de recherche. Mark Grimshaw, notamment, en a fait le concept central de sa thèse sur les jeux de tir à la première personne. Dans un ouvrage plus récent, Mark Grimshaw définit l’écologie sonore comme suit :
The acoustic ecology of any computer game may be summarized as the heard diegetic sounds of the game and as an ecology rather than an environment, it presupposes that the player has a dynamic relationship to, and is able to participate in, that acoustic ecology and thus is a fundamental part of that ecology. (Grimshaw, Garner, 2014, p.182)
Nous déduisons de cette citation, bien que le terme n’y soit pas littéralement présent, que l’ergodicité (Aarseth, 1999) du jeu vidéo est ce qui justifie l’application du concept d’écologie sonore à ce média. Ceci implique que l’analyse de l’écologie sonore vidéoludique d’un jeu soit centrée sur les interactions entre ses paysages sonores diégétiques et l’exercice de son agentivité par le joueur.
Afin de se concentrer aussi bien sur les structures et stratégies immersives sonores déployées par les jeux que sur les réactions des joueurs à celles-ci pour étudier une écologie sonore vidéoludique, il est nécessaire de tenir compte de la nature de l’espace sonore dans lequel se situe l’écologie sonore en question. Dans son ouvrage Playing with Sound, Karen Collins indique à ce sujet :
[…] Sound has an advantage over visuals because of its unique ability to extend beyond the screen into the player’s space. Players may turn around in their chair because the sound occurs in THEIR space, not on the screen in the character’s space. Because player can desacousmatize the sound and that sound exist in a three-dimensional peripersonal space, the sound extends the game space well beyond the frame of the screen. […] Space is often dominated by spatialized sound in a way that cinema is not, and only through the interaction of the player is the space of the virtual world fully realized. (Collins, 2013, p.47-48)
Le son apparaît ici comme un vecteur physique d’hybridation des espaces fictionnel et réel par la fusion [4] des espaces sonores correspondants. Ainsi, l’espace sonore d’un jeu ne correspond en général à ce qui est entendu par le joueur et non par l’avatar. Ceci a notamment amené Kristine Jørgensen à identifier le caractère transdiégétique (Jørgensen, 2009, p.97-98) des espaces sonores vidéoludiques, et ainsi justifier que des sons diégétiques puissent être identifiés par le joueur comme lui étant destiné au travers de son avatar (sons transdiégétiques internes) ou que des sons extra-diégétiques, voire produits au sein de l’espace réel, puissent influencer l’univers fictionnel (sons transdiégétiques externes). Afin de relier ces conclusions à la métaphore de l’incorporation, nous pouvons nous appuyer sur les travaux de Gordon Calleja :
[…] If you are playing Left 4 Dead 2 (Valve Corporation, 2009) with friends in the same room and one of them cries out for help, this sound does not necessarily slip you out of a state of incorporation, since the call can be readily integrated into what is happening in the game environment. In fact, a call for help will most likely intensify the sense of incorporation because it fosters the absorption of the game environment into the player’s consciousness more decisively by blending stimuli from the game world and from the immediate surroundings. (Calleja, 2011, p.172)
Dans cet exemple, le cri est identifié comme issu du jeu par les personnes qui jouent ensemble du fait de leur identification à leurs avatars respectifs. Dans ce contexte, dire « J’ai besoin d’aide » plutôt que « Mon personnage a besoin d’aide » semble logique mais révèle néanmoins que la fusion des espaces sonores réel et fictionnel peut entretenir l’incorporation et influencer les prises de parole au sein de l’espace de jeu devenu hybride, mais aussi que ces dernières peuvent étendre ou déborder la diégèse. De ce fait, Calleja place les interactions vocales entre joueurs sur le même plan que les interactions vocales entre avatar et personnage non-joueur dans le cadre de l’engagement partagé (Calleja, 2011) et Mark Grimshaw intègre les communications vocales échangées dans l’espace réel ou permises par le moteur du jeu ou un programme tiers, à la catégorie des sons diégétiques et, par extension, à sa définition de l’écologie sonore. En suivant la logique de Murray Schafer, l’entretien d’une forme de lisibilité, voire d’harmonie de l’écologie sonore d’un jeu, pourrait ainsi favoriser l’incorporation d’un joueur en son sein.
Au travers de la présentation de ces éléments théoriques, nous avons montré que l’écologie sonore vidéoludique rassemble ce qui lie la diégèse du jeu et le joueur sur le plan sonore. Si elle a une portée à la fois politique et esthétique à la lecture de Murray Schafer, l’écologie sonore vidéoludique permet, d’après Mark Grimshaw, d’appréhender l’expérience sonore du joueur et de décrire, au niveau fonctionnel, les stratégies déployées par le moteur de jeu dans le but de rendre les sons signifiants pour le joueur (Grimshaw, 2007, p.333) ou de favoriser son incorporation (Grimshaw, 2007, p.334). En somme, l’activation par la marche de l’écologie sonore et la documentation de cette pratique devraient fournir un support permettant de produire des analyses suivant trois approches : politique, fonctionnelle et esthétique.
