Numéro spécial, mars 2020 / Special Issue, March 2020
MEHREZ ABASSI
Université Aix-Marseille
Résumé
Notre attention, ciblée par la société hyperindustrielle (Bernard Stiegler) est l’objet d’une économie (Yves Citton), et ses modalités de capture prennent la forme de stratégies anéantissant « (…) les processus d’individuation psychique et collective qui caractérisent la vie de l’esprit. » (B. Stiegler). Nous observerons comment les artistes actuels, par leurs dispositifs immersifs, captent notre attention sur ces phénomènes disruptifs et ces stratégies de désindividuation de l’humain. Avec Tino Sehgal, la captation devient un mode de création prompt à remplir l’espace du Palais de Tokyo de poésie visuelle, sonore, et de récits imaginaires. Le spectacteur devient l’un des rouages d’une immense « machinerie » performative, entraîné par des acteurs performers à vivre différentes expériences immersives gratifiantes, teintées de relations interhumaines. Pour Maurizio Cattelan le détournement d’attention est employé comme un procédé de captation qui retarde la perception pour, in fine, nous sidérer, et dénoncer des politiques génocidaires. Piéger le spectateur au cœur même d’un white cube scénarisé, tout en choquant sa conscience, revient à l’alerter sur les dangers de la désindividuation produite par « un monde sans ombre, illuminé 24/7, amputé de l’altérité (…). » (Jonathan Crary). Enfin, à l’ère de l’anthropocène, de la disruption sociétale et de la dénoétisation planifiée par l’industrie culturelle, une alternative humaniste en marge des marchés spéculatifs internationaux, celle de la société des Nouveaux commanditaires, réhabilite l’individu psychique. Le spectateur-citoyen y est instauré en coauteur d’une œuvre fondée sur « la confiance pour s’entendre et non plus par un acte d’autorité. » (François Hers).
Mots-clefs : Anthropocène, attention, individuation, disruption, dispositif immersif.
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« Mesdames, Messieurs, une fois encore je voudrais commencer par la blessure… » (Beuys, 1988, p. 19). Ce cri du sculpteur Joseph Beuys, – qui est aussi le titre de l’une de ses œuvres : Zeige deine Wunde [Montre ta blessure] (1974-76), (installation, Musée Lenbachhaus de Munich) -, témoignait d’une relation traumatique de l’homme au monde et de la nécessité d’intervenir pour réparer les fractures psychologiques, morales et idéologiques causées, entre autres, par la grande tragédie de la Seconde Guerre Mondiale.
Aujourd’hui, la crise de l’Anthropocène [1] génère tout autant une liquidation de l’écosystème qu’une accélération d’une forme nouvelle d’atomisation de l’individu psychique, précipité dans un processus de désindividuation au cœur duquel notre attention devient, selon les analyses d’Yves Citton, l’objet d’une économie ciblée par le capitalisme contemporain :
Tel est bien le mantra de cette bonne nouvelle, constate Citton, dont veulent nous convaincre les prêtres du nouveau marketing, du nouveau management ou de la nouvelle économie de l’esprit posthumaniste : dans les dispositifs mis en place par le capitalisme contemporain, ce sont les consommateurs qui détiennent la ressource la plus rare et la plus précieuse : leur attention […]. (Citton, 2014a, p. 8)
Un capitalisme devenu idéalisme puisque celui-ci, d’après Nicolas Bourriaud, « […] s’enhardit à rêver d’un univers d’échanges « sans friction » où la marchandise, englobant êtres et choses, circulerait sans obstacles. » (Bourriaud, 2017b, p. 11). Le philosophe Bernard Stiegler pour sa part, compare les industries culturelles à des « appareils tayloriens de production » qui formeraient « […] un système intégré de contrôle et de captation des gestes des producteurs et de l’attention des consommateurs. » (Stiegler, 2016, p. 16). Selon lui, les stratégies de captation de ces industries anéantissent « […] les processus d’individuation psychique et collective qui caractérisent la vie de l’esprit » (Stiegler, 2016, p. 16), et portent atteinte à la singularité de son être, au sens où, poursuit Stiegler, « un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être [2]. »
Le philosophe remarque également qu’en cette « époque de l’absence d’époque [3] » (Stiegler, 2016, p. 18), l’émergence de la sensation d’avoir « perdu le sentiment d’exister », est programmée par ces mêmes industries d’abêtissement. Empruntant le terme de « dividuation » à Guattari pour signifier une forme de désintégration de l’individu, il ajoute que : « […] c’est faute d’une proposition économique et politique apte à se projeter par-delà l’Anthropocène que les comportements barbares se multiplient […]. » (Stiegler, 2016, p. 120). Après Adorno et Horkeimer (Adorno, Horkheimer, 1974), Stiegler redoute donc lui-aussi l’arrivée d’une « nouvelle forme de barbarie » qui nous mènerait « […] vers une explosion sociale mondiale, c’est-à-dire vers une guerre absolue. » (Stiegler, 2016, p. 20). En l’espèce, aujourd’hui, il est à craindre que le premier des instruments de dénoétisation [4] de masse déployés planétairement par la société capitaliste hyperindustrialisée, est la vitesse de diffusion de l’information [5] entraînant l’aliénation réticulaire des relations interhumaines devenues automatisées.