Si cette exploration conceptuelle nous permet de répondre à nos deux premières problématiques sur le plan théorique, nos hypothèses doivent encore être éprouvées sur le plan pratique afin de les confirmer ou infirmer, et d’identifier les limites d’une analyse de jeu vidéo basée sur la marche sonore. Pour ce faire, nous allons rendre compte de plusieurs marches sonores dans la zone de Meridian du jeu Horizon Zero Dawn.
Marche sonore dans Meridian
Deux éléments justifient notre choix d’analyser Horizon Zero Dawn.
D’abord, la forme de l’univers fictionnel que ce jeu propose, un monde ouvert soutenu par un moteur sonore évolutif, nous semble propice à la mise à l’épreuve de notre méthode d’analyse.
Ensuite, l’intrigue du jeu se prête à une approche écologique du jeu vidéo. Dans le scénario d’Horizon Zero Dawn, l’espèce humaine frôle l’extinction suite à un cataclysme provoqué par des robots militaires. L’Humanité ne survit que grâce une intelligence artificielle qui développe une nouvelle série de machines zoomorphes de terraformation dans le but de rendre la planète de nouveau habitable. Le jeu débute plusieurs siècles plus tard, tandis que ces machines sont soudainement devenues agressives, menaçant des tribus humaines vulnérables du fait de la régression technologique provoquée par le cataclysme.
Ces évènements préalables au jeu ont une importance cruciale dans la mesure où ils façonnent l’espace jouable : de nombreuses ruines humaines peuvent être visitées et sont investies de significations mystiques par les Personnages-Non-Joueurs (PNJ). Ces vestiges sont autant de symboles tabous d’un temps ancien dont les erreurs ne doivent pas être reproduites. Toute la diégèse du jeu est ainsi profondément marquée par le monde pré-cataclysmique, en terme d’espace explorable ainsi qu’au travers des dialogues.
Approche politique de l’écologie sonore
Ces différentes observations nous ont amenés à identifier un angle d’étude politique de l’écologie sonore d’Horizon Zero Dawn : comment ce jeu donne-t-il à entendre ce monde en reconstruction suite à une catastrophe écologique provoquée par l’activité humaine ? Nous avons précisé cette première question directrice par une seconde : quelles sont les traces sonores de l’activité humaine, passée comme présente, au sein de l’écologie sonore étudiée ? Il est à noter ici que, dans la lignée des travaux de Murray Schafer, nos problématiques sont orientées vers une étude des sources sonores en relation avec leur contexte. Cette approche politique de l’espace sonore invite à un recensement des sources sonores et à la documentation de leurs localisations dans l’espace.
La première étape de notre analyse a été le choix d’une zone dans laquelle réaliser la marche sonore. La ville de Meridian, capitale du royaume de la tribu carja, présente plusieurs intérêts. Tout d’abord, ce secteur présente la densité démographique la plus importante du jeu et donc un grand nombre de Personnages-Non-Joueurs (PNJ). Ensuite, la sophistication architecturale de cette cité, autant sur le plan technologique qu’esthétique, la fait se démarquer des autres zones. Construite sur un plateau désertique, Meridian est une citadelle de pierre lourdement fortifiée et dont les accès sont limités à d’immenses ascenseurs ainsi qu’à un long pont reliant la ville au plateau le plus proche. Meridian est par ailleurs bâtie sur une source d’eau, à en juger par les systèmes d’irrigation complexes qui coulent de sa partie orientale jusqu’au village et aux zones agricoles qui se trouvent en contrebas. Les ressources que ces dernières fournissent garantissent la domination des carjas sur les autres tribus ainsi que le caractère central de Meridian au sein de l’univers d’Horizon Zero Dawn. Sur le plan sonore, cette zone de jeu est remarquable de par sa densité et sa richesse, de par la complexité de l’agencement des sons dans l’espace ainsi que de par la diversité des acoustiques accessibles au joueur.
La marche sonore a été menée en suivant un protocole simple. Dans les options du jeu, le volume sonore des musiques extra-diégétiques a été totalement atténué en accord avec la définition de l’écologie sonore vidéoludique par Mark Grimshaw. Ce réglage a aussi facilité la détection de musiques intra-diégétiques et empêché toute confusion avec leur pendant extra-diégétique. Afin de réaliser un enregistrement audiovisuel de la marche sonore permettant de se concentrer le plus possible sur l’écoute, l’interface visuelle du jeu a également été masquée. La marche a été privilégiée à la course pour favoriser une posture d’écoute réflexive et étudier plus finement les zones de propagation des sons et les intersections de ces différentes zones.
Cette marche sonore a été enregistrée et diffusée en direct grâce au logiciel open source OBS Studio et à la plateforme de streaming Twitch. Il en résulte un document audiovisuel de 38 minutes, disponible sur la chaîne Youtube de l’auteur. [5]
En nous basant sur cette marche sonore et sur la vidéo produite à partir de celle-ci, nous avons réalisé la sonographie aérienne ci-dessous (Figure 2)
Ce document nous livre de nombreuses informations.
Tout d’abord, la zone de Meridian est scindée en plusieurs quartiers ayant chacun une identité sonore en accord avec leur fonction au sein de la cité. Les portes et les ascenseurs témoignent de la puissance militaire carja par la présence physique de gardes, mais aussi par les manifestations sonores de ces PNJ qui vont systématiquement ponctuer l’approche d’Aloy d’un coup au sol avec leur arme. De même, les répliques qu’ils prononcent permettent de les caractériser en tant que guerriers et garants de l’ordre.
Près des entrées au nord de Méridian, les sollicitations marchandes constituent la majorité des interventions des PNJ dans l’espace sonore. Cela participe à la définition de Meridian comme un carrefour d’échange, ce qui est cohérent avec la présence de biens disponibles exclusivement dans cette ville, bien que vendus par des personnes issues d’autres tribus.
Les deux bâtiments religieux de la capitale, le Temple du Soleil et l’Anneau-Soleil occupent une partie importante de l’espace urbain. Ceci est accentué par la diffusion des chants des prêtres au-delà des bâtiments identifiés comme religieux, de jour comme de nuit, signifiant par là-même l’importance de la religion dans la société carja.
Produite par un groupe de musiciens, la musique intra-diégétique que l’on peut entendre dans le Pavillon des Chasseurs caractérise ce bâtiment comme un lieu de divertissement et de sociabilisation. Nous remarquons néanmoins que, puisque l’accès à ce pavillon est limité aux personnes ayant triomphé d’épreuves et ayant été co-optées par un membre déjà intronisé, l’accès à la culture dans la société carja semble être un privilège réservé aux puissants. Si cette hypothèse n’est pas confirmée par les sources sonores que l’on peut entendre depuis l’extérieur du pavillon, un PNJ signifie fermement à Aloy qu’elle n’est pas autorisée à y entrer sans avoir passé les épreuves adéquates. Dans ce cas précis, le pouvoir de la loge se manifeste et s’exerce par l’intermédiaire de la vocalité d’un de ses membres, depuis l’intérieur du pavillon sur son extérieur.
Le village de Meridian, situé au pied du plateau, concentre les activités de collecte de matières premières ainsi que les activités de transformation, comme en témoignent les nombreux ateliers et forges sur les quais. À chacune de ces activités sont associés des PNJ qui vont d’une part produire des sons liés à leurs actions mais aussi commenter leur travail, discuter de rumeurs ou interpeller Aloy.
Si la partie haute de la capitale symbolise les principaux pouvoirs de la tribu carja, c’est dans sa partie basse que le joueur peut apprécier le quotidien de ses habitants. Le choix des sources sonores et leur localisation dans l’écologie sonore de Meridian fait entendre la distribution géographique des pouvoirs et des personnes en son sein.
Par la suite, nous avons construit des classifications adaptées à nos problématiques. Ainsi, un premier tableau répond à la première question : quelles sont les sources sonores qui constituent l’écologie sonore de Meridian ?
La distinction sur laquelle repose cette première classification, entre sons naturels et sons anthropogéniques, résulte directement de notre angle d’étude. Puisque nous souhaitons analyser l’écologie sonore d’un monde se remettant d’une catastrophe provoquée par l’Humanité, cette distinction nous permet de comparer la répartition de ces sons au sein de la zone étudiée. Notre démarche est sur ce point très proche de celle de Murray Schafer.
La lecture de ce tableau nous renseigne, d’une part sur la densité de l’espace sonore de Meridian, avec de nombreux sons audibles et d’autre part, en terme de proportion, l’écologie sonore de Meridian est principalement constituée de sons anthropogéniques. Cela est cohérent avec le fait que cette ville est la capitale de la tribu la plus puissante de l’univers d’Horizon Zero Dawn.
Néanmoins, malgré le grand nombre de sources anthropogéniques dans son enceinte, la ville reste suffisamment calme pour être perméable aux sons naturels (vent, chant d’oiseaux…) issus des terres sauvages qui l’entourent. Nous interprétons ce fait sonore comme témoignant d’une recherche d’harmonie correspondant à une volonté de ne pas reproduire les erreurs des anciens dont la soif de contrôle sur la nature a abouti à un cataclysme.
Nous nous sommes ensuite concentrés sur les sons anthropogéniques pour élaborer un second tableau.