L’Anthropocène est donc responsable des crises émergentes : la crise de l’être, la crise de la pensée et celle du lien sociétal. Les artistes actuels, préoccupés par ces mutations, offrent des propositions élaborées pour capter stratégiquement l’attention du spectateur sur ces phénomènes disruptifs, c’est-à-dire sur « ces phénomènes d’accélération de la société qui entraîne une perte de repère [6]. » Pour ces artistes habitués à utiliser des substances éthérées comme les fluides, les flux et les énergies, l’individuation, premier constituant de la société humaine, devient elle-même matériau à part entière.
Nous examinerons plus loin quelques exemples de dispositifs immersifs dont les rouages et les ressorts perceptifs agissent comme catalyseurs de l’individuation et d’un certain rapport à l’altérité. Et nous verrons comment ces démarches mettent les approches critiques d’Yves Citton, de Bernard Stiegler et de Jonathan Crary (entre autres) au travail.
La nature de mon travail est ma subjectivité en prise avec la subjectivité des autres. Il y a donc une correspondance avec ça … Tout ce que vous pourrez écrire à mon propos se reflètera sur vous ; tout cela forme une sorte de collaboration étrange [7].
Tino Sehgal
En 2016, au Palais de Tokyo, l’artiste londonien Tino Sehgal nous propose une expérience relevant d’une esthétique relationnelle où, la captation de l’attention du spectateur est au cœur du processus créateur. Sehgal pose les bases radicales [8] d’un art qui renforce notre humanité en prenant le temps de faire attention à notre attention qui, avec le sommeil, est l’un de nos biens les plus précieux. Sitôt entrés dans le musée, un figurant nous place dans une file d’attente, au rez-de-chaussée et à une dizaine de mètres de l’entrée d’une salle où se profilent quelques-uns des 350 autres figurants recrutés, âgés de 8 à 82 ans (fig. 1). Cette mise en attente nous rappelle le plaidoyer que formule Stiegler en faveur de cette double nécessité : celle de prendre le temps, et de miser sur l’indétermination de nos protentions [9]. Il précise par exemple que : « […] l’attente comme projection d’un avenir commun possible est toujours celle d’un inattendu. » (Stiegler, 2016, p. 47) [10]. Tout comme le soin et l’attention apportés à l’autre, le temps, l’attente et l’imprévu, ces manières d’être aujourd’hui menacées, sont au cœur de l’œuvre de Sehgal. L’artiste scénarise cette temporalité en demandant à chacun de ses figurants de s’adjoindre un visiteur, afin de lier un rapport interhumain avec son temps de pensée, mais plus encore : de noétiser (produire de la pensée en acte) soit en déclenchant, hic et nunc, un dialogue des plus élémentaires, soit en provoquant des débats improvisés, ou encore en se livrant à des confidences avec ces individus devenus des spectacteurs [11]. Et notre attente « finit » par être récompensée lorsque, dans cet espace vide immense (de 13000 m2) où se mêlent les figurants et les spectacteurs, un mouvement de foule commence : c’est le signe que l’expérience immersive que cette pièce évolutive (This Progress) va nous conduire à vivre, peut enfin commencer (fig. 2).
Un adolescent du nom de Victor nous accoste. Il nous entraîne ensuite dans une flânerie, « improvisant » un dialogue dont voici le commencement :
– Bonjour, je m’appelle Victor… Vous parlez français ?
– Oui.
– Vous voulez bien répondre à mes questions ?
– Oui. Mais quel âge avez-vous Victor ?
– Je ne suis pas autorisé à répondre à vos questions. Qu’est-ce que le progrès pour vous ?
– Le progrès, c’est le contraire de l’échec.
– Pour vous le progrès c’est une avancée ?
– Ça dépend, on peut progresser vers l’arrière aussi.
– Est-ce que vous pouvez me donner un exemple de progrès vers l’arrière ?
– L’entropie.
– Vous pouvez me dire en quoi l’entropie serait une avancée vers l’arrière ?
Nous tentons alors une question :
– Vous savez ce que c’est que l’entropie Victor ?
– Non je ne sais pas…
Nous faisons remarquer « victorieusement » :
– Mais vous venez de répondre à ma question Victor !
Sans se laisser démonter, Victor repose sa question :
– En quoi l’entropie est-elle un progrès qui va vers l’arrière ? […]
Le jeune homme nous confiera plus loin à un autre figurant, un peu plus âgé, pour creuser davantage cette notion de progrès. Puis une femme prendra le relai, et enfin un vieil homme nous accompagnera pas à pas vers la sortie, tout en déclamant le récit rocambolesque de ses tribulations enfantines lors d’un lointain carnaval à Nice. L’œuvre immersive continue au sous-sol où des figurants viennent vers nous pour nous faire partager des danses, des chants et d’autres conversations dans une alchimie interrelationnelle qui réussit à gagner notre attention, et donc notre confiance. Yves Citton décrirait sans doute cette expérience volontaire inédite, comme « […] le lieu d’une forme fondamentale de liberté, dès lors que mon expérience c’est ce à quoi j’accepte de me rendre attentif. » (Citton, 2014b. p. 182). Si, comme l’affirme Deleuze, une « […] société de contrôle […] [est] caractérisée par la disparition des interstices, des espaces et des temps ouverts », (Deleuze, 1990, pp. 240-247), Seghal assure en retour une reconquête de ces interstices perdus : les « situations » créées nous introduisent dans ces espaces d’interférences relationnelles au cœur desquels prennent corps les récits imaginaires et poétiques dont chaque être pensant, à des degrés divers, est porteur. À l’ère actuelle de l’Anthropocène, caractérisée par un enténèbrement généralisé, l’artiste prête attention à ses spectacteurs en leur apportant tout le soin nécessaire et « […] ce soin, c’est-à-dire cette culture [selon Stiegler], n’[est] jamais une simple conservation, mais toujours une individuation […]. » (Stiegler, 2016, p. 60).
Au titre d’une « pharmacologie positive[12] », il estime « […] qu’il est possible d’inventer une forme nouvelle de société, plus intelligente, c’est-à-dire plus attentive […][13] », rejoignant Yves Citton dans son appel à « […] repenser l’attention en termes d’une écologie où empathie, altruisme et environnement seraient les maîtres mots. » (Citton, 2014b. p. 81).
Au fond, l’expérience immersive proposée par Sehgal, par le soin apporté à l’individuation de chaque participant, n’est-elle pas simplement une invitation à réharmoniser cette société affaiblie dont parle Robert Ebguy, une société fragmentée en « archipel de solitudes[14] » ?
D’autres artistes, comme Maurizio Cattelan, dénoncent plus clairement les phénomènes de désindividuation, en recourant à la provocation. Choquer les consciences serait selon lui un moyen comme un autre de pérenniser l’altérité : « […] propager la peur [déclare-t-il à Hans Ulrich Obrist] est une façon de créer un laboratoire psychologique dans le réel. » (Obrist, 2011, p. 127). L’artiste ajoute : « […] je vois que l’art possède un potentiel énorme pour animer un plus large débat, le diffuser et atteindre un public incroyable. Et si mon travail ne peut pas le faire, eh bien, il est inutile ! » (Obrist, 2011, p. 136). Cattelan conçoit en effet des environnements spectaculaires à expérimenter collectivement. Ses œuvres dépliées dans l’espace, consistent à capter physiquement et émotionnellement le spectateur, pour le piéger, l’amener à vivre ses propres failles perceptives et morales. En voici deux (fig. 3 et 4) :
Les installations de Cattelan constituent de puissants capteurs d’attention et d’empathie, au même titre que celle que nous étudierons à présent de manière plus spécifique : Him (2001), présentée en 2017 au Musée de la Monnaie [15] (fig. 5).
Le dispositif élaboré par l’artiste mobilise toute notre capacité attentionnelle en ne nous offrant dans un premier temps, pour seule ligne de mire, que la silhouette d’un enfant agenouillé et vu de dos. Au premier regard, l’effigie échappe à toute possibilité de reconnaissance. La véritable identité du personnage n’est révélée qu’à l’issue d’une déambulation de plusieurs mètres : ce n’est en effet que dans un second temps, une fois parvenus face au personnage, que nous sommes saisis de stupéfaction en découvrant le visage d’Hitler (fig. 6 et 7).
Cattelan instaure ici volontairement un retard perceptif afin de différer le sentiment de sidération liée à la reconnaissance finale, et d’ainsi renforcer la sensation de stupeur. Dans son œuvre Nona ora [16] (1999) qui déploie un jeu dialectique similaire d’oppositions, la reconnaissance n’emprunte cependant pas le même schéma de captation attentionnel : le pape Jean-Paul II, écrasé par une météorite, est présenté de façon frontale, sans délai perceptif et sans possibilité immédiate de distanciation critique. C’est-à-dire que, dès que nos pieds foulent le tapis rouge qui commence dans le hall d’entrée du musée et s’étend, en haut de l’escalier, aux dimensions de la salle du premier étage, nous nous retrouvons comme physiquement rabattus sur le même plan que l’effigie sculpturale du pape. Arrivés devant le pape forcément plus tard, – c’est le principe même du piège perceptif : y parvenir toujours trop tard –, nous sommes pourtant en avance sur ce que nous avions cru saisir comme une évidence et qui n’en est pas une : une scène de drame fictionnelle qui n’attendait plus que notre intrusion physique pour fonctionner, mais toujours à rebours. Évoquant Him, Cattelan avoue lui-même que « ce qui compte c’est “d’impressionner” l’esprit de l’autre, presque de le posséder », créant en cela les conditions pour que « la mémoire du visage de Him soit plus forte que la sculpture en elle-même [17]. »
Le titre de l’œuvre, en revanche, Him (Lui), ne prend aucun détour : il est donné pour « désigner l’innommable » selon la formule de Samuel Beckett (Beckett, 2004). Cattelan ne mène-t-il pas une recherche critique sur notre propre humanité en indexant le moi qui se cache dans le Him ? L’espace creusé par l’artiste serait un espace intermédiaire, dans lequel la faille attentionnelle artistiquement ouverte, pourrait s’apparenter à « […] la notion psychanalytique d’attention flottante qui, – d’après Yves Citton -, permettra[it] de formaliser ce détachement indispensable à toute individuation. » (Citton, 2014b, p. 40). En 2007, Cattelan pousse plus loin encore cette quête d’individuation avec l’installation All. Ce groupe de neuf sculptures en marbre blanc de Carrare (chacune mesurant 30 x 100 x 200 cm), est un clin d’œil à l’adolescence de l’artiste, employé à l’âge de 17 ans à la morgue d’un hôpital de Padoue (fig. 8).