Ici, nous les séparons en deux catégories déterminées par le rapport que ces sons entretiennent avec la temporalité du jeu. La plupart de ces sons sont ancrés dans le présent et font transparaître Meridian comme une zone active, dont le développement se poursuit. Cependant, plusieurs sons sont ambivalents. Bien qu’audibles dans le présent du jeu, les sons que nous identifions comme des traces sonores du passé fonctionnent comme des rappels : si Meridian est autant développée, c’est parce que cette ville est le fruit du travail de plusieurs générations ; si des machines rôdent occasionnellement aux portes de la ville, c’est parce que les erreurs des humains de jadis ont abouti à leur création. Le monument religieux de l’Anneau-Soleil cristallise ces logiques de mise en son de l’histoire de Meridian (Figure 2). En effet, ce bâtiment circulaire servait, au cours du règne du roi précédent, à accueillir des sacrifices humains. Après le renversement de ce roi sanguinaire par son fils, la fonction de ce monument fut bouleversée pour devenir un lieu de recueillement à la mémoire des victimes, qu’elles soient anciennes et liées à la guerre civile ou récentes et dues à des attaques de machines.
Par ailleurs, les chants associés à ces cérémonies sont également significatifs de la construction de la culture carja sur des fondations anciennes dans la mesure où ils sont formellement très proches de chants grégoriens. Le passé pré-cataclysmique et ses cultures subsistent ainsi au travers de ces traces sonores, si bien que l’ensemble de ces manifestations sonores du passé constituent ce que Murray Schafer nomme des « empreintes sonores » (Murray Schafer, 2010, p.382) : des sons ancrés depuis si longtemps dans le paysage sonore d’une communauté qu’ils la caractérisent, rythment la vie de ses membres et en constituent une mémoire sonore. Les chants accompagnant les cérémonies du culte solaire correspondent tout à fait à cette définition dans la mesure où ils se divisent en trois mouvements qui ponctuent la course du Soleil : le premier à l’aube, le deuxième lorsque le Soleil est à son zénith et le troisième au crépuscule.
Enfin, pour étudier les impacts de l’avatar sur l’écologie sonore de Meridian, nous distinguons dans un dernier tableau les sons anthropogéniques qui sont directement produits par l’avatar de ceux qui sont produits en réaction à sa présence ou à ses gestes.
La première catégorie de cette troisième classification, dans les deux colonnes de gauche, a pour fonction principale de confirmer au joueur la présence de son avatar au sein de l’univers fictionnel. Pour cette raison, nous l’analyserons de façon plus approfondie dans le cadre de notre analyse fonctionnelle.
Les sons produits en réaction à l’avatar permettent de développer la diégèse par un apport d’informations qui ne sont pas essentielles à l’intrigue mais instaurent une ambiance et un contexte. Ceci est d’autant plus vrai pour les commentaires des PNJ au sujet d’Aloy. En effet, celle-ci appartient à une autre tribu et fera l’objet de quolibets à moins de porter une tenue vestimentaire carja. Ce type de vocalités permet d’étoffer dynamiquement la diégèse du jeu puisque ces réactions sont susceptibles d’évoluer en fonction de l’équipement d’Aloy.
Au terme de cette analyse politique de l’écologie sonore de Meridian par la marche, nous pouvons conclure que les sources sonores qui la composent permettent d’identifier les différentes facettes de cette cité : siège du pouvoir carja, carrefour commercial, lieu de pèlerinage. L’interface sonore fonctionne à ce titre en combinaison avec l’interface visuelle du jeu ainsi qu’avec sa narration. Cependant, l’écologie sonore de Meridian fournit des informations sur le quotidien et le vécu de ses habitants que le visuel seul ne pourrait transmettre, notamment vis-à-vis de la construction de la capitale carja par rapport à l’histoire pré-cataclysmique d’une part mais aussi par rapport à la propre histoire de la tribu carja. Par l’intermédiaire de l’écologie sonore de Meridian, une ville et une civilisation en reconstruction sont mises en sons et en actes, ainsi qu’inscrites dans le temps. La marche sonore constitue un outil pertinent pour élaborer ces conclusions.
Approche fonctionnelle
En complément de cette analyse, une seconde marche sonore a été réalisée en suivant un parcours similaire, mais en activant cette fois la musique extra-diégétique dans les réglages du jeu. Dans le cadre d’une approche fonctionnelle de l’écologie sonore, ce choix de réglage permet d’étudier les logiques de déclenchement et d’interactions des sons les uns par rapport aux autres, et plus particulièrement la gestion de la musique extra-diégétique vis-à-vis des sons diégétiques par le moteur du jeu. Cette seconde marche a été documentée de la même manière que la première et son enregistrement audiovisuel est également disponible sur la chaîne Youtube de l’auteur. [6]
À partir de ce document et de la classification des sources sonores construite au cours de la première marche, nous remarquons que la plupart des sons ambiants, aussi bien le brouhaha des marchands au pied du plateau que les sons produits par les canaux d’irrigation ont des zones de propagation restreintes, cohérentes d’une part avec les lois physiques d’atténuation du son en fonction de la distance mais aussi évitant d’autre part la fusion de multiples matières sonores à l’intersection de plusieurs zones de propagation.