Le marbre semble bouger à chacune de nos enjambées, comme animé de l’intérieur par d’imperceptibles spasmes. Ce matériau immémorial est ici recyclé sur le mode d’une esthétique de la postproduction[18]. Au cours de la déambulation, le marbre réputé pour sa dureté semble se ramollir, se flétrir, indéfinir les lignes anatomiques, brouiller l’intégrité formelle de ce qui apparaît comme des corps sans vie recouverts de linceuls. Pas après pas, le marbre voit sa rigidité se fragiliser, et la dimension marmoréenne de ces gisants se ramollir, se distordre, en même temps que faiblit notre capacité, dans le temps de la marche, à identifier quelque membre que ce soit. En outre, ces ambigüités formelles ne font qu’aiguiser notre expérience perceptive : chaque foulée nous plonge dans un état de stupeur d’abord, puis de malaise suivi de déception. Car ces formes fantomatiques qui ne donnent « […] à voir, en tout et pour tout, qu’un vague désordre de tissus » (Didi-Huberman, 2002, p. 33), sont glissantes, elles échappent à la perception sitôt que nous croyons en avoir entrevu une. Un autre pas de côté et toute forme humaine s’absente. Ces figures du dessous, invues dans leur intégrité, contrarient moins notre besoin de stabilité que ce principe d’identification qui nous rassure. Après la fascination, Cattelan mise sur la déception, jouant des modalités perceptives du regardeur-spectateur pour le maintenir cyniquement dans une posture de voyeur ! L’artiste questionne finement notre position spatiale, corporelle, mais aussi notre statut d’individu psychique confronté à l’épreuve du doute. En décidant d’habiter volontairement le dispositif, nous devenons partie intégrante de l’œuvre. Ce qui est interrogé est donc notre propre posture, fragilisée par son impossibilité à éprouver pleinement le récit – pourtant redoutablement scénographié. Au spectacteur, figure relai intégrée sans même s’en apercevoir dans les espaces intermédiaires de cette vanité instable, est, ici encore, confié la responsabilité d’identifier, si ce n’est l’inhumanité qui nous habite individuellement, du moins notre protention à incarner l’informe de notre propre dépouille à même ces sculptures funéraires. Un autre mode d’individuation, moins spectaculaire, artistiquement activé dans le temps long d’une immersion sociétale existe : en marge des marchés spéculatifs internationaux, la démarche citoyenne et collective de réalisation de soi par l’art qu’offre à chacun la société des Nouveaux commanditaires en constitue un exemple singulier.
Si Jonathan Crary nous dépeint « un monde sans ombre, illuminé 24/7, amputé de l’altérité […] un temps qui aurait été arraché à toutes démarcations matérielles, un temps qui ne connaîtrait plus ni séquences, ni récurrences » (Crary, 2014, p.19), l’initiative démocratique appelée Nouveaux commanditaires [19] inventée en 1990 par l’artiste François Hers est peut-être un moyen de pallier les dangers de « ce monde privé d’altérité. » Le protocole de cette action, soutenue par La Fondation de France, vise à instaurer les citoyens eux-mêmes en co-auteurs d’une œuvre collective se concrétisant par la réalisation d’un monument public. Dans une logique « bottom-up [20] », les citoyens porteurs d’un projet de création s’adressent d’abord à un médiateur culturel [21] dont la mission est de leur affecter un artiste tout en responsabilisant chacun des acteurs à une démarche de cocréation d’une œuvre. À l’ère désindividuante de l’Anthropocène, cette alternative réhabilite l’individu psychique dans l’action collective puisqu’elle se fonde, nous rappelle François Hers, sur « la confiance pour s’entendre et non plus par un acte d’autorité [22] ». Et si la commande commence bien par un désir d’art, elle devra incliner l’artiste impliqué à prendre soin du citoyen, à lui apporter une attention spécifique. Ce protocole, dans lequel se sont engagés de nombreux artistes de renommée internationale comme Buren, Christian Boltanski, Bertrand Lavier, ou Xavier Veihan, poursuit un idéal : « Permettre à tous – explique François Hers – de ne plus être le spectateur [23]. » Cet idéal apparaît clairement dans le travail mené par l’artiste Remy Zaugg, (1943-2005), dans le cadre ce dispositif. Xavier Douroux (1956–2017, fondateur des Presses du Réel et du Consortium : Centre d’art contemporain de Dijon), est le médiateur culturel sollicité. En 1997, à Blessey, un village en Côte-d’Or d’une trentaine d’âmes, l’artiste conçoit, en dialoguant avec les habitants et leur maire, la création d’un environnement paysager qui s’articule autour d’un lavoir délabré semi-circulaire édifié en 1835 (fig. 9).