Cette gestion des volumes sonores et de la diffusion des sons dans l’espace peut être une réponse de l’équipe de Guerrilla Games à des contraintes de lisibilité de l’espace sonore. Cette dernière affirmation est corroborée par l’écoute de la cascade qui se trouve à proximité de la Porte de Meridian, dans la vidéo de la première marche sonore. Là où une cascade de cette taille devrait produire un vacarme assourdissant, celle-ci n’émet aucun son, à moins que l’on ne s’en approche considérablement. Le traitement de cette source sonore, aberrant par rapport aux lois de l’acoustique, correspond à un parti pris de conception visant à favoriser un équilibre entre les différentes sources, en particulier avec la musique extra-diégétique, susceptible d’être masquée par un son aussi puissant.
La seconde marche sonore permet de remarquer que dans la composition comme dans la gestion des juxtapositions de pistes musicales, la musique extra-diégétique, assez lente, toute en suspension grâce à des effets sonores de traînage (Augoyard, Torque, 2005, p.87), fluidifie le passage d’un espace à un autre en masquant en partie les fusions de matières sonores lors d’intersection de deux zones de propagation sonore tout en occupant des bandes de fréquences laissant la possibilité aux sons diégétiques d’être aisément écoutés. Pour ce qui est du déclenchement de la musique, nous pouvons identifier trois thèmes musicaux différents, le premier lorsqu’Aloy est hors de la ville, le second lorsque cette dernière est en vue et le troisième une fois l’enceinte franchie. Ces trois thèmes sont formellement proches, avec des instruments ainsi que des des motifs musicaux qui leurs sont communs, si bien que le passage d’un thème à l’autre se fait de façon dynamique et fluide, suivant une logique d’inaudibilisation de l’interface sonore qui serait le pendant sonore de logiques d’invisibilisation de l’interface visuelle. Au niveau de sa structure, la musique extra-diégétique repose sur des effets sonores d’anamnèse (Augoyard, 2005, p.21) pour renvoyer, via l’instrumentation et les choix de motifs musicaux, à des esthétiques musicales connues ainsi qu’à des figures musicales préalablement développées au sein du jeu, pour assurer une continuité dans l’expérience musicale du joueur et situer la culture carja, fictionnelle, par rapport à des cultures réelles.
Par ailleurs, les vocalités des PNJ s’appuient sur le caractère transdiégétique du son pour établir une communication sur deux niveaux. Lorsqu’un garde répond à une sollicitation d’Aloy par les phrases « Oh, bonjour. Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes me parler, » d’une part, il indique à l’avatar que, dans la diégèse, les gardes carja sont rarement interpellés par les passants et plus rarement encore par des membres de la tribu d’Aloy tandis que d’autre part, le système de jeu signifie avec humour au joueur que les interactions avec ce PNJ ne feront pas progresser l’intrigue dans la mesure où sa fonction est quasiment décorative. Puisque ces vocalités sont déclenchées par l’approche de l’avatar ou par une interaction de celui-ci avec les PNJ et précisément localisées dans l’espace, elles permettent également de favoriser l’incorporation en ancrant l’avatar dans l’espace de jeu, en produisant des feedbacks aux actions du joueur et en facilitant ses écoutes causale et navigationelle (navigational listening) (Grimshaw, 2007. p.99). À l’inverse, les PNJ participant au développement de l’intrigue principale ou de quêtes secondaires occupent des places différentes dans l’écologie sonore en ayant un niveau sonore plus élevé ainsi que des traits vocaux plus remarquables tels que l’accent du marchand de pièces de machine sur les quais ou le timbre éraillé et l’élocution énergique de Vilgund. L’interaction avec ces PNJ remarquables déclenchent par ailleurs un changement de mise en scène ainsi qu’un bouleversement des rapports entre les sons : les dialogues passent au premier plan, tandis que les autres sons sont légèrement atténués. De la même manière que la puissance sonore de la cascade a été contrôlée, cette gestion des sons vocaux dans l’espace laisse apparaître une hiérarchisation au service de la narration.
Les commentaires d’Aloy sur ce qui l’entoure subissent les mêmes traitements sonores que les interventions de PNJ importants et permettent également de préciser sa personnalité, ce qui peut faciliter son incarnation, notamment dans les phases de dialogues. Enfin, les répliques de rétroaction qu’Aloy peut prononcer, par exemple pour signifier la présence d’un PNJ ou d’un élément interactif lié à une quête, sont également fonctionnelles et permettent d’alléger l’interface visuelle et de limiter la quantité d’informations extra-diégétiques nécessaires à l’identification des lieux et personnages importants. Cette démarche suit une logique d’effacement du médium dans le but de maximiser la sensation de présence du joueur au sein de l’univers du jeu et de limiter d’éventuels frottements contre-immersifs liés à l’interface.