L’une des dimensions du protocole des Nouveaux commanditaires est d’inclure le principe de transformation des mentalités. Ce n’est donc qu’après de longs pourparlers que les habitants finissent réellement par devenir cofondateurs d’une œuvre monumentale : derrière le lavoir, une digue trouve sa place (fig. 10).
Une digue minimaliste et poétique à la fois, coulée dans deux cents tonnes de béton autour d’un étang reconstitué, planté d’acacias, de tilleuls et de noyers. Pensés à l’occasion du conseil communal, des mots sculptés en lettres d’argent sur la digue : « murmure », « reflet », « Sauvagine » (du nom de la rivière locale), etc., prennent leur place dans le paysage. Durant les dix années de maturation du projet, la réalisation a permis de relancer les métiers de la pierre tout en jouant un rôle majeur dans l’accomplissement social d’un chantier de jeunes en réinsertion. L’environnement jusque-là dégradé retrouve une configuration esthétique telle que le lavoir de Blessey et sa digue attenante, alliant art et nature, deviennent non seulement un lieu propice aux visites, mais où la valeur attentionnelle se mesure à la capacité de chacun à prendre aussi bien le temps de la flânerie, que celui de l’engagement local au travers d’échanges intercommunautaires et intercatégoriels.
Il apparaît ainsi que l’action des Nouveaux commanditaires, dans sa fonction transindividuante, représente bien un rempart contre l’exploitation de nos valeurs attentionnelles par l’industrie culturelle. Mais cette action doit nécessairement expérimenter des phénomènes de ruptures et de divorces. En effet, si l’enjeu démocratique premier, rapprocher art et société, est ici bien atteint et fait du village un lieu culturel majeur pour le tourisme en Côte d’or, dès le début des détracteurs menacent de détruire le projet commun. Ils sont motivés par divers sentiments : l’ingérence d’un art élitiste, trop couteux, ou trop déviant par rapport à des valeurs traditionnalistes. On peut alors se demander si cette alternative interhumaine de réhabilitation de l’individu psychique parvient réellement à consolider le lien sociétal ?
Hannah Arendt affirmait en 1968 que le progrès et la catastrophe ne sont pas deux contingences distinctes, mais sont en fait « […] l’avers et le revers d’une même médaille [24]. » C’est cette idée d’un double mouvement, qu’exalte Stiegler en actualisant la question du pharmacon, au sens où tout artifice produit ses possibilités curatives en même temps que les conditions de sa propre toxicité. En tant qu’elles contrecarrent et inversent les processus de dénoétisation, donc de crétinisation, entrepris par les industries culturelles et autres politiques d’éradication de l’humain, les démarches artistiques examinées seraient le moyen de constituer ce que Stiegler identifie comme : « […] une bifurcation [25] néguentropique beaucoup plus inattendue et inespérée que celles qu’anticipent tous ces fous. » (Stiegler, 2016, p. 157). Et malgré les inévitables résistances qu’ils rencontrent [26], Sehgal, Cattelan ou les Nouveaux commanditaires parviennent à s’opposer à la barbarie de l’industrie culturelle, en nous offrant la possibilité de nous réapproprier nos consciences attentionnelles. Chacun propose en somme un mode de bifurcation visant à réconcilier le corps individuel et le corps collectif sur des territoires immersifs qui stimulent un désir de « partage du sensible ». Jacques Rancière appelle de ses vœux une telle réconciliation. Interrogé sur le rôle de « l’agir humain » sur les pratiques artistiques, celui-ci répond : « [d]ans la notion de « fabrique du sensible », on peut d’abord entendre la constitution d’un monde sensible commun, d’un habitat commun, par le tressage d’une pluralité d’activités humaines. » (Rancière, 2000, p. 66). Pour y parvenir, « […] pour franchir le saut dans un au-delà de l’Anthropocène devenant le Néguanthropocène [27] » exhorte Stiegler, les démarches artistiques contemporaines, lieu d’invention d’outils de noétisation et d’instruments d’individuation psychique, se devront selon nous de consister [28] à leur tour en tant que forme objective d’une conscience néguanthropique.
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Sehgal, T. (1er novembre 2009), https://www.wmagazine.com/story/tino-sehgal
Stiegler, B. (18 mai 2013), Article d’Ars industrialis, « Pharmacologie du Front National – Un livre de Bernard Stiegler », dans Philosophie Magazine, http://www.philomag.com/blogs/ars-industrialis/pharmacologie-du-front-national-un-livre-de-bernard-stiegler
Virilio, P. (11 novembre 2008), entretien de Paul Virilio accordé au journal Le Temps avec les journalistes Gérard Courtois et Michel Guerrin, « Paul Virilio : ‘’Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence’’ », https://www.letemps.ch/opinions/paul-virilio-krach-actuel-represente-laccident-integral-excellence
Mehrez Abassi est artiste, professeur agrégé d’arts plastiques et formateur. Il est actuellement doctorant à Aix-Marseille Université où il effectue une thèse intitulée Le Détournement poïétique du pied dans l’activité artistique. Vers une figuration de l’invu, sous la direction de Sylvie Coëllier.
Abstract
Our attention, targeted by the hyperindustrial society (Bernard Stiegler) is the object of an economy (Yves Citton), and its modalities of capture take the form of strategies annihilating « (…) the processes of psychic and collective individuation that characterize the life of the mind. » (B. Stiegler). We will observe how contemporary artists, through their immersive art devices, capture our attention on these disruptive phenomena and strategies of de-individuation of the human being. In Tino Sehgal’s work, the capture of attention becomes a mode of creation that is quick to fill the space of the Palais de Tokyo with visual poetry, sound, and imaginary narratives. The spectator becomes a cog of an immense performative « machinery », driven by actors-performers to live different gratifying immersive experiences, tinged with inter-human relationships. For Maurizio Cattelan, the diversion of attention is used as a process to delay perception in order to, in the end, astound us and denounce genocidal policies. Trapping the spectator in the heart of a scripted white cube, while shocking consciences, in tantamount to alerting them to the dangers of the de-individuation produced by « a shadowless world, illuminated 24/7, devoid of otherness (…). » (Jonathan Crary). Finally, in the era of the Anthropocene, the societal disruption and the de-notisation planned by the cultural industry, a humanist alternative on the fringes of international speculative markets rehabilitates the psychic individual : the one of The New sponsors society. The spectator is established as a co-author of a piece based on « trust to get along and no longer by an act of authority. » (François Hers).
Keywords : anthropocene, attention, individuation, disruption, immersive device
[1] Ce concept d’anthropocène, formulé en 2000 et popularisé en 2002 dans la revue Nature par le météorologue Paul Josef Crutzen, (spécialiste de la couche d’ozone et prix Nobel de chimie en 1995), décrit cette autre apocalypse en devenir que préparent les agissements humains, responsables du bouleversement irréversible du système terrestre, (voir article de Paul J. Crutzen, « Geology of Manking : “The Anthropocene” » paru dans la revue Nature le 3 janvier 2002.) D’aucuns renomment cette nouvelle ère géologique « thanatocène », comme Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz : « Au cours du XXe siècle, – rapportent les auteurs -, les guerres sont devenues plus fréquentes et plus meurtrières. La Première Guerre mondiale a tué davantage que toutes celles menées au cours du XIXe siècle ; la Seconde Guerre mondiale représenterait à elle seule la moitié des morts de deux mille ans de guerres. Les gains de productivité et les grains de destructivité ont suivi la même tendance : le coût de la destruction n’a fait que décroître tout au long des XIXe et XXe siècles », « Chap. Thanatocène – Puissance et écocide », dans L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, p. 141. D’autres parlent encore de « capitalocène » : qui désignerait pour l’anthropologue américain Jason W. Moore, un mouvement d’extinction du vivant par le capitalisme. Dans l’introduction de son ouvrage : Anthropocene or Capitalocene ? Nature, history, and the crisis of capitalism, Oakland, PM Press, 2016, Moore attribue la paternité du mot à l’historien économique suédois Andreas Balm : « The irst thing I wish to say is that Capitalocene is an ugly word for an ugly system. As Haraway points out, “the Capitalocene” seems to be one of those words loating in the ether, one crystallized by several scholars at once – many of them independently. I irst heard the word in 2009 from Andreas Malm », [cf. pdf en ligne p. 5], <https://jasonwmoore.com/wp-content/uploads/2017/08/Moore-ed-Anthropocene-or-Capitalocene-Introduction-and-TOC-2016.pdf> Ce terme de « capitalocène » (qui « […] est également un nécrocène » (Moore, ibid., p. 8)), est ensuite approfondi, au sens de « capital fossile », par Andreas Malm lui-même, dans L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017, (2eme partie de l’ouvrage). Un autre néologisme pointant les origines anthropogéniques du point de rupture systémique vécu à l’échelle planétaire, est celui de « trumpocène » : utilisé par le journaliste Stéphane Foucart, il définirait « cette ère où la folie d’un seul homme pourra avoir une influence durable et irréversible sur la planète entière, et le destin de tous ses hôtes, humains et non-humains. » Stéphane Foucart, « L’an I du trumpocène », dans Le Monde publié le 14 novembre 2016, (soit six jours après l’élection de Donald Trump) [en ligne], <https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/14/l-an-i-du-trumpocene_5030584_3232.html> Nous observons cependant que ce mot apparaît déjà une semaine plus tôt, le 21 octobre 2016, dans cet article de Graham Readfearn du journal The Guardian : <https://www.theguardian.com/environment/planet-oz/2016/oct/21/we-are-approaching-the-trumpocene-a-new-epoch-where-climate-change-is-just-a-big-scary-conspiracy> et également sous la plume de nombreux auteurs comme David Biello, Tom Cohen, etc.