Plus généralement, une étude fonctionnelle de l’écologie sonore de Meridian indique que trois effets sonores principaux la structurent : l’imitation (Torque, Augoyard, 2005, p.59), l’enveloppement (Torque, Augoyard, 2005, p.47) et la synchronisation (Torque, Augoyard, 2005, p.123). Combinés, ces trois effets concrétisent la volonté de l’équipe audio de Guerrilla Games de donner à entendre un univers crédible et cohérent dans le but de susciter une forte sensation de présence chez le joueur en « formant l’espace-temps de l’expérience ludique. » (Genvo, Pignier, 2011)
Dans le cas d’Horizon Zero Dawn, produire une analyse à partir d’une marche sonore donne de nombreuses indications sur les stratégies sonores et immersives mobilisées par le système de jeu. Néanmoins, puisque les interactions avec l’écologie sonore se limitent à la marche, un mode de déplacement minimal par rapport à ce que le jeu permet (course, déplacement à dos de machine, ou encore tyrolienne), et à des interactions réduites avec les PNJ, cette méthode d’analyse ne permet pas d’étudier les changements d’état du système de jeu, comme par exemple le passage d’une phase d’exploration à une phase de combat, ou le déclenchement d’une cinématique. À ce titre, de nombreux sons risquent de ne pas pouvoir être étudiés dans le cadre d’une marche sonore, comme ceux que produisent les armes, et qui permettraient d’étudier les identités sonores de ces objets, ou ceux que produisent les antagonistes d’Aloy. Ceci constitue une première limite à la méthode d’analyse que nous proposons dans le cadre de cet article.
Approche esthétique
Comme nous l’avons présenté dans la première partie de cet article, les travaux de Murray Schafer sont à la fois politiques et esthétiques de par les préconisations qui y sont formulées quant à la composition d’un paysage sonore idéal, que l’auteur qualifie de « hi-fi » (Murray Schafer, 2010, p.383). Comment alors adapter notre démarche analytique pour ne prendre en considération que la dimension esthétique des paysages sonores parcourus ?
À partir de son étude de plusieurs pièces sonores de Hildegard Westerkamp, l’artiste et chercheur Brandon Labelle compare la démarche du World Soundscape Project avec celle de Pierre Schaffer. Selon lui, « Schaeffer et [Murray] Schafer se trouvent à deux extrémités opposées du spectre sonore ; l’un détache le son de tout contexte tandis que le second souligne leur entrelacement. » (Labelle, 2015, p.207) Dès lors, développer une approche esthétique d’une écologie sonore vidéoludique en excluant sa dimension politique pourrait requérir d’adopter une posture d’écoute proche de l’écoute réduite. Les sons seraient alors écoutés en leur qualité d’objets sonores et non en tant que corps sonores (Chion, 1983, p.34), comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Dans l’idée d’étudier l’expérience sonore du joueur au contact de l’écologie sonore d’un jeu vidéo, cette posture d’écoute des sons collectés au cours de la marche permettraient de rendre compte de la matérialité et de la plasticité sonores du jeu étudié.
Dans le cas de la zone de Meridian, en tâchant d’isoler chaque son documenté au cours des deux marches des autres sons, il est possible d’en fournir une description morphologique synthétique par l’intermédiaire du tableau suivant :
Ce tableau présente l’intérêt de donner un aperçu des matières sonores pouvant être écoutées au sein de l’écologie sonore de Meridian, et ainsi de déterminer l’esthétique sonore de cette zone jouable. À ce titre, l’entrelacement des allures vivante et mécanique au sein d’objets sonores ou par la cohabitation de matières d’allures différentes, soutenu par un grand nombre de matières dont les classes de masse sont soit des sons cannelés, soit des groupes nodaux, mettent en évidence la complexité de l’écologie sonore de Meridian en terme de masse sonore. En parcourant la ville, ces fusions des objets sonores par l’intermédiaire de leurs allures donnent à l’écologie sonore un caractère organique et harmonieux. L’équilibre entre les sons de factures ponctuelle et itérative avec les sons de facture continue participe à cette organicité ainsi qu’à l’équilibre structurel de l’ensemble. La diversité des grains d’itération, de frottement et de résonance de ces matières sonores garantit cet équilibre mais ne donne pas pour autant à l’écologie sonore une originalité globale. Cette originalité intervient dans l’écologie sonore de façon plus ponctuelle et localisée dans l’espace par l’intermédiaire d’objets sonores qui se démarquent du fait de leur morphologie. Les deux matières les plus remarquables à ce titre sont les chants religieux du culte solaire ainsi que les sons produits par les ascenseurs. Les premiers sont en effet les seuls objets sonores localisés spatialement, et d’allure vivante à offrir aussi peu d’aspérités en terme de grains ; les seconds sont les seuls sons d’allure strictement mécanique qui présentent au contraire autant d’aspérités. La musique extra-diégétique se démarque également, en étant la seule matière d’allure mécanique à présenter un gain de frottement lisse mais aussi de par son omniprésence et sa stabilité dans l’espace sonore.
En définitive, la marche sonore nous a permis, ici, de documenter les matières sonores audibles dans le but d’en mener une étude morphologique. Cette méthode nous a notamment permis de retrouver l’équilibre entre le vivant et le mécanique que nous avions identifié dans notre étude politique de l’écologie sonore mais aussi de caractériser esthétiquement la cohérence et la vraisemblance évoquée dans l’introduction et étudiée dans le cadre de notre analyse fonctionnelle.