[2] Stiegler donne cette définition : « L’individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé. L’individuation humaine est triple, c’est une individuation à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le « je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques) » dans <http://arsindustrialis.org/vocabulaire-individuation> (Ars industrialis : « Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit »).
[3] Jonathan Crary, (critique d’art, essayiste américain, professeur d’art moderne et d’esthétique à l’Université Columbia de New York), pour sa part, en appelle à la vigilance, et dans un diagnostic presque similaire, moins « apocalyptique » mais tout aussi inquiétant, emploie l’expression : « absence de monde », dans 24/7 : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, trad. Grégoire Chamayou, Paris, éd. La Découverte, 2014, p. 28.
[4] C’est-à-dire de destruction de la faculté de penser et de perte de savoir, généralisée notamment par l’emprise des « big data ».
[5] « […] l’information digitale […] [circule] sur les fibres optiques aux deux tiers de la vitesse de la lumière, ce qui est plus rapide que l’éclair de Zeus, lequel ne se produit qu’à cent millions de mètres par seconde (un tiers de la vitesse de la lumière). La société automatique et réticulaire devient par là même le facteur d’une colossale désintégration sociale. » (Stiegler, 2016, p. 22).
[6] La disruption désigne l’accélération de la société qui entraîne une perte de repère. Bernard Stiegler en mesure ainsi la puissance délétère sur les consciences et le libre arbitre : « La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective […]. Dans la disruption, la volonté, d’où qu’elle vienne, est par avance obsolète : elle y arrive toujours trop tard. » (Stiegler, 2016, p. 24).
[7] « The nature of my work is my subjectivity meshed with other people’s subjectivity. So there’s a correspondence with that…. Even if you write about me, it will reflect on you ; everything is a kind of weird collaboration. » Tino Sehgal, entretien avec Danielle Stein, W (magazine), [article publié en ligne le 1er novembre 2009], <https://www.wmagazine.com/story/tino-sehgal>
[8] Tino Sehgal, This Progress, situation, pièce évolutive, « Carte blanche à Tino Sehgal » au Palais de Tokyo, 12 octobre au 18 décembre 2016. Né en Grande-Bretagne en 1976, Sehgal vit à Berlin. Il est l’une des figures majeures de la scène artistique internationale. Débarrassant l’activité artistique de ses objets, de la rigidité de ses lieux d’accueil et du formalisme de ses mediums, les protocoles de Sehgal engagent la perception des visiteurs dans une voie immatérielle, faite de « simples » déplacements, de conversations et de déambulations spatialisées. Jusque dans les conditions de vente et de reproduction de ses pièces : uniquement par voie orale et devant notaire, Sehgal est l’un des artistes les plus radicaux de sa génération.
[9] Il s’agit de nos propres désirs, attentes, volitions, etc. « Les protentions sont les attentes sous toutes leurs formes. Les algorithmes permettent de court-circuiter les protentions psychiques et de les remplacer par des protentions automatiques. » (Stiegler, 2016, note de bas de page, p. 23).
[10] Le philosophe précise ailleurs que « La protention est le désir (et l’attente) de l’à venir, elle est ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l’avenir – étant entendu que le devenir peut n’engager aucun avenir. » Bernard Stiegler, dans <http://arsindustrialis.org/vocabulaire-attention-retention-protention>
[11] Ce néologisme de « spectacteur », est employé dès 2004, par Anne Cauquelin, dans son texte Questions à Anne Cauquelin et François Laplantine, Entretiens avec Alain Mons, Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne ») [En ligne, p. 6], <http://www.mei-info.com/wp-content/uploads/revue21/1MEI%20no%2021MEI-21.pdf >
[12] Pharmakon, pharmacologie : en Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. À l’époque actuelle de la « disruption réticulaire et automatique » et de l’accélération de la perte du sentiment d’exister menant à tous les extrêmes, Stiegler précise que « Le pharmakon désigne ici toute technique en tant qu’elle est toujours à la fois remédiante et toxique. » (Stiegler, 2016, pp. 24-25).
[13] Article d’Ars industrialis, « Pharmacologie du Front National – Un livre de Bernard Stiegler », dans Philosophie Magazine, 18 mai 2013. [En ligne], <http://www.philomag.com/blogs/ars-industrialis/pharmacologie-du-front-national-un-livre-de-bernard-stiegler>
[14] « Le phénomène le plus important de l’évolution sociale est la prééminence de l’individualisme. Depuis le déclin des utopies collectives, on a vu émerger l’archipel des solitudes, une culture de l’éloignement des individus les uns par rapport aux autres, jusqu’à parfois l’indifférence. » (Ebguy, 2008, p. 17).