Cependant, par la marche sonore, le travail que nous avons entrepris est autant un processus de documentation et d’analyse que de production sonore, dans la mesure où notre déambulation, et nos choix d’interagir ou non avec l’écologie sonore, influencent considérablement l’émergence de matières sonores. Il en résulte que l’utilisation de la marche sonore pour développer une analyse esthétique d’une écologie sonore présente la même limite que dans le cadre d’une analyse fonctionnelle.
Conclusion
Au cours de cet article, nous avons proposé une méthode d’analyse sonore vidéoludique fondée sur la pratique de marche sonore. Grâce à une déambulation dans l’espace jouable orientée par différentes postures d’écoute, cette méthode permet d’étudier une écologie sonore vidéoludique suivant trois approches : politique, en s’inspirant des travaux de Murray Schafer ; fonctionnelle, en s’appuyant sur des études structurelles du son vidéoludiques ; esthétique, en menant une analyse morphologique des matières sonores écoutées au cours de la marche.
Ces trois modes d’analyse ont été appliqués au jeu Horizon Zero Dawn. Nous avons extrait de cette démarche une série de conclusions sur le fonctionnement de la zone étudiée, sur des logiques de conception propres à ce jeu mais aussi sur la pertinence de notre méthode d’analyse.
Nous insistons sur le fait que l’écologie sonore étudiée est bien celle de Meridian et non celle du jeu dans son intégralité. Dans le cas d’un jeu en monde ouvert opérant une synthèse de plusieurs genres vidéoludiques, comme Horizon Zero Dawn, l’écologie sonore globale du jeu est constituée des multiples écologies sonores locales des différents environnements jouables. Réaliser une analyse macroscopique de cette écologie sonore serait certainement plus exhaustif qu’une étude à l’échelle plus restreinte mais représenterait, pour un jeu similaire à Horizon Zero Dawn, une quantité vertigineuse de travail de documentation par l’écoute. Ceci constitue une première limite de cette méthode, plus appropriée pour mener des analyses avec un angle d’étude particulier ou à échelle réduite.
Dans le cadre de notre étude politique de l’écologie sonore de Meridian, nous avons pu, par l’écoute mobile, cartographier l’espace et rendre compte de la distribution des pouvoirs dans l’espace urbain. Nous avons pu ainsi montrer en quoi la répartition des sources sonores, qu’elles soient associées à des activités, à des personnes ou à des phénomènes naturels, est révélatrice de la culture carja et de son histoire. De par ses affinités avec les travaux de Murray Schafer, éminemment politiques, sur l’écologie et la marche sonores, notre méthode d’analyse est particulièrement adaptée pour analyser les paysages sonores vidéoludiques et les mettre en lien aux stratégies déployées par un jeu pour construire et présenter sa diégèse.
Notre étude fonctionnelle de l’écologie sonore de Meridian nous a permis de repérer certaines logiques de fonctionnement du moteur sonore d’Horizon Zero Dawn, allant dans le sens d’une grande fluidité dans les déclenchements et les enchaînements de sons. Par ailleurs, une grande quantité de sons de feedback produit par Aloy, par les PNJ ou par l’environnement, permettent d’ancrer le joueur, par l’intermédiaire de son avatar, dans l’univers fictionnel du jeu, et ainsi de favoriser son incorporation, en activant principalement les modes d’engagement spatial, kinesthésique et partagé. (Calleja, 2011) Ceci est par ailleurs en accord avec les travaux de Kristine Jørgensen, dans lesquelles les fonctions d’usabilité du son et la capacité à susciter une sensation de présence sont caractéristiques du son vidéoludique (Jørgensen, 2009). Nous avons également identifié une autre limite à notre méthode d’analyse : restreindre l’agentivité du joueur, en faisant de la marche le seul moyen d’interaction avec l’écologie sonore, limite les situations de jeu à l’exploration, au détriment du combat, de la résolution d’énigme ou du dialogue. Il en résulte que seule une portion des multiples situations proposées par un jeu peut être étudiée grâce à notre méthode d’étude. Cette limite peut être nuancée dans le cas de la zone de Meridian puisque le jeu y restreint lui-même les interactions en rendant les PNJ totalement insensibles aux attaques d’Aloy, au point que tout combat y est impossible.
Enfin, dans le cadre de notre analyse esthétique de l’écologie sonore de Meridian, nous nous sommes concentrés sur la plasticité des sons qui la composent. Ceci nous a permis d’identifier une esthétique sonore globale de cette zone qu’il pourrait être possible d’étendre à une grande partie du jeu. Nous avons cependant une nouvelle fois été confrontés à la limite émanant de la restriction de l’agentivité du joueur-marcheur. Néanmoins, cette limite est ici beaucoup plus ambivalente que dans le cas d’une analyse fonctionnelle : de la même manière que la pratique de la marche sonore a fait l’objet d’une réappropriation par de nombreux artistes sonores, elle pourrait être envisagée dans le contexte du jeu vidéo non seulement comme un outil d’analyse mais aussi comme un processus de production de sons, voire de composition.
Dans la perspective de pallier les limites que nous avons identifiées, mais aussi d’étudier les pratiques de détournement vidéoludiques, nous proposons d’initier des marches sonores collectives, permettant d’une part des analyses collaboratives mais aussi de susciter d’autres formes d’appropriation du jeu vidéo. Ces pratiques pourraient servir de points de départ à des discussions visant à comparer des écologies sonores fictionnelles et réelles.
Pour faciliter les comparaisons, ces écoutes pourraient être mises en œuvre au sein de jeux qui s’emploient, au travers d’importants travaux de documentation et de reconstitution, à donner à entendre le passé sonore de villes anciennes, comme l’Alexandrie ptoléméenne d’Assassin’s Creed Origins (Ubisoft, 2016) ou encore à reproduire des paysages sonores existants, tel que le quartier tokyoïte de Kabukichō dont est inspiré le quartier de Kamurocho de Yakuza 6 (Sega, 2016). Ces marches d’écoute collectives seraient guidées par des problématiques générales : Quels sons appartiennent aussi bien au paysage sonore réel qu’à son pendant fictionnel ? Comment expliquer ces choix de conception sonore ? Que pouvons-nous en apprendre sur nos manières de concevoir les paysages sonores dans lesquels nous vivons mais aussi sur nos manières de les écouter ? Ces analyses collectives pourront aussi nous amener à étendre les modes d’agentivité du joueur au-delà de la marche sans pour autant mettre en péril le protocole d’étude.
Cela pourrait donner lieu à des discussions permettant de déterminer collectivement, à partir d’une multitude d’expériences d’écoute mobile individuelles ou partagées, l’identité sonore des jeux ou zones de jeux en question.
Références
Bibliographie
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Ludographie
Assassin’s Creed Origins (2016) Ubisoft, Xbox One.
Horizon Zero Dawn (2017) Guerrilla Software, Sony Interactive Entertainment, PlayStation 4.
Left 4 Dead 2 (2009) Valve Corporation, PC.
Uncharted 2 : Among Thieves (2009) Naughty Dog, Sony Computer Entertainment, PlayStation 3.
Yakuza 6 (2016) Sega, PS4.
Abstract
After the introduction of the concepts of acoustic ecology and soundwalks, and of their application to video games study. this paper proposes a framework to produce sound analyses of video games. Based upon the study of two soundwalks enacted in one of the areas of Horizon Zero Dawn (Guerrilla Software, Sony Interactive Entertainment, 2017), three approaches, political, functional and aesthetic, are developed. If the political approach yields results, the functional and aesthetic stances illustrate the framework’s limits. Propositions to overcome these limits are offered in the conclusion of this paper.
Keywords : Incorporation, video games, acoustic ecology, soundwalks, video game sound analysis.
Charles Meyer est doctorant en Art et Sciences de l’Art à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, sous la direction de Bernard Guelton. Au sein de l’École Doctorale 279 APESA, il est rattaché à l’équipe Fictions & Interactions. Dans le cadre de sa thèse « Figures et pratiques vidéoludiques de la vocalité : de l’incorporation au détournement artistique, » il étudie le rôle des sons vocaux vidéoludiques au sein du processus d’incorporation. Dans la continuité de ces recherches, il interroge la possibilité d’envisager le jeu vidéo comme un médium artistique par l’intermédiaire de pratiques de détournement ainsi que par la production de machinimas sonores. Il est par ailleurs président de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences humaines et membre de l’association Pixel Up !
[1] Hildegard Westerkamp, co-fondatrice du World Soundscape Project avec Murray Schafer, envisage la marche d’écoute comme un moyen de collecter des matières sonores à partir desquelles elle compose ses œuvres. Les processus créatifs de cette artiste sont plus longuement décrits par Brandon Labelle dans le treizième chapitre de la seconde édition de Background Noise. (LaBelle, 2015)
[2] Les Audio Walks (1991-2006) de Janet Cardiff entrelacent des créations sonores narratives écoutées au casque avec des paysages sonores pré-existants dans le cadre de parcours spécifiques. Les interactions entre ces créations sonores, actualisées par la marche, et l’environnement sonore réel dans lequel la marche a lieu, relèvent aussi bien de principes de réalité augmentée sonore que, sur le plan narratif, de réalité alternée.
[3] Christina Kubisch a créé des casques qui opèrent une transduction des ondes électromagnétiques inaudibles en ondes sonores. Une fois équipés de ces casques, les participants à une Electrical Walk (2004-2017), organisée par l’artiste, peuvent découvrir un paysage sonore jusqu’alors inaccessible, puisqu’imperceptible.
[4] Nous préférons ici le terme de fusion à ceux de superposition ou de surimpression, du fait de la capacité des ondes sonores produites par deux sources à s’associer au sein de leur espace de propagation commun, par combinaison ou interférence, masquage, etc…