[15] Exposition Not Afraid of Love, à la Monnaie de Paris du 22 octobre 2017 au 8 janvier 2018.
[16] Voir dans ce court reportage du journal de France 3 : Paris : la folle expo Cattelan à l’Hôtel de la Monnaie, du 06 décembre 2016, la stratégie de progression physique du spectacteur dans l’espace du musée, ainsi que l’entretien de l’artiste avec Aurélia Perreau suivi du commentaire de la critique d’art Judith Benhamou-Huet. [En ligne], <https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/art-culture-edition/paris-la-folle-expo-cattelan-a-l-hotel-de-la-monnaie_1955823.html>
[17] Pour ces deux citations, voir Paris Match, 23 octobre 2016, <http://www.parismatch.com/Culture/Art/Maurizio-Cattelan-Le-diable-fait-toujours-vendre-1101074>
[18] Ce terme issu de la sphère audiovisuelle qualifie la réutilisation, dans le monde de l’art des années 1990, d’images et de sons en tant que matériaux à détourner, à démonter, à remonter. Cette technique de recyclage a pour caractéristique « de recourir à des formes déjà produites », (Bourriaud, 2003, p. 9). Or, Cattelan dans cette œuvre brouille la définition de ce terme en réécrivant le présent avec le script d’une époque antérieure : car ce que recycle ici Cattelan c’est bien l’histoire de l’art, particulièrement ce large pan de la culture traditionnelle de la sculpture, réintroduit dans un répertoire de formes déjà hétérogènes. Opérant un véritable pied-de nez à la pratique contemporaine de l’installation l’artiste utilise le marbre ciselé, impeccablement poncé, historiquement connoté, mais il court circuite dans le même temps ses fonctions de représentation classique, normée puisque, in fine, l’intégrité formelle attendue de ces « corps » gisants ne fait que glisser au fur et à mesure de notre avancée.
[19] Voir cet article de Judicaël Lavrador dans le journal Libération : «’’Nouveaux commanditaires’’, l’art sur la voix publique », du 4 mars 2018, [En ligne] <http://next.liberation.fr/arts/2018/03/04/nouveaux-commanditaires-l-art-sur-la-voix-publique_1633760>
[20] Pilotage participatif (ascendant) où le fil directeur de l’animation démarre des perceptions et initiatives de l’échelon le plus « bas » (au sens hiérarchique), ou le plus près du « terrain » (au sens opérationnel) pour être répercutées, déclinées et prises en compte par les échelons supérieurs. Wikipédia (date de consultation : 21/07/2019).
[21] Antoine Hennion (Hennion, 2003), ainsi qu’Etienne Souriau (Souriau, 2009), théorisent justement cette question de la médiation, rappelant qu’il ne peut y avoir d’autorité supérieure, ni d’hégémonie de l’artiste à l’égard d’un public.
[22] Texte de François Hers, artiste et initiateur du projet en 1990, rubrique « L’ambition », site des Nouveaux commanditaires : <http://www.nouveauxcommanditaires.eu/fr/22/l%27ambition>
[23] François Hers, <http://www.nouveauxcommanditaires.eu/fr/22/le-propos>
[24] La formule de la philosophe est livrée par Paul Virilio, aux journalistes Gérard Courtois et Michel Guerrin, lors de cet entretien intitulé « Paul Virilio : ‘’Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence’’ », accordé le 11 novembre 2008 au journal Le Temps : <https://www.letemps.ch/opinions/paul-virilio-krach-actuel-represente-laccident-integral-excellence>
[25] Gilles Deleuze emploie l’expression « ligne de fuite » pour définir le même concept. Figure du devenir, elle désigne l’élan du sujet vers la déterritorialisation et la possibilité pour sa conscience de renouer avec la liberté (Gille Deleuze et Félix Guattari, 1987).
[26] Beaucoup de spectateurs, déçus de Sehgal, se plaignent d’avoir payé l’entrée pour voir un musée vide.
[27] Car, poursuit Stiegler, « Seule la perspective d’un Néguanthropocène – où ne se trouvent nulles vierges, qui n’est pas plus le paradis des désespérés que le bordel de Dominique Strauss-Kahn – peut rendre à la vie ses raisons de vivre au moment où, de toute part, des rapports scientifiques produits par la communauté internationale des savants mettent en évidence le caractère irréversible de processus destructeurs qui, engagés depuis deux siècles, se sont considérablement accélérés depuis l’avènement du capitalisme consumériste devenu planétaire. » (Stiegler, 2016, p. 15).
[28] « Consistance : ce qui tient avec. La consistance est ce qui projette et cristallise le psychique dans le social. La consistance tend à faire converger toutes les consistances dans une seule visée, et c’est ainsi que s’y produit ce que Simondon appelle le transindividuel, c’est à dire la signification partagée par les individus psychiques se transindividuant dans une individuation collective. » Bernard Stiegler, [définitions en lignes], <http://arsindustrialis.org/search/node/consister